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Le jeu à l’école

Les professeurs d’université sont toujours à la recherche de nouvelles façons d’amener les étudiants à s’investir davantage dans leur apprentissage, mais le jeu se retrouve rarement parmi leurs outils. Ils ratent peut-être une occasion en or.

par MOIRA MACDONALD | 14 JAN 15

Vous êtes vice-président de Blink Mining, une entreprise fictive de Toronto qui exerce ses activités dans le nord de l’Ontario. Le directeur général de la mine Sparkle vous envoie un courriel : la mine a reçu une menace d’attentat à la bombe. Vous ne pouvez pas communiquer avec la présidente et chef de la direction : elle vous a tous avisés il y a 30 minutes qu’elle prenait un vol commercial et qu’il serait impossible de la joindre pendant les deux prochaines heures. Vos collègues de l’équipe de direction et vous-même devez trouver une solution.

Dès que vous commencez à prendre d’importantes décisions (Devez-vous fermer la mine? Faire appel à une unité de neutralisation d’explosifs privée ou militaire?), les courriels, les messages texte et les alertes dans les médias sociaux commencent à affluer sur votre portable et votre téléphone intelligent. Chaque nouveau message, qu’il provienne d’un investisseur mécontent, d’un journaliste curieux ou d’un ministre inquiet, ajoute une nouvelle dimension à la crise, exigeant une réponse à une fréquence et à une intensité toujours plus grandes si vous ne réagissez pas dans les 10 minutes.

Voilà le scénario de Crisis Match, une simulation numérique présentée sous forme de jeu et créée par Marie Waller. Lorsqu’elle a inventé cette simulation à l’été 2012 comme exercice final pour les étudiants en gestion de crise de l’Université York, Mme Waller l’a fait en réaction aux études de cas traditionnelles des écoles de commerce qui, à son avis, n’étaient pas assez dynamiques pour offrir aux étudiants une expérience d’apprentissage riche qui les préparerait en vue de gérer une véritable crise.

« On peut passer la journée à parler des façons de gérer une crise, explique Mme Waller, professeure en études organisationnelles à la Schulich School of Business de l’Université York, mais tant qu’on n’a pas vécu une situation réelle, il est impossible de savoir comment on réagira personnellement et si on appliquera efficacement les comportements abordés en classe. »

À l’aide de Conducttr, une plateforme de récits numérisés, elle a élaboré un scénario complet et réaliste se déroulant sur une panoplie de médias numériques et sociaux à des intervalles fixes et prédéterminés. Elle a également conçu le site Web de Blink Mining, qui contient les principaux renseignements sur l’entreprise. Les étudiants, divisés en équipes, occupent des postes précis dans l’entreprise. Ils doivent fournir à l’avance leurs adresses de courriel et de médias sociaux pour recevoir directement toute l’information pertinente pendant les deux heures que dure ce stressant exercice.

Bien que considéré comme une simulation, Crisis Match, qui ne définit aucune façon simple de déterminer les gagnants ou les perdants, ressemble plutôt à un jeu d’équipe immersif et bien construit qui, quoique fictif, offre une expérience réaliste aux participants. Pendant la partie, chaque étudiant laisse une empreinte numérique de ses réponses et de ses temps de réaction. La professeure peut y revenir plus tard aux fins d’évaluation.

« Les étudiants disposent ainsi d’un moyen exceptionnel de mettre en pratique bon nombre des notions apprises pendant le semestre », précise Mme Waller, qui a créé depuis une simulation à partir d’un scandale entourant le travail des enfants. À la fin de la simulation, les étudiants « ont chaud. Ils sont épuisés lorsqu’ils terminent l’exercice. »

Bien que les universités tentent de trouver de nouvelles façons d’intéresser les étudiants et de les aider à mieux maîtriser le contenu des cours, les jeux et tout ce qui s’y rapporte se font rares dans la trousse à outils du professeur. Les simulations technologiques et ludiques, comme l’invention de Mme Waller, sont légèrement plus fréquentes, et sont surtout utilisées dans les écoles de commerce et les cours d’éducation à la santé, mais sont loin d’être la norme.

Parallèlement, beaucoup d’étudiants se tournent vers les jeux numériques en dehors des cours (et horreur! parfois même pendant les cours). En effet, 57 pour cent des internautes canadiens de 16 à 24 ans ont indiqué jouer à des jeux en ligne lors d’un sondage effectué en 2013 par Statistique Canada.

Les universités ratent peut-être une occasion en or. Des recherches indiquent que, chez les étudiants, l’apprentissage par le jeu (numérique ou autre) faciliterait la révision et l’intégration de l’information provenant de différentes sources ainsi que le développement du raisonnement. Certains jeux aideraient les étudiants à résoudre des conflits cognitifs en leur donnant l’occasion de mettre à l’épreuve des stratégies de résolution de problèmes pour en vérifier l’efficacité. La coopération et la communication, des aptitudes considérées comme essentielles par les employeurs, sont également favorisées par des scénarios où plusieurs joueurs doivent travailler ensemble à l’accomplissement d’une mission.

David Kaufman, chercheur en enseignement à l’Université Simon Fraser, affirme que les possibilités éducatives du jeu représentent un « potentiel inexploité » dans les cours de niveau postsecondaire. En collaboration avec la chercheuse Louise Sauvé de la TELUQ, composante à distance de l’Université du Québec, il a étudié pendant cinq ans les théories et les pratiques sur l’apprentissage par le jeu et les simulations dans le cadre du projet SAGE (ApprentisSAGE par les jeux et simulations), subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines. Les conclusions du projet SAGE (regroupées dans une publication bilingue) ont entre autres permis de déterminer que les jeux peuvent décupler la motivation et favoriser l’acquisition d’habiletés cognitives et psychomotrices ainsi que d’attitudes positives. (L’aspect bilingue de leur collaboration dans le cadre de cette recherche a fait l’objet d’un article rédigé pour Affaires universitaire en 2009.)

Les jeux ne sont pas une panacée éducative, prévient M. Kaufman, mais « nous en sommes là : quelqu’un a entrouvert une porte que d’autres personnes ont franchie en se disant “Hum! Il y a quelque chose à faire ici.” »

Le plein potentiel pédagogique des jeux est exploité lorsque le professeur comprend tous les avantages des divers types de jeux pour l’atteinte de ses objectifs. Les chercheurs qui œuvrent dans le domaine du jeu, comme Mme Sauvé et M. Kaufman, font souvent une distinction entre les jeux, les simulations et les jeux de simulation. Ils séparent également les jeux vidéo commerciaux et les jeux « sérieux » aux objectifs pédagogiques ou formateurs précis.

Un jeu est une activité qui n’est pas fondée sur la réalité et dont le déroulement et le dénouement (gagnant/perdant) sont définis par des règles claires. Il peut être utilisé dans le cadre d’un module d’enseignement donné pour effectuer une révision, appliquer le contenu du cours ou même présenter un nouveau concept qui fera plus tard l’objet d’une discussion en classe. Un jeu de simulation suit un scénario inspiré d’une situation réelle, mais définit néanmoins des règles claires et intègre parfois des aspects compétitifs. Un professeur peut également introduire des éléments de jeu (ce qu’on appelle parfois la « ludification »), comme un système de points ou encore des insignes pour récompenser ou souligner différents types de participation.

La ludification est poussée à l’extrême lorsque les professeurs transforment des cours complets en environnement de jeu. Au lieu d’obtenir des notes, les étudiants peuvent gagner des « XP » (« points d’expérience ») pour graduellement « changer de niveau » et obtenir de meilleures notes en accumulant plus de points au fil de leur progression.

The Multiplayer Classroom: Designing Coursework as a Game, de Lee Sheldon, s’ouvre sur une description du choc total dans le regard de ses étudiants lorsqu’il a commencé un cours en conception de jeux à l’Université de l’Indiana en les informant qu’ils avaient tous un « F ». L’ambiance s’est progressivement améliorée lorsque M. Sheldon (qui enseigne maintenant au Rensselaer Polytechnic Institute, dans le nord-ouest de l’État de New York) leur a expliqué que cette note signifiait que tous les étudiants correspondaient à un avatar (ou personnage) qui en était au premier niveau et n’avait aucun XP. Ils auraient l’occasion au cours du trimestre de gravir les échelons jusqu’à obtenir un A.

Professeur à l’Université Ryerson, David Chandross a remarqué que les étudiants qui obtenaient de piètres résultats dans les cours magistraux conventionnels ont généralement reçu une note d’un échelon supérieur lorsqu’il a changé son cours d’anatomie et de physiologie, à l’intention des étudiants de première année en infirmerie et en pratique sage-femme, en un cours ludique fondé sur un jeu qu’il a lui-même inventé et nommé Healer’s Quest. Dans le cadre de cette expérience menée de 2001 à 2003, M. Chandross a continué de donner une heure d’enseignement magistral pendant chaque cours de trois heures, deux fois par semaine. Mais la majeure partie du cours était consacrée à ce jeu compétitif multijoueurs traditionnel.

Il a divisé la classe en équipes de cinq ou six guérisseurs. Chaque guérisseur était doté d’habiletés particulières qui croissaient au fil des réalisations de l’étudiant. Selon la terminologie propre au jeu, ces rôles étaient ceux d’alchimistes (capables de procéder à des tests en laboratoire), de prophètes (spécialistes en imagerie), d’herboristes (pharmacologistes cliniciens) et d’hygiénistes (biologistes, anatomistes et physiologistes).

Les équipes devaient régler les problèmes de diagnostic et de traitement, tirés d’un manuel de cas d’urgences médicales, des « investigateurs » (patients imaginaires) et devaient répondre à leurs besoins en mettant à profit les habiletés particulières des membres de l’équipe et les connaissances apprises dans leurs manuels.

Le but était d’aider chaque mois, soit la durée d’une partie, le plus d’investigateurs possible. Les erreurs coûtaient cher, et les équipes étaient limitées sur plusieurs points : nombre de tentatives, habiletés des membres et quantité de ressources médicales à leur disposition. Le nombre d’options disponibles augmentait au fil des réussites. Plus grands étaient le nombre et la complexité des cas résolus par une équipe, plus nombreuses étaient les ressources à sa disposition. Les résultats de plus de 80 pour cent des examens obligatoires, qui portaient sur le contenu des cours magistraux, leur donnaient également des points. M. Chandross, qui a par la suite collaboré avec M. Kaufman dans le cadre du projet SAGE, a poussé les choses d’un cran en offrant aux équipes le choix de passer un nombre limité d’examens supplémentaires afin d’élever le niveau d’habiletés de leurs membres.

« Certains étudiants me demandaient : “Peut-on rester après le cours pour passer deux autres examens?”, se souvient M. Chandross, maintenant concepteur de jeux destinés à la formation des aînés à Baycrest Health Sciences. C’était de la musique à mes oreilles. Personne ne m’avait jamais demandé cela auparavant. »

Les étudiants devaient tout de même passer un examen à la mi-trimestre et un autre à la fin de la session, qui comptaient pour 60 pour cent de la note, alors que 40 pour cent du résultat était fonction de la participation et des examens portant sur le jeu. M. Chandross estime toutefois qu’après avoir joué à Healer’s Quest pendant des heures, leur compréhension et leur maîtrise du contenu étaient déjà très avancées.

Bien sûr, ce concept ne faisait pas l’unanimité, du moins pas au début. Certains faisaient valoir qu’ils étaient étudiants en pratique sage-femme, pas des joueurs. À quoi M. Chandross répondait : « Alors, ne jouez pas. Sauvez des bébés pendant tout le trimestre… Nous vous confierons beaucoup d’enfants malades et vous devrez les soigner. Et ces étudiants en sont sortis gagnants. »

Même si le recours aux jeux et à la ludification est en hausse dans le milieu de l’enseignement supérieur, ces solutions sont « incomplètes, au mieux », soutient Jennifer Jenson, professeure en pédagogie et en technologie à l’Université York et directrice de l’Institute for Research on Digital Learning de l’Université. Elle s’explique en poursuivant que, nonobstant tous les avantages, « nous ne disposons pas vraiment de preuves convaincantes que les [jeux constituent] une méthode pédagogique meilleure que les autres. »

Tenter d’en obtenir une preuve est une tâche complexe. Les obstacles éthiques et pratiques sont considérables à la réalisation d’études comparatives randomisées pour vérifier si les étudiants réussissent mieux lorsqu’on applique un type de méthode d’apprentissage plutôt qu’un autre, explique Suzanne de Castell, doyenne de la faculté d’éducation à l’Institut universitaire de technologie de l’Ontario. Elle mène actuellement, en collaboration avec Mme Jenson, une étude quinquennale qui tente de combler le manque de données sur l’efficacité des jeux vidéo comme outils pédagogiques tout en essayant de définir les meilleures méthodes pour effectuer ce type d’étude. Leur projet, « Prove It To Me », se penche sur les effets des jeux éducatifs, des jeux numériques populaires et de la création de jeux, et tente de trouver des façons de déterminer comment ils favorisent l’apprentissage, et tout particulièrement l’apprentissage à long terme.

Outre le problème du manque de données, la création et l’intégration de jeux dans un cours universitaire peuvent nécessiter énormément de temps et d’argent. Mme Jenson croit que les choses changent, mais lentement. Pour réduire les coûts en temps et en équipement, le projet SAGE a conçu un ensemble de « maquettes » de jeux en ligne, que les chargés de cours peuvent facilement personnaliser selon les besoins de leur programme. Les maquettes, fournies par la Société de l’apprentissage à vie, un organisme dirigé par Mme Sauvé, s’inspirent de jeux de plateau traditionnels comme le tic-tac-toe et serpent et échelles. L’étudiant doit bien répondre aux questions sur le contenu du cours pour progresser, ce qui fait de ces jeux des outils parfaits pour étudier avant un examen. Les maquettes de SAGE ont servi à concevoir des jeux vidéo pour de nombreux cours, entre autres en littérature anglaise et en physique, ainsi qu’à mémoriser les parties de l’anatomie pour des étudiants en médecine.

Mme Sauvé maintient que lorsqu’on transforme l’étude en jeu, l’apprentissage passif devient actif, ce qui peut inciter à passer plus de temps à réviser les notions vues en classe. « Les cours magistraux ont leur place, conclut-elle, mais ils ne sont pas efficaces pour tous les étudiants. Nous apprenons tous différemment. C’est pourquoi il importe de diversifier nos méthodes d’apprentissage. »

Même si les universités souhaitent promouvoir des techniques d’enseignement novatrices, les jeux pourraient constituer la limite à ne pas franchir, explique David Hutchison, professeur en éducation, en raison de « la notion que l’enseignement supérieur, c’est sérieux », poursuit le directeur du Centre for Digital Humanities de l’Université Brock et auteur de Playing to Learn: Video Games in the Classroom. M. Hutchison dit regretter que certains membres du personnel universitaire semblent croire qu’un programme qui intègre la ludification met en jeu l’intégrité du sujet et le dévalorise au profit du plaisir.

Bien qu’il s’agisse d’une préoccupation légitime, les professeurs rencontrés estiment qu’il s’agit d’une fausse dichotomie. Mme de Castell croit pour sa part, et c’est ce qu’elle dit à ses étudiants, que « c’est dans le jeu que nous excellons. »

Rédigé par
Moira MacDonald
Moira MacDonald est journaliste à Toronto.
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