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Les Baby-Boomers débarquent

Les universités ont commencé à s’intéresser sérieusement à cet important groupe démographique – une initiative potentiellement lucrative.

par JENNY GREEN | 05 AOÛT 15
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Illustration par Daniel Frost.

Ne vous retournez pas – surtout ne riez pas –, mais les baby-boomers canadiens sont sur le point d’envahir les campus, au volant d’un quadriporteur vert lime, s’il le faut.

Je répète : surtout ne riez pas. Les boomers ont l’habitude d’arriver à leurs fins. Or, ces jours-ci, c’est l’éducation permanente qui les attire. Ils veulent vivre une expérience fascinante, éternelle, sans cesse renouvelée : les cours et programmes doivent les transporter. Après les diplômes et le perfectionnement en vue d’une première ou même d’une seconde carrière, ils sont mûrs pour des cours brefs et exigeants, donnés par des professeurs passionnés et bien préparés. La nonchalance et la condescendance, très peu pour eux.

« Notre génération est différente », avance Susan Robinson, qui a suivi 40 cours en arts libéraux du programme de conférences pour les 55 ans et plus de l’Université Simon Fraser (SFU). « Rester assis à boire du thé et à grignoter des biscottes, ça ne nous ressemble pas. Je continuerai à suivre des cours même si j’ai besoin d’une canne, d’une marchette ou d’un quadriporteur pour m’y rendre. » Elle aime donner en exemple l’histoire de cette dame âgée qui s’est offert une marchette vert lime… parce que le modèle cerise n’était plus en stock.

Carol Vaage, présidente de l’Edmonton Lifelong Learners Association, abonde dans le même sens : « Les boomers ont vécu toute leur vie ainsi. Ils prennent les grands moyens pour réaliser leurs rêves. »

Les administrateurs en éducation permanente savent qu’un « tsunami » s’annonce, mais ne savent pas trop comment s’y préparer. Herb O’Heron, directeur de la recherche et de l’analyse des politiques à Universités
Canada, explique qu’au moins trois facteurs sont en cause : le nombre de baby-boomers, leur haut niveau de scolarité et la demande de cours différents des programmes d’études traditionnels.

Il y a 20 ans, en 1995, on comptait 635 000 diplômés universitaires au Canada. Dix ans plus tard, ils étaient 1,3 million; en 2015, ils sont 2,1 millions.

D’ici 2025, selon M. O’Heron, le Canada comptera plus de 2,5 millions de diplômés universitaires. Cette année-là, la cohorte des diplômés de 50 à 69 ans sera quatre fois plus nombreuse qu’en 1995. « La demande de cours hors programmes augmentera donc très certainement. »

Les cours que privilégient les aînés les ramènent à l’une des idées fondatrices de l’université : apprendre pour apprendre. « Nous faisons face à un tout autre contexte. Les aînés souhaitent mieux comprendre les enjeux actuels, » ajoute M. O’Heron.

Les semestres doivent être courts, composés d’environ six conféren- ces de deux heures et échelonnés sur six semaines, souvent sans lectures imposées. Le professeur doit employer un vocabulaire accessible, sans être simpliste.

Selon M. O’Heron, très peu d’aînés canadiens suivent des cours ordinaires menant à l’obtention de crédits. On ne compte en effet que 366 étudiants universitaires à temps plein et 2 500 à temps partiel sur « plusieurs millions » de citoyens âgés.

Eric O’Reilly, qui fait partie de ce groupe restreint, a terminé une maîtrise en études classiques à la SFU au printemps dernier. Aujourd’hui, âgé de 78 ans, il songe à entreprendre un doctorat. Pour se reposer un peu avant de replonger, il a suivi quelques cours par pur intérêt personnel à l’Université de la Colombie-Britannique. Il n’a pas été très impressionné : « Certains professeurs manquaient de rigueur et leur ton était quelque peu… non pas condescendant, mais léger. Ils abordaient la matière avec nonchalance en pensant qu’elle serait reçue ainsi. Les étudiants auraient eu envie d’un peu plus de substance, pour aller au fond des choses. »

Peu de chercheurs se sont penchés exclusivement sur les étudiants aînés, en particulier à l’université. Aux dires de Richard Wiggers, directeur de la recherche au Conseil ontarien de la qualité de l’enseignement supérieur, « les aînés ne sont pas du tout comptabilisés – il s’agit d’un volet jugé secondaire. Pour le Conseil, un étudiant est une personne qui occupe une place financée par le public. »

Selon l’Indice canadien du mieux-être (ICME), les aînés forment un groupe plus dynamique – et mieux nanti – que le pensent les administrateurs. Bryan Smale, directeur du programme de l’ICME à la Faculté des sciences de la santé appliquées de l’Université de Waterloo, déplore qu’on qualifie cette génération de « tsunami », comme si les personnes âgées étaient un désastre et un fardeau pour la société.

« Dans l’ensemble, nos données indiquent que les Canadiens qui arrivent aujourd’hui à la retraite sont plus en santé, plus riches, plus actifs et plus engagés que les générations qui les ont précédés. Leur budget de loisirs et d’activités culturelles augmente sans cesse, alors que ce type de dépenses a diminué depuis la récession dans le reste de la population. »

Les aînés sont perçus autrement dans la société contemporaine, avance Lorraine Carter, directrice du centre d’éducation permanente de l’Université McMaster et ancienne présidente de l’Association pour l’éducation permanente dans les universités du Canada. « Malheureusement, ce n’est pas le premier groupe auquel nous pensons lorsque nous planifions nos programmes. » Elle précise que, étant donné leur haut niveau de scolarité, une bonne partie des aînés aujourd’hui à la retraite jouissent d’une pension et d’un compte en banque largement suffisants pour se payer des cours.

Traditionnellement, les programmes pour aînés étaient jugés valables, mais pas nécessairement lucratifs ni essentiels à la mission fondamentale de recherche et d’enseignement de l’université. Ils relevaient du volet des relations avec la collectivité des départements d’éducation permanente, contrairement aux cours de perfectionnement professionnel, plus rentables. Souvent, les aînés ne faisaient qu’assister à des cours ordinaires comme auditeurs libres, souvent gratuitement ou à peu de frais (ou plus récemment, en notre époque de restrictions budgétaires, à plein prix). Sans travaux, ni lectures, ni examens, ni crédits, beaucoup n’y voyaient aucun défi, donc aucun plaisir.

Puis, les programmes pour aînés se sont adaptés à l’évolution démographique des dernières décennies. Aucun modèle commun n’existe encore – les cours sont élaborés au fur et à mesure, en partie pour répondre aux besoins de la collectivité. Les nouveaux programmes portent diverses appellations : apprentissage tout au long de la vie (Lifelong Learning), apprentissage pour retraités (Learning in Retirement), programme pour 55 ans et plus (55+), université des aînés (Elder College) et, au Québec, Université du troisième âge. La plupart offrent des séries de conférences d’environ six semaines, et portent autant sur des sujets ésotériques que pratico-pratiques, allant de l’archéologie marine à la photo numérique.

En 2014, le programme pour les 55 ans et plus du campus de Vancouver de la SFU comptait 1 500 étudiants et 3 800 inscriptions, ce qui signifie que beaucoup d’étudiants, comme Susan Robinson, suivaient plus d’un cours à la fois. Mme Robinson, qui passe une bonne partie de la semaine sur le campus, s’est récemment vu remettre un certificat en arts libéraux, dans le cadre d’une brève cérémonie.

L’Université Saint Mary’s, en Nouvelle-Écosse, présente un tout autre cas de figure. La population de la province étant la plus âgée du pays, l’incidence sur l’économie provinciale sera majeure. Gordon Michael,
directeur de l’éducation permanente à Saint Mary’s, dit avoir eu un déclic en voyant des retraités passer tous leurs après-midis au Tim Horton’s. « J’ai pensé qu’il était sans doute possible de leur offrir d’autres types d’activités. »

Le 1er mai dernier, l’Université a lancé le réseau d’engagement des retraités SEEN (Silver Economy Engagement Network), devant une foule nombreuse. Les groupes communautaires se bousculent déjà pour y participer. Le réseau SEEN bouscule l’image habituelle des cours pour aînés. Partant plutôt des besoins et des compétences des citoyens retraités, il tisse des liens entre eux et l’université, puis la collectivité. Sorte d’agence ou de vaste lieu d’échanges, le réseau vise à réunir les retraités et les membres de la collectivité qui souhaitent profiter de leurs compétences. Il offrira des cours pour aider les aînés bénévoles à parfaire leurs compétences et à devenir plus efficaces. L’un des cours, par exemple, explique comment agir avec efficacité au sein d’un conseil d’administration.

  1. Michael précise que les services du réseau seront payants. À terme, selon lui, « la question du recrutement se pose aussi. Ce modèle intergéné-rationnel est un microcosme qui illustrera comment les initiatives de ce genre peuvent renforcer les collectivités. »

Depuis 10 ans, à l’Université du troisième âge (UTA) de l’Université de Sherbrooke, le premier et le plus important programme du genre au Québec, seul l’âge moyen de ces étudiants n’a pas changé (67 ans), tandis que tout le reste s’est transformé. L’effectif a presque doublé, atteignant maintenant les 13 000 étudiants. Avec 20 000 inscriptions aux cours, plus du double d’il y a 10 ans, le programme est probablement le plus imposant au Canada.

Fondée en 1976 et autofinancée, l’UTA est formée de 28 antennes universitaires offrant des activités dans 48 localités réparties dans 10 régions du Québec. Plus de 600 bénévoles, la plupart des étudiants de l’UTA, aident les neuf membres du personnel sur le campus à créer, gérer, évaluer et exé- cuter les activités. Ces dernières varient du cours de 10 semaines à l’atelier d’une journée; les plus populaires portent sur la politique et l’histoire, en particulier l’histoire de l’art.

Selon Monique Harvey, directrice du programme depuis 2004, l’UTA de l’Université de Sherbrooke surpasse les autres programmes du Québec puisqu’elle s’adapte aux souhaits des étudiants et « met l’accent d’abord et avant tout sur la personne ».

« Nous avons réalisé un sondage sur la motivation auprès de 1 300 étudiants en 2011, poursuit Mme Harvey. Les résultats ont révélé que l’acquisition de connaissances et la qualité de l’enseignement sont les deux premiers facteurs de motivation, suivis de près par l’accessibilité et le contact social entre étudiants. Nous croyons répondre à tous ces critères. »

La plupart des départements d’éducation permanente étant fondés sur un modèle de recouvrement des coûts, le personnel et les ressources disponibles ne suffisent pas à la demande. Nombre de départements encou-
ragent donc les participants à former leurs propres groupes pour stimuler l’engagement bénévole. L’université fournit ensuite les locaux, les enseignants et une aide pour l’administration et le marketing.

C’est la formule qu’a adoptée l’Université Carleton. Constitué, entre autres, d’anciens professeurs et employés universitaires talentueux qui se passionnaient pour les conférences, ce groupe d’étudiants présentait sans cesse de nouveaux besoins, à tel point que le personnel était dépassé, explique Tim Pychyl, directeur du centre d’initiatives en éducation (CIE) de l’Université. Ils souhaitaient, par exemple, que le centre élargisse la gamme de services offerts à la collectivité et proposaient des « événements de prestige trop ambitieux ». M. Pychyl leur a proposé de diriger eux-mêmes le programme. « Je voulais créer un mécanisme qui leur permette d’exploiter leurs propres ressources pour que je cesse d’être un fournisseur de services. »

Peter Watson, physicien et ancien doyen de la Faculté des sciences de l’Université, est l’un des membres fondateurs de la Carleton University Association for Life-Long Learning. La clientèle de son association désirait plus de groupes de discussions et de structure sociale, tout en exprimant « un dégoût absolu » pour les cours destinés aux personnes âgées. « Nous avons compris que les centres communautaires organisaient ce genre d’activités beaucoup mieux que nous, dit M. Watson. Il ne fallait pas leur faire concurrence. »

Si ces programmes sont si populaires, pourquoi ne pas simplement en augmenter le nombre? La situation de l’Université Carleton illustre bien la complexité de la question. Le programme Learning in Retirement offre cinq sessions par an, d’environ 10 cours chacune. Des listes d’attente
existent pour la moitié des cours, principalement les cours d’histoire de l’art enseignés par Eric Weichel, qui affichent toujours complet 10 minutes après le début des inscriptions.

Il faut des salles pouvant accueillir environ 50 étudiants, situées à proximité d’un stationnement adapté aux aînés et libres à des heures raisonnables. Ces exigences précises forcent le programme à faire appel au service des conférences de l’Université, qui leur loue les locaux pour environ 100 $ par jour. Le département a songé à louer des salles de classe hors campus, mais a reculé devant le coût prohibitif de l’assurance-
responsabilité. Peu importe la formule, les profits du programme sont déjà affectés.

En 2003, la responsabilité du programme a été transférée de l’éducation permanente au CIE, un organisme qui offre également des programmes aux élèves du secondaire et aux étudiants autochtones ayant besoin d’aide pour faire la transition vers les programmes d’études réguliers. Des tuteurs doivent donc être embauchés, et le bénéfice dégagé des séries de conférences sert à payer leur salaire. Pendant l’exercice 2014, ce bénéfice se chiffrait à quelque 90 000 $, pour un chiffre d’affaires dépassant les 223 500 $.

Les difficultés liées à l’accès des aînés aux ressources universitaires soulèvent une question délicate : aussi valable que soit la démarche, à quoi sert-elle vraiment? M. Watson avance que les aînés formeront la clien-tèle de demain, alors « pour assurer leur propre survie, les universités devraient s’y intéresser ».

Pour nombre d’étudiants et leurs professeurs, le désir d’apprendre est une raison suffisante pour suivre et donner des cours. Stephen Richer est professeur émérite de sociologie et ancien directeur du département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Carleton. À 73 ans, il s’est donné pour mission de perpétuer la musique engagée issue des mouvements de justice et de paix ainsi que de défense des travailleurs. Il enseigne, banjo en main, et invite souvent le groupe à chanter avec lui. « Ils ont grandi avec ces chansons. En chantant en cœur, nous recréons ces moments d’histoire où la musique était un instrument essentiel de résistance politique. »

Même si chaque heure d’enseignement lui demande six heures de préparation, M. Richer dit faire tout cela par amour – pour deux raisons. Son épouse l’aide en effet dans ses recherches, lui sert de premier public et est sa technicienne de son en classe. Malgré le fait que son salaire est loin de couvrir toutes les heures travaillées, il est content de contribuer au mentorat auprès des étudiants de premier cycle qui en ont besoin. « C’est l’une de mes grandes motivations. C’est une cause qui en vaut vraiment la peine. »

  1. Richer avoue avoir quelques groupies, dont la professeure à la retraite Judy Bernstein. Ses amies et elle ont tellement aimé ses trois cours qu’elles songent à les suivre une seconde fois. Il est bien sûr agréable de chanter tout l’après-midi, mais les témoignages des autres étudiants sont également très intéressants. Une étudiante a raconté comment, durant la « chasse aux sorcières » de McCarthy contre les sympathisants communistes aux États-Unis, ses parents ont aidé Pete Seeger à s’établir au Canada et à trouver du travail. « Ils l’ont accueilli chez eux, raconte Mme Bernstein. C’était comme de l’histoire vivante. »

Ailleurs au pays, l’Université de l’Alberta s’est associée en 2000 à l’Edmonton Lifelong Learners Association (ELLA), l’administration de sa série de conférences printanières pour les aînés lui coûtant trop cher. Les 42 cours du programme sont donnés sur une période de trois semaines seulement, mais sur une base quotidienne, et non hebdomadaire. Selon la présidente de l’ELLA, Mme Vaage, le programme croît si rapidement que les organisateurs ont dû se pencher sur le calendrier pour le modifier sans nuire à la rigueur intellectuelle des cours. Malgré le climat glacial d’Edmonton, les participants à l’enquête ont indiqué vouloir suivre des cours l’hiver pour combattre la déprime saisonnière.

« Certains de nos étudiants ont besoin d’une marchette ou d’une canne, et j’ai beaucoup d’admiration pour eux, ajoute Mme Vaage. Quel témoignage! » À deux reprises, l’association a dû rembourser les frais
d’inscription aux proches d’étudiants décédés avant le début des cours. Malgré la tristesse de tels événements, conclut-elle, « ces gens passionnés ont eu soif d’apprendre, jusqu’à la toute fin. »

Jenny Green, auteure et journaliste, vit à Ottawa. Mark Cardwell, établi à Québec, a également contribué à cet article.  

 

Rédigé par
Jenny Green
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  1. Jacques Beaulieu / 24 mai 2016 à 07:05

    Nous y étions au début et y sommes toujours. Mon article : Des baby boomers au pouvoir gris, vient de paraître

    http://quebec.huffingtonpost.ca/jacques-beaulieu/systeme-de-sante-baby-boomers_b_10043948.html

    Merci de bien vouloir faire suivre,

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