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L’intérêt pour la marijuana thérapeutique va croissant

De plus en plus de Canadiens se tournent vers la marijuana thérapeutique pour toutes sortes de problèmes de santé, mais la recherche canadienne est à la traîne.

par KAREN BIRCHARD AND JENNIFER LEWINGTON | 10 FEV 16
Illustration par Adam Simpson
Illustration par Adam Simpson

Il s’agissait d’un moment décisif dans le domaine de la recherche sur la marijuana thérapeutique. En décembre dernier, des chercheurs universitaires canadiens, des fonctionnaires fédéraux et provinciaux ainsi que des représentants des patients et de l’industrie se sont réunis à Vancouver pour déterminer les priorités en matière de recherche sur la marijuana, une drogue longtemps perçue comme un moyen illégal de planer. Organisée par la Société de l’arthrite et partiellement financée par des producteurs autorisés de cannabis thérapeutique, cette rencontre de deux jours sur invitation témoigne bien de la place centrale qu’occupe la recherche sur le cannabis thérapeutique.

La valeur thérapeutique de cette drogue serait-elle en voie d’être reconnue, après avoir suscité tant de scepticisme? Peut-être, selon les chercheurs établis et les défenseurs des patients, mais à condition que tous les intervenants, y compris les organismes subventionnaires fédéraux, contribuent à éliminer les obstacles et à accroître le financement de la recherche fondée sur des données probantes.

Les chercheurs estiment que le problème de la recherche sur la marijuana thérapeutique n’a rien à avoir avec la promesse du nouveau gouvernement libéral de légaliser cette substance, tout en convenant que cette promesse contribue à sensibiliser la population à la nécessité d’effectuer de la recherche fondée sur des faits.

Santé Canada autorise depuis 15 ans l’usage du cannabis à des fins médicales, mais à des conditions strictes. Entre 2001 et 2015, son Bureau des essais cliniques a autorisé six essais cliniques portant sur le cannabis, y compris ses effets sur la douleur chronique et les symptômes de l’arthrose. Selon les données de Santé Canada citées par la Société de l’arthrite, quelque 65 pour cent des Canadiens autorisés jusqu’ici à faire usage de la marijuana thérapeutique souffraient d’arthrite grave.

Cette statistique explique peut-être partiellement pourquoi la Société de l’arthrite a pris la tête des campagnes de promotion de la recherche sur le cannabis en tant qu’outil de gestion de la douleur et des pathologies. Dans son énoncé de position de 2014 sur le cannabis thérapeutique, la société demandait que des options claires soient proposées aux patients arthritiques. « Des tas de questions restent sans réponse », avoue Joanne Simons, directrice générale de la mission de l’organisme, déplorant des « lacunes massives » en matière de données sur l’innocuité, l’efficacité et le dosage du cannabis thérapeutique. Selon Mme Simons, même si des patients peuvent avoir accès au cannabis par l’intermédiaire de Santé Canada, la recherche accuse du retard.

« Le cannabis n’a rien à voir avec un médicament traditionnel, mis en marché après des essais cliniques rigoureux, poursuit-elle. On ignore un certain nombre de choses sur le cannabis thérapeutique, aussi bien en ce qui concerne ses effets que l’avis des médecins. » La Société de l’arthrite souhaite donner une impulsion à la recherche et atténuer « la stigmatisation des personnes qui souhaitent utiliser le cannabis à des fins thérapeutiques ».

En 2015, la Société de l’arthrite a accordé une subvention triennale de 360 000 $ à un professeur de pharmacologie et d’anesthésie de l’Université Dalhousie, Jason McDougall, qui étudie le rôle des nerfs dans la gestion des inflammations et des douleurs articulaires. « Nous tentons de cerner les possibles effets analgésiques et anti-inflammatoires du cannabis et des substances similaires, explique M. McDougall, qui s’est intéressé à l’arthrite après avoir été témoin des douleurs atroces de son grand-père. L’étude préclinique qu’il mène pourrait théoriquement conduire à de nouveaux traitements de l’arthrite du genou administrés au moyen d’une crème ou d’un timbre transdermique contenant des substances issues du cannabis, qu’on appliquerait directement sur les articulations touchées afin d’atténuer la douleur à sa source. « Consommer une drogue en la fumant n’est pas l’idéal et ce n’est certainement pas la manière la plus sûre », précise M. McDougall.

Parmi les conférenciers de la rencontre de Vancouver figurait Ethan Russo. Ce pionnier de la recherche sur le cannabis est actuellement directeur médical de Phytecs, une entreprise de Los Angeles qui étudie le système endocannabinoïde du corps humain en vue de la mise au point de nouvelles thérapies. (Les composantes naturelles du corps humain ressemblent aux principales composantes psychoactives du cannabis, explique le Dr Russo. Les endocannabinoïdes se lient aux récepteurs cellulaires du cerveau et du reste de l’organisme, régulant ainsi l’humeur, l’appétit, le sommeil et la digestion.) Le Dr Russo souligne que la rencontre de Vancouver pourra servir de « canevas pour les développements à venir à l’échelle internationale », en précisant que le Canada compte déjà parmi les chefs de file de la recherche dans le domaine.

Parmi les intervenants canadiens reconnus présents à cette réunion de Vancouver se trouvait Mark Ware, chercheur dans le domaine de la douleur chronique. Directeur de la recherche clinique de l’Unité de gestion de la douleur chronique Alan Edwards du Centre de santé universitaire McGill, et professeur adjoint de médecine familiale et d’anesthésie à l’Université McGill, le Dr Ware est également directeur général du Consortium canadien pour l’investigation des cannabinoïdes. En septembre dernier, grâce aux fonds reçus en 2004 des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), lui et son équipe ont publié la première étude multicentrique sur l’efficacité et l’innocuité de la marijuana thérapeutique pour les patients souffrant de douleur chronique, réalisée auprès d’utilisateurs réguliers. « Il s’agit d’un apport très important aux données actuelles sur le cannabis thérapeutique », souligne le Dr Ware. L’étude a montré que le cannabis est relativement sans danger. Par exemple, les utilisateurs réguliers n’ont pas ressenti plus d’effets indésirables que le groupe témoin formé de non-utilisateurs : un enseignement important pour les médecins et les patients.

« Nous avons suivi en contexte réel un grand nombre de patients utilisateurs de cannabis, puis comparé leurs données à celles d’un groupe de non-utilisateurs, au sein des mêmes cliniques. » L’étude comporte 80 pages de données brutes additionnelles sur les fonctions cognitives et pulmonaires ainsi que sur les aspects biochimiques et hématologiques. Ces données pourraient aider les chercheurs et les professionnels de la santé à répondre aux interrogations des patients sur les possibles effets secondaires du cannabis. « J’espère que toutes les personnes qui s’intéressent sérieusement au cannabis thérapeutique et à ses effets prendront connaissance de notre étude, précise le Dr Ware. Il y a tant à en tirer. »

Le Dr Ware a grandi en Jamaïque. C’est là qu’en 1998, il a pu constater en tant que jeune médecin les potentiels effets bénéfiques du cannabis sur les patients atteints de drépanocytose. Grâce au cannabis, l’un d’eux, âgé de presque 80 ans, semblait relativement épargné par la douleur comparativement aux autres. Membre du mouvement rastafari, le patient en question a conseillé au Dr Ware d’« étudier l’herbe », ce qu’il a fait en recherchant tout ce qu’il pouvait sur les possibles effets médicinaux du cannabis pour enfin conclure à la nécessité d’essais cliniques.

Le Dr Ware s’est installé au Canada en 1999 après avoir eu vent de l’intention du gouvernement Chrétien de financer des études sur la marijuana thérapeutique. Depuis lors, le rythme de la recherche dans ce domaine est tributaire des décisions des tribunaux et des politiques antidrogue gouvernementales.

Histoire du cannabis thérapeutique au Canada

L’accès au cannabis thérapeutique a d’abord été autorisé en 2001 dans le cadre du Programme d’accès à la marijuana à des fins médicales. Le cadre réglementaire de ce programme accordait aux utilisateurs autorisés un accès limité à cette drogue illégale, autorisant ceux-ci ou leur fournisseur à cultiver du cannabis réservé à un usage personnel ou à en acquérir auprès de l’unique fournisseur de Santé Canada.

La production de cannabis thérapeutique est soumise à la réglementation de Santé Canada. Les variétés dont la culture est autorisée doivent toutes répondre à certains critères, dont celui de ne pas dépasser un certain taux de tétrahydrocannabinol, ou THC, la composante psychoactive naturellement présente dans la plante.

Au fil des ans, plusieurs décisions rendues par les tribunaux ont amélioré l’accès et le droit des patients au cannabis thérapeutique en contrecarrant efficacement les politiques antidrogue du gouvernement Harper. En 2014, le gouvernement Harper a substitué au cadre réglementaire permettant aux particuliers de cultiver et de fournir de la marijuana thérapeutique un nouveau système, qui autorise uniquement les grandes entreprises autorisées à en produire et à en fournir, et ce, uniquement sous forme déshydratée. En 2015, la Cour suprême du Canada a élargi la définition du cannabis thérapeutique pour y inclure les huiles, le thé et les brownies qui en contiennent.

Le cannabis thérapeutique est désormais utilisé pour atténuer non seulement les douleurs arthritiques, mais également des symptômes comme les fortes nausées, les vomissements, la douleur chronique ou encore la perte d’appétit chez les patients atteints de cancer qui ne répondent pas aux traitements conventionnels. Le cannabis thérapeutique est aussi employé pour traiter divers autres problèmes de santé, comme les douleurs neuropathiques qui résistent aux analgésiques ordinaires, les spasmes musculaires liés à la sclérose en plaques, ou encore la perte de poids chez les patients séropositifs ou atteints du cancer. On y a également recours dans le cadre des soins palliatifs ou de fin de vie, pour lutter contre l’état de stress post-traumatique et pour traiter les crises d’épilepsie. En définitive, c’est au médecin qu’il revient de décider si le recours au cannabis est approprié ou non, ce qui montre la nécessité de poursuivre les recherches.

En 2011, deux chercheurs canadiens, Jon Page, fondateur et président d’Anandia Labs et professeur adjoint de botanique à l’Université de la Colombie-Britannique, ainsi que Tim Hughes, professeur à la faculté de recherche médicale Banting and Best de l’Université de Toronto, ont procédé au séquençage génétique d’une variété de marijuana appelée « purple kush ». Désormais accessible en ligne aux chercheurs, ce séquençage leur permet d’étudier la plante sans en disposer et donc, sans avoir à obtenir d’habilitation de sécurité ou d’autorisation gouvernementale. M. Page précise qu’aucune université canadienne n’abrite à sa connaissance de chambre de culture du cannabis, sans doute parce que la plante et ses molécules comptent parmi les substances contrôlées par Santé Canada.

Les chercheurs qui étudient les substances contrôlées par le ministère se heurtent à des limites liées à la taille de leurs laboratoires (insuffisante dans la plupart des universités canadiennes) et à des problèmes d’accès à ces substances. « Les facultés d’agriculture ou les départements de botanique des universités disposent souvent de serres ou de chambres de culture pour le maïs, le canola ou le raisin, précise M. Page, mais il est très difficile de verrouiller ces lieux pour pouvoir y cultiver du cannabis. »

Page met par ailleurs en garde les chercheurs en début de carrière qui souhaitent étudier le cannabis : il faut du temps pour obtenir les autorisations nécessaires. « Les demandes passent par tous les bureaux possibles, prévient-il. Il faut répondre à des tonnes de questions en indiquant, par exemple, si la GRC ou les services de sécurité du campus ont été informés. » Malgré ces obstacles, de plus en plus d’universités reconnaissent l’importance de la recherche sur le cannabis. Selon M. Page, l’éventuelle légalisation de la marijuana devrait réduire les formalités administratives liées à la recherche sur le cannabis thérapeutique.

Financement par les entreprises

Parmi les principaux bailleurs de fonds de la recherche sur le cannabis on trouve depuis peu des entreprises productrices de marijuana thérapeutique et non plus seulement les gouvernements ou les fondations à but non lucratif. L’automne dernier, la société National Green Biomed Ltd., désireuse de produire du cannabis, a versé à un professeur adjoint au sein de la division Sida du département de médecine de l’Université de la Colombie-Britannique, Michael John Milloy, un million de dollars pour étudier les effets de la drogue sur les patients atteints du VIH-sida. Le Dr Milloy l’affirme : « NG Biomed est aussi déterminée que nous à recueillir des données probantes sur le cannabis et à cerner les risques et les avantages de son usage pour les patients séropositifs ou atteints d’arthrite et d’autres pathologies. »

L’entreprise a offert de financer les travaux de recherche du Dr Milloy après son étude observationnelle financée par les National Institutes of Health des États-Unis et calquée sur une étude sur les animaux, qui a montré que l’administration d’un cannabinoïde à des singes avant et après leur infection par le VIH réduisait la charge virale et l’inflammation. Pour son étude, le Dr Milloy a utilisé les données médicales d’utilisateurs d’héroïne et de cocaïne du quartier Downtown Eastside, à Vancouver. Il a constaté que les utilisateurs de marijuana ultérieurement infectés par le VIH présentaient moins d’inflammation et deux fois moins de charge virale que les patients atteints du VIH-sida n’ayant pas fumé de marijuana avant leur contamination. « C’était la première fois qu’on décelait une incidence directe de la marijuana sur le processus de la maladie », précise-t-il.

À l’Université de Calgary, Matthew Hill étudie les effets neurologiques des endocannabinoïdes sur la réduction du stress. Professeur adjoint au Hotchkiss Brain Institute, le Dr Hill constate partout dans le monde un intérêt croissant pour la recherche sur les vertus potentielles du cannabis pour lutter contre la douleur chronique et l’inflammation, et contre l’état de stress post-traumatique. « C’est le type de programme de recherche qui me semble le plus prometteur, » affirme le Dr Hill.

Tweed Inc., une entreprise canadienne productrice autorisée de marijuana thérapeutique, finance des études universitaires et privées, en plus de mener ses propres travaux de recherche. Son président, Mark Zekulin, précise que sa propre équipe de recherche « mène aussi des projets avec des partenaires universitaires, non seulement dans le but de combler les lacunes en matière de connaissances, mais aussi avec l’objectif ambitieux d’accroître le rendement de la plante en étudiant sa génétique ».

Malgré l’intérêt des partenaires privés pour la recherche, les obstacles persistent. Le cannabis (plante et molécules) étant une substance contrôlée, les chercheurs ne peuvent l’étudier qu’avec l’autorisation de Santé Canada. Le ministère dit avoir délivré, en vertu du Règlement sur les stupéfiants, 34 licences autorisant l’exécution d’« activités réglementées », ce qui comprend la recherche sur le cannabis. Il a également accordé, en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, six exemptions pour des travaux de recherche ou des essais cliniques sur le cannabis. Santé Canada dit tenter de traiter les demandes en 180 jours, mais les chercheurs affirment qu’il faut parfois un an pour obtenir une licence. Les chercheurs autorisés doivent ensuite mettre en place des laboratoires sécurisés, avec vidéosurveillance, patrouilles et accès restreint.

Un autre facteur freine la recherche sur le cannabis : les organismes subventionnaires fédéraux ne la considèrent pas comme une priorité. Interrogés à ce sujet, les IRSC ont précisé par courriel qu’ils « n’accordent pour l’instant aucun financement pour la recherche sur la marijuana ». Le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie a formulé une réponse du même ordre, aussi par courriel.

Jon Page souhaite pour sa part voir un groupe d’universités créer un centre de recherche multidisciplinaire axé sur l’excellence et visant à faire progresser la recherche sur le cannabis au Canada. Selon lui, cela permettrait entre autres de réfléchir aux manières de cultiver la plante sur les campus, de stocker de manière sûre les éléments à accès restreint ou encore de gérer les divers stades de la recherche et des essais cliniques. Cela permettrait en outre aux biologistes, aux chimistes et aux pharmacologues d’étudier les diverses souches de cannabis pour accélérer les essais cliniques.

La vice-présidente, Recherche, de la Société de l’arthrite, Kate Lee, plaide elle aussi pour une stratégie structurée : « Pour supprimer les obstacles, l’idéal serait de mettre sur pied un programme expressément axé sur le cannabis thérapeutique. » D’après elle, l’image de la marijuana, largement considérée comme un simple moyen de planer, constitue un obstacle de plus à l’élaboration d’une stratégie de recherche concertée sur le cannabis.

Avec l’augmentation du nombre de producteurs de cannabis thérapeutique autorisés (26 à ce jour, 389 demandes à l’étude), la production légale de cannabis thérapeutique et la recherche à ce sujet suscitent de plus en plus d’intérêt. Le gouvernement reste toutefois réticent à permettre aux jeunes chercheurs d’accéder à la drogue dans le cadre de leurs travaux de recherche. L’automne dernier, l’Université polytechnique Kwantlen a proposé un cours en ligne de 16 semaines intitulé « Introduction to Professional Management of Medical Marijuana for Medical Purposes in Canada ». Ce cours s’est rapidement rempli, de sorte qu’une seconde classe a été constituée. Offert par le département de formation permanente et professionnelle de l’établissement, ce cours proposait quatre modules (horticulture, réglementation, marketing et ventes), ainsi que de l’information sur la façon d’effectuer de la recherche et des essais cliniques. Les étudiants intéressés y ont vu un moyen de se préparer à demander une licence de production. Invitée à participer à ce cours, Santé Canada a répondu par un non catégorique. « Sa position est qu’on ne peut être autorisé à manipuler le produit en aucune circonstance », précise Jim Pelton, directeur général de la formation permanente et professionnelle de l’établissement.

Si le Canada doit devenir un chef de file de la recherche sur la marijuana thérapeutique, « les prochains mois seront déterminants », estime Mme Simons de la Société de l’arthrite. L’organisme a récemment émis son second appel de propositions pour un « projet de recherche méritoire » sur le cannabis thérapeutique. « Nous espérons bien sûr être à l’avant-garde, précise Mme Simons. Nous sommes déterminés à aller de l’avant. »

 

Rédigé par
Karen Birchard and Jennifer Lewington
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