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Pourquoi lire des œuvres littéraires à l’ère du numérique?

Plusieurs auteurs ont été invités à réfléchir à laquestion pour un nouveau recueil de textes intitulé The Edge of the Precipice. Mark Kingwell, professeur de philosophie à l’Université de Toronto, faisait partie du groupe.Voici un résumé de son texte.

par MARK KINGWELL | 04 DÉC 13

Si vous devez poser la question pourquoi lire, alors vous n’avez rien compris. On lit parce qu’on le peut, chaque fois qu’on le peut et de tout. Si vous ne faites pas partie de ces gens, alors vous n’êtes probablement pas en train de lire ceci et il n’y a alors plus rien à dire.

En un sens, le fait de lire répond à la question sur la raison pour laquelle on lit. Paradoxalement, il semble qu’il faille continuellement encourager les gens à lire. Les réseaux radiophoniques diffusent des concours pour inciter les gens à lire davantage de romans. Des mécènes commanditent des prix lucratifs pour œuvres de fiction afin d’encourager la lecture. Les livres à la mode pour adolescents, comme la série Harry Potter, sont proclamés haut et fort une bonne lecture, même si, en soi, ils sont mauvais.

Sous-tendant tous ces efforts, la double croyance veut que la lecture soit salutaire et que cela suffise à contrer nos tendances « naturelles » à ne pas lire. Le problème ne réside pas dans le moralisme d’une telle croyance, mais dans sa contradiction interne. Si la lecture est une activité si formidable, édifiante ou intéressante, pourquoi doit-on en faire la promotion avec autant d’acharnement? Dans un tel contexte, la réponse à pourquoi devient parce qu’on le dit. Et un tel argument n’a jamais convaincu personne. Par conséquent, si l’on considère que la question Pourquoi lire? est valable, c’est probablement que l’on pose une autre question, peut-être apparentée.

Telle que : Les livres méritent-ils d’être lus dans leur forme présente? Sont-ils viables? Rentables? La lecture en ligne ou de livres électroniques offre-t-elle une expérience meilleure, pire ou seulement différente de celle que nous associons à quatre siècles d’impression sur papier? Le livre manuscrit, la forme bloc du livre, relié et à couverture rigide, survivra-t-il? Ou alors subsistera-t-il seulement comme support à valeur artistique?

Les arguments que l’on pourrait invoquer pour répondre à ces questions sont, pour la plupart, futiles. Autant concéder immédiatement plusieurs des points du débat. L’expérience consistant à lire un livre dans sa forme physique est probablement supérieure sur le plan esthétique à la lecture d’un livre sur un Kindle ou un iPad. Le modèle économique de publication, mélange de course désinvolte aux tendances (imitant le livre à succès de l’an dernier) et de magie noire (créant à notre insu celui de l’an prochain), a besoin d’être revu. Pourtant, même en concédant tous ces points, nous n’entrerions pas plus avant dans le vif du sujet.

Pourquoi? Parce que le laps de temps nécessaire pour régler la question est à la fois trop long et trop court. Trop long, parce que la réponse réside au-delà de toute durée de vie humaine; et trop court, parce que les forces plus larges de l’existence humaine tournoient en volutes plus longues que des décennies et même des siècles. Même le débat donne l’impression d’être de l’histoire ancienne. En restant dans les limites du département des études anglaises de l’Université de Toronto, on peut noter que, en 1962, Marshall McLuhan publiait The Gutenberg Galaxy, soutenant que les caractères mobiles avaient changé le monde en hypnotisant l’œil au point qu’il suive des milliers de kilomètres de mots imprimés. En 1967, Northrop Frye lui répond dans The Modern Century, qualifiait le point de vue de M. McLuhan d’excessivement déterministe.

Le débat ne peut être clos puisque ses termes dépassent tout règlement. Non seulement nous ne connaissons pas ce que sera l’avenir du livre, mais nous ne pouvons le connaître. Il ne nous est possible, au mieux, que d’esquisser les limites de ce que nous pouvons comprendre, puis avancer des hypothèses sur ce qui peut, ou doit, se trouver en dehors de ces limites.

La question valant la peine d’être abordée est la suivante : les humains changent-ils, qu’ils y perdent ou y gagnent ou les deux, mais changent-ils tout comme nos habitudes de lecture changent?

L’écriture est une forme de création, dans le sens large de poesis, même si elle ne consiste qu’en un travail conceptuel ou narratif. Une bonne raison de lire est simplement qu’une personne a créé l’œuvre écrite, le poesis de l’imprimé. Un acte public de création revendique notre attention, tout autant que l’imploration d’un étranger dans la rue, même si cette sollicitation s’avère fausse ou agaçante. Les humains évoluent dans un monde discursif, et créer de nouvelles possibilités discursives, et peut-être même faire faire aux mots de nouvelles choses, uniques, en toute conscience, est une dure besogne. Rendons-lui les honneurs en lisant.

L’écriture est l’acte à la fois le plus confiant et le plus désespéré qu’un humain doté de la raison puisse consciemment entreprendre. Il s’agit de la tentative d’une conscience d’en joindre une autre au moyen d’une curieuse et magique intériorisation, la banale mais mystérieuse expérience d’entendre le son des mots d’une autre personne dans sa propre tête.

Tiré de « Language Speaks Us: Sophie’s Tree and the Paradox of Self », de Mark Kingwell, dans The Edge of the Precipice: Why Read Literature in the Digital Age? (Les presses de l’Université McGill et Queen’s, 2013), publié sous la direction de Paul Socken, professeur émérite, département d’études françaises, Université de Waterloo.

Rédigé par
Mark Kingwell
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