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Que lisez-vous?

Nous avons demandé à d’éminents universitaires de nous parler de deux livres qui les ont particulièrement intéressés au cours de la dernière année; l’un dans leur domaine et l’autre par intérêt personnel. Voici ce qu’ils avaient à dire.

par AFFAIRES UNIVERSITAIRES | 03 DÉC 14

Benoît Melançon

Professeur titulaire au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et directeur scientifique des Presses de l’Université de Montréal

Dans sa discipline : LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, par Victor Klemperer, traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot, présenté par Sonia Combe et Alain Brossat (Albin Michel, coll. « Agora », 1996)
Ce livre n’est pas récent : rédigé pendant la Deuxième Guerre mondiale, il est publié en 1947 et traduit en français en 1996. Il déplaira aux lecteurs friands d’harmonie : certains chapitres sont brefs, d’autres longs; on y trouve des passages personnels à côté d’analyses techniques; des interprétations sont approfondies, mais pas toutes. Pourtant, c’est un livre indispensable aux littéraires, aux linguistes, aux historiens, qu’ils s’intéressent au XXe siècle ou pas. Qu’est-ce que LTI (Lingua tertii imperii)? Une réflexion glaçante sur ce qui arrive quand une idéologie totalitaire, en l’occurrence le nazisme, décide de transformer la langue. Klemperer scrute l’« hyperbolisme numérique » des nazis, leurs néologismes, les termes anciens dont ils ont changé la signification, leurs métaphores, leurs clichés et stéréotypes, leur utilisation de l’euphémisme, leurs « mots mécanisants », leurs procédés stylistiques, tous ces mots qu’ils ont « salis ». Le rôle de l’historien des représentations est de prendre au pied de la lettre tout ce qu’il entend : « sous le mot isolé, c’est la pensée d’une époque qu’on découvre, la pensée générale où se niche celle de l’individu, la seconde étant influencée, peut-être même guidée, par la première ». Voilà un livre terrible, mais nécessaire, sur ce qu’est la langue.

Pour le plaisir : 14, par Jean Echenoz (Éditions de Minuit, 2012)
Vous prenez cinq hommes et une femme. Les hommes, mobilisés le 1er août 1914, quittent la Vendée pour le front. Ils sont convaincus que ça sera bref, « l’affaire de quinze jours tout au plus ». La femme, elle, reste derrière, enceinte d’un des hommes. Progressivement, vous découvrirez l’effort physique exténuant de ces soldats malgré eux, forcés de marcher des heures sans but, jetés sur des champs de bataille et dans des tranchées où ils ne comprennent rien à ce qui leur arrive. Vous les verrez se faire estropier, voire mourir, au son de « La Marseillaise » ou d’un « perpétuel tonnerre polyphonique », celui des obus. Vous assisterez à la naissance de l’aviation militaire et des « gaz de combat ». Vous verrez la nature se dérégler. Vous ferez le calcul final : deux morts pendant les opérations, un fusillé pour cause de désertion, deux survivants (un aveugle, un manchot), dont un qui deviendra le nouveau compagnon de la femme. En une centaine de pages, vous aurez saisi l’horreur de la guerre dans ce qu’elle a eu de plus concret. Là est le génie de Jean Echenoz : dans une prose qui ne s’appesantit jamais, dire le poids du monde et son mystère.

Anthony Glinoer

Professeur agrégé au département des lettres et communications, et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’histoire de l’édition et la sociologie du littéraire, de l’Université de Sherbrooke

Dans sa discipline: Merchants of Culture: The Publishing Business in the Twenty-First Century, par John B. Thompson (Polity Press, 2010)
Le sociologue britannique John B. Thompson signe avec Merchants of Culture l’une des études les plus brillantes sur le monde du livre contemporain. Mêlant enquête de terrain et théorisation sociologique, il parvient à embrasser les deux chaînes de production du livre : celle d’abord qui vise la production de l’objet-livre lui-même, allant de l’auteur au lecteur en passant par l’éditeur, l’imprimeur, le distributeur ou encore le libraire; celle ensuite qui préside à l’attribution d’une certaine valeur symbolique au livre, que ce dernier soit sous format papier ou sous format électronique. Thompson détaille brillamment les grandes transformations subies par le champ éditorial anglo-saxon dans le dernier demi-siècle : la polarisation du champ entre une multitude de petites maisons et quelques gros groupes multimédiatiques, le rôle acquis par les agents littéraires ainsi que la disparition des librairies indépendantes au profit des grands magasins généralistes et des libraires en ligne. Parce qu’il refuse de se contenter d’une perspective financière, où seraient comptabilisées les fusions et les acquisitions, ou d’une perspective interactionniste attentive seulement aux réseaux de relations entre les acteurs, Thompson élabore une sociologie totale des pratiques d’édition contemporaines. Sans doute cette ambition est-elle la clé de l’extraordinaire réussite de cette étude qui fera date.

Pour le plaisir : Gagner la guerre. Récit du Vieux Royaume, par Jean-Philippe Jaworski (Les moutons électriques, 2009; réédition chez Gallimard, coll. « Folio SF », 2011)
Malgré le retentissant succès de A Song of Ice and Fire de George R. R. Martin (mieux connu sous le titre de la série télévisée Game of Thrones), malgré la consécration tardive de The Lord of the Rings de J. R. R. Tolkien, il est rare que l’université s’intéresse au genre de la fantasy, et plus rare encore qu’un auteur francophone de fantasy ait droit de cité. Littérature d’adolescents attardés en mal d’action fantastique, pense-t-on sans toujours se tromper. On ne m’ôtera pourtant pas de l’idée que Gagner la guerre, qu’un ami non universitaire m’a mis entre les mains après l’avoir reçu lui-même de la même façon, est un grand roman. Pas seulement un grand roman d’aventures à saveur historique et teinté de magie. Un grand roman tout court. Au long d’un bon millier de pages, le lecteur suit avec bonheur les démêlés d’un mercenaire, don Benvenuto, dans les intrigues politiques, militaires et magiques d’un « vieux royaume » qui ressemble à l’Europe de la Renaissance. Jaworski, dont c’était le premier roman, parvient à allier un sens de la narration digne d’un Alexandre Dumas à une maîtrise de la langue littéraire proprement exceptionnelle. C’est passionnant, réjouissant, intelligent, diablement original, bref à mettre entre toutes les mains, même les plus exigeantes.

Pierre Anctil

Professeur titulaire au département d’histoire de l’Université d’Ottawa et gagnant du Prix du Canada en sciences humaines 2014

Dans sa discipline: From Enemy to Brother: the Revolution in Catholic Teaching on the Jews 1933-1965, par John Connelly (Harvard University Press, 2012)
Comme tous leurs concitoyens, les catholiques allemands ont été confrontés à des choix déchirants au moment de l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en janvier 1933. En particulier, ils eurent à juger si l’idéologie nazie était compatible avec l’enseignement de l’Église, notamment en ce qui concerne les notions de supériorité raciale et d’antisémitisme virulent. L’ouvrage de Connelly dévoile pour la première fois les luttes internes qui se déroulèrent dans les grandes institutions catholiques allemandes sous ce rapport. Les prêtres et les théologiens eurent entre autres à prendre position sur les relations de l’Église avec le judaïsme, précisément au moment où une violente persécution s’abattait sur les Juifs allemands. Or le mérite du livre de Connelly est de montrer – et c’est une avancée décisive de la connaissance – que ce furent des Juifs convertis au catholicisme de longue date qui posèrent au cours de ces années les principales balises nécessaires à l’évolution du catholicisme, et qui culminerait avec l’encyclique Nostra Aetate de 1965. Catholiques profondément croyants, mais élevés dans la tradition judaïque depuis leur plus jeune âge, ces convertis possédaient une vision claire du chemin que l’Église devait parcourir pour réaliser la grande réconciliation avec le judaïsme et ainsi produire une des grandes révolutions théologique de l’époque contemporaine.

Pour le plaisir : Malabourg, par Perrine Leblanc (Gallimard, 2014)
Régulièrement, je lis pour le plaisir et cela me procure une très grande détente au milieu d’une vie professionnelle intense. Quand je ressens le besoin d’un changement de ton, je regarde autour de moi les ouvrages de fiction qui sont éparpillés ici et là dans la maison sur les tables (ma conjointe rédige des critiques pour une revue littéraire) et je plonge dans les titres qui me semblent à première vue les plus stimulants. En général je n’ai besoin de lire que quelques pages pour éprouver une attirance pour un roman ou un récit. C’est ce qui m’est arrivé quand j’ai mis la main sur le roman de Perrine Leblanc, Malabourg, publié à Paris au début de cette année. Or, ce n’est pas tous les jours que des Canadiens publient de la fiction dans une grande maison française, surtout quand la langue employée et les sujets traités sont on ne peut plus québécois. Malabourg c’est l’histoire, fictive bien sûr, d’une jeune femme en partie d’origine amérindienne que des événements troublants contraignent à quitter son village de la Côte Nord. Le rythme du roman est fluide, les personnages truculents et l’histoire décapante. Surtout, on s’abandonne au récit et on se laisse porter par la prose de Leblanc. Quel plaisir !

Yves Gingras

Professeur au département d’histoire, et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences, à l’Université du Québec à Montréal

Dans sa discipline : La formation de l’esprit scientifique, par Gaston Bachelard (Vrin, 1938)
Publié en 1938, La formation de l’esprit scientifique est un grand classique de l’épistémologie française. Philosophe des sciences, de l’imagination et de la littérature, Gaston Bachelard analyse dans cet ouvrage le passage de la pensée préscientifique à la pensée scientifique. Bachelard propose dans cet essai très original une « contribution à une psychanalyse de la connaissance objective ». Concevant la science comme une construction rationnelle active du sujet connaissant, il identifie divers « obstacles épistémologiques » qui font écran à la connaissance objective du monde extérieur. La pensée spontanée ayant tendance à se contenter d’images et de métaphores intuitives, Bachelard montre comment la science avance contre le sens commun et en contournant de multiples obstacles (animisme, substantialisme, expérience première, etc) pour aller vers une construction plus abstraite et quantitative. L’idée d’obstacle épistémologique est non seulement importante en épistémologie mais très utile aussi en pédagogie pour comprendre les raisons qui font que certains concepts sont plus difficiles à assimiler que d’autres.

Pour le plaisir : Deux siècles de rhétorique réactionnaire, par Albert O. Hirschman (Fayard, 1991)
Dans un monde dominé par les « spin doctors » et la manipulation verbale de la réalité pour éviter d’appeler un chat un chat, j’ai hésité entre le roman 1984 de George Orwell et l’essai d’Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, paru en anglais et en français en 1991. Ce que j’apprécie dans cet ouvrage est que l’auteur sait retrouver derrière la diversité apparemment infinie des discours, un nombre restreint de registres, montrant ainsi qu’il n’y a pas 36 façons de dire les choses. Analysant les discours s’opposant à tout changement social ou politique d’envergure (révolution française, suffrage universel, démocratie, État providence), Hirschman identifie trois grands types d’arguments : le péril, l’effet pervers et l’inanité. Dans le premier cas, le changement serait la porte ouverte vers la catastrophe; dans le second cas de figure, le changement aboutirait en fait au contraire de l’effet recherché et serait donc lui aussi catastrophique. Enfin, selon la thèse de l’inanité, le changement proposé ne changerait rien ou l’effet désiré existe en fait déjà. L’intérêt de l’analyse de Hirschman est de nous faire voir le caractère invariant des arguments fondamentaux du discours au-delà de la forme qu’ils prennent localement avec le passage du temps. Un lecteur de cet ouvrage n’aurait pas été surpris d’observer que les arguments échangés en Écosse au moment du référendum de septembre 2014, étaient identiques à ceux entendus au Québec en 1980 et en 1995… Nul besoin de plagier, confrontés aux mêmes problèmes, la structure du discours se charge de régénérer les mêmes arguments.

Rédigé par
Affaires Universitaires
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