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Éloge de la littérature

Un professeur de littérature fait état des problèmes.

par ALBERT BRAZ | 07 NOV 12

Nombreuses sont les raisons fournies pour expliquer la crise perma-nente qui semble toucher les études littéraires, mais un élément essentiel n’a reçu que peu d’attention : bon nombre d’universitaires et d’enseignants du milieu ne croient plus en la littérature. En raison de cette perte de confiance de la part de ses prétendus gardiens, les professeurs de littérature, le prestige associé à la littérature est en déclin depuis le milieu du XXe siècle. Si ceux qui enseignent la littérature ne croient plus en elle, qui y croira?

La dévaluation de la littérature par les professeurs d’anglais est particulièrement évidente lorsque des écrivains étrangers visitent les campus, et ce, peu importe leur renommée. Quelques années après avoir reçu le prix Nobel de littérature, le romancier José Saramago a reçu un doctorat honorifique à l’université où je travaille. La salle était remplie de gens qui provenaient de l’université et de la collectivité en général, et bon nombre d’entre eux transportaient des livres écornés à faire autographier. C’est avec une joie extrême que j’ai été témoin de l’enthousiasme avec lequel Saramago a été accueilli par des philosophes, des politologues et même des professeurs de commerce, sans parler du public en général. Un groupe était toutefois sous-représenté : celui des universitaires spécialisés en littérature, et ce n’était pas la première fois que je remarquais leur absence lors d’une lecture. C’est un peu comme si Stephen Hawkings donnait une conférence sur le campus et que la plupart des physiciens n’y assistaient pas.

Le manque d’intérêt des professeurs de littérature anglaise pour les écrivains et l’écriture issus d’autres traditions littéraires est souvent attribué à leur réticence à lire des œuvres traduites, raisonnement que j’ai toujours trouvé peu convaincant. Premièrement, un des classiques de la langue anglaise, la version King James de la Bible, est non seulement le fruit d’une traduction, mais aussi du travail d’un comité de traduction. Plus important encore, ces mêmes personnes qui dédaignent les œuvres traduites ont remarquablement peu de scrupules à enseigner les théories d’auteurs comme Mikhail Bakhtin, Jacques Derrida et Friedrich Nietzsche à l’aide de traductions.

Toute la puissance de la littérature réside dans sa capacité à nous faire imaginer d’autres univers et à nous y transporter. Plus que tout autre mode discursif, cette dernière peut également ramener à la vie les oubliés ou les disparus. Une pièce de théâtre et une biographie sur Marie-Joseph Angélique, une esclave du XVIIIe siècle, le démontrent bien. Angélique était une prisonnière native du Portugal qui, en 1734, a été torturée, puis pendue après avoir été accusée d’avoir incendié Montréal. Son histoire est importante sur le plan historique, notamment parce qu’Angélique a tenté d’échapper à la captivité en fuyant vers la Nouvelle-Angleterre, ce qui contredit un des discours dominants de la culture canadienne. Lorsqu’il est question d’esclavage d’Africains, le Canada est traditionnellement décrit comme le terminus du chemin de fer clandestin, comme un sanctuaire où aboutissaient les esclaves américains ayant suivi l’étoile Polaire pour trouver la liberté. Dans ce cas-ci, toutefois, Angélique ne suit pas l’étoile Polaire : elle la fuit.

Au cours des dernières décennies, Angélique est devenue l’une des figures de proue de la culture africano-canadienne. Parmi les auteurs qui ont tenté de démystifier son histoire, mentionnons Lorena Gale qui, en 1998, a écrit une pièce de théâtre intitulée Angélique, et Afua Cooper qui a rédigé, en 2006, la biographie La pendaison d’Angélique : l’histoire de l’esclavage au Canada et de l’incendie de Montréal. Les deux auteures maîtrisaient de toute évidence très bien leur sujet, mais il existe une différence importante entre la façon dont elles présentent leur protagoniste. Dans sa pièce de théâtre, Mme Gale est en mesure de placer Angélique au centre de son récit et de lui donner une voix. Ce n’est toutefois pas exactement le cas dans La pendaison d’Angélique. En tant qu’historienne, Mme Cooper ne peut pas ignorer le fait qu’elle a affaire à une personne dont on sait remarquablement peu de choses. Puisqu’elle ne peut pas savoir comment Angélique se sentait par rapport à sa situation, Mme Cooper doit mettre l’accent sur le milieu dans lequel elle vivait, en décrivant souvent le contexte plutôt que les événements, ou plutôt sans même parler de son sujet principal.

Même si ceux qui continuent à entretenir une histoire d’amour avec la littérature sont nombreux, il semble plutôt évident que ce sentiment est loin d’être la norme à une époque où la science et les faits dominent, et ce, même chez les professeurs de littérature.

Albert Braz est à la fois professeur d’anglais et de littérature comparée à l’Université de l’Alberta. Il est l’auteur de The False Traitor: Louis Riel in Canadian Culture.

Rédigé par
Albert Braz
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