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Wikipédia: un cadeau planétaire

Cette encyclopédie libre rend le savoir plus accessible et démocratique que jamais. Les universitaires doivent participer au projet et tout faire pour l’appuyer.

par CHRISTIAN VANDENDORPE | 08 AVRIL 15

En 1938, l’auteur de science-fiction H. G. Wells explora dans l’essai World Brain l’idée d’un cerveau planétaire. Il était poussé par la conviction que, pour la survie de l’humanité, « le savoir devait être cultivé par tous les moyens possibles ». Il conçut à cette fin un nouveau type d’encyclopédie, l’« encyclopédie mondiale », qui ne consisterait pas en « des rayons de volumes imprimés une fois pour toutes, mais serait un carrefour d’échange, un dépôt où les connaissances et les idées seraient reçues, triées, résumées et comparées ». Elle serait comme le « cerveau de l’humanité », où l’on passerait au crible divers systèmes de pensée apparemment incompatibles afin de faire cesser des « désaccords archaïques ».

Nous sommes encore loin de cette utopie, mais Wikipédia, dont Jimmy Wales, son fondateur, voulait faire la « somme des connaissances humaines », est assurément engagée dans cette direction. Dans un acte de générosité remarquable, ce dernier décida très tôt de la rendre multilingue. Aujourd’hui, Wikipédia existe en 287 langues. Cette approche universelle de la connaissance est sans précédent dans l’histoire de l’humanité. On pourrait dire que Wikipédia veut renverser ainsi la malédiction originelle de la tour de Babel, car elle rend possible par un clic de souris le passage d’un article en anglais à sa contrepartie dans une autre langue. Surtout, contrairement à une conception courante, la plupart des articles ne sont pas traduits de la version anglaise, mais ont été produits par diverses communautés linguistiques. Cela peut entraîner parfois d’importantes différences de perspectives, notamment entre des nations qui ont été en conflit dans le passé. À long terme, cependant, Wikipédia devrait sensibiliser ces communautés à leurs biais culturels et nationaux respectifs, et les conduire à les réexaminer de façon critique.

Les cultures méconnues ont aussi trouvé une nouvelle visibilité grâce à Wikipédia. Cette ouverture aux autres langues est de bon augure pour la préservation de la diversité culturelle en dépit de la mondialisation. Par ailleurs, en raison d’une participation internationale des usagers, il devient impossible d’ignorer ou de déformer des évènements significatifs pour une communauté donnée, aussi petite soit-elle ‒ comme cela arrivait inévitablement avec une encyclopédie centralisée. Dans The Myth of the Britannica, Harvey Einbinder a ainsi mis en évidence les nombreuses imperfections du fameux ouvrage. Par exemple, dans l’édition de 1958, l’article sur les Masais continuait d’attribuer à ce peuple des stéréotypes datant de l’ère coloniale. Un autre présentait le canal de Panamá comme « une extension de la frontière méridionale des États-Unis ». Et il n’y avait pas d’article sur le général de Gaulle, alors que l’homme d’État revenait au pouvoir cette même année. En français, la très réputée Encyclopædia Universalis ne donnait rien à lire sur Maurice Duplessis, qui fut premier ministre du Québec durant 15 ans, tandis qu’elle comportait des articles détaillés sur des parlementaires français de second plan.

Cette ignorance des petites cultures n’est plus possible dans Wikipédia parce que celle-ci n’a pas d’autorité centrale, pas de siège où s’énonce un point de vue unique et majoritaire. Certes, cela occasionne d’autres problèmes, car Wikipédia peut facilement devenir un terrain de bataille entre des opinions divergentes. Une guerre d’édition survient lorsque des contributeurs ne sont pas d’accord sur le bon mot à employer ou sur la signification exacte à lui donner. Une telle lutte a fait rage pendant longtemps dans la version anglaise de Wikipédia relativement à la ville de Danzig ou Gdańsk, sur la mer Baltique : fallait-il favoriser la première dénomination, datant du régime de la Prusse, ou la seconde, employée depuis que la Pologne a acquis son indépendance en 1919? De même, au Québec, bien des contributeurs sont agacés lorsqu’ils voient un article nommé « Donut », au lieu de « Beigne », ou quand un écrivain québécois est présenté comme « Canadien ».

À bien des égards, Wikipédia poursuit le travail de Diderot et d’Alembert dans l’Encyclopédie (1751-1772). Ces deux entreprises dépassent les volumes publiés avant elles par le nombre d’articles ‒ mais le total est bien plus élevé dans Wikipédia, dont la version française compte plus d’un million et demi d’articles. Toutes deux sont des ouvrages collectifs : l’Encyclopédie avait 160 contributeurs et Wikipédia en dénombre en moyenne près de 5000. L’une et l’autre présentent des connaissances d’ordre technique, mais aussi générales : Diderot fut le premier à introduire des articles sur les métiers et des sujets aussi communs que la composition du rouge de son maquillage, ce qui avait ravi la marquise de Pompadour. Wikipédia est gratuite, tout comme Diderot avait déclaré que tout lecteur était autorisé à réutiliser les illustrations de l’Encyclopédie, annonçant ainsi le mouvement de libre accès. En un mot, ces deux projets ont révolutionné le genre encyclopédique et ont rendu les connaissances, sous toutes leurs formes, plus facilement accessibles au public.

Aujourd’hui, sur bien des questions, on trouvera plus d’information dans Wikipédia que dans toute autre encyclopédie. Une caractéristique importante de Wikipédia, et qui soulève la controverse, est que tout le monde peut y contribuer. Quand il lança Wikipédia au tout début de l’ère des médias sociaux, Jimmy Wales fit le pari de permettre à chacun d’y apporter des modifications, décision qui fut largement critiquée et qualifiée d’irresponsable et dont se moquèrent médias, bibliothécaires et universitaires.

Ces critiques ouvrirent la voie à des projets concurrents, qui se présentèrent comme plus fiables. Google lança Knol, dont les articles étaient signés et accompagnés de la photo de leur auteur : mis en route en 2008, ce projet a été abandonné en 2012. Une autre entreprise concurrente a également vu le jour, Citizendium, lancée en 2006 par Larry Sanger, ancien associé de Jimmy Wales, et dont les articles sont validés par des pairs. Après huit ans, elle affichait en janvier dernier 159 articles approuvés.

Étant ouverte aux quatre vents, Wikipédia doit être utilisée avec prudence, car la page qu’on est en train de consulter peut avoir été vandalisée quelques secondes plus tôt. Même s’il peut être gênant, ce mode de fonctionnement a été comparé à la démocratie par Clay Shirky (cité dans Axel Bruns, Blogs, Wikipedia, Second life, and Beyond): « Tout comme la démocratie, [ce mode] est moins simple que les systèmes centralisés, mais il est capable d’autoguérison et même d’autoamélioration […] Cette amélioration n’est pas uniforme, mais elle est constante. »

Comme il n’y a pas de rédacteur en chef, les contributeurs sont invités à dégager un consensus au terme de discussions parfois prolongées et laborieuses qui étonnent les gens de l’extérieur.

Wikipédia modifie donc le domaine du savoir en le rendant plus démocratique. Elle est ainsi devenue garante de la vérité, car toute nouvelle information introduite dans un article est examinée par les contributeurs qui ont mis cet article dans leur liste de suivi. Grâce à ce système, toute donnée suspecte peut être contestée ou éliminée.

En récompense du travail effectué, le contributeur acquiert une réputation dans la communauté. Celle-ci est une méritocratie qui repose sur le fait que la base de données de Wikipédia est une maison de verre : toute modification est enregistrée, archivée et visible par n’importe qui, aujourd’hui et toujours. Le statut d’un contributeur est mesuré par divers outils statistiques qui indiquent à la fois le nombre de modifications effectuées et la quantité de texte ajouté. Celui qui a la production la plus élevée est désigné meilleur contributeur.

Pour améliorer la qualité des articles, Wikipédia a introduit les catégories de bon article et d’article de qualité, qu’on reconnaît à la présence d’une étoile en haut de l’article. Pour se qualifier, un article doit se soumettre à un long processus d’évaluation par les pairs. Durant quatre semaines, la communauté est invitée à l’examiner avec attention et à le commenter sous tous les aspects : qualité de l’information, couverture du sujet, écriture, neutralité de point de vue, respect des conventions d’édition, pertinence des illustrations. Au début de l’année 2015, la Wikipédia française comptait plus de 3000 articles reconnus comme bons ou de qualité. Pour un universitaire, voir sa contribution obtenir pareille reconnaissance mérite certainement d’être mentionné dans un rapport au doyen.

On pourrait donc s’attendre à ce que les professeurs commencent à accepter des références à Wikipédia, tout en apprenant à leurs étudiants à s’en servir de façon critique ‒ comme dans le cas de n’importe quelle source d’ailleurs. Puisque chaque version d’article de Wikipédia est archivée avec un numéro unique, ce qui la rend facile à retrouver, la vérification ne pose pas de problème.

Les enseignants devraient même encourager leurs étudiants à contribuer à Wikipédia, comme le recommandait déjà Jimmy Wales, qui estimait que tout apprenant gagnerait à découvrir de l’intérieur le travail de l’équipe éditoriale d’une telle encyclopédie.

Cette proposition rejoint une initiative récente de la Fondation Wikimédia visant à convaincre les professeurs d’intégrer Wikipédia aux travaux à faire, à la place des devoirs écrits traditionnels qui finissent dans une corbeille à papier. Cette initiative a reçu un accueil favorable de l’American Sociological Association (ASA) et de l’American Psychological Association (APA). Ainsi que l’écrivait le président de l’ASA en 2011 : « Puisque Wikipédia sert de référence pour des concepts et des connaissances en sociologie utilisés par le grand public et les étudiants, il importe que la qualité des articles dans la discipline soit aussi grande que possible. Cela ne pourra survenir que si les sociologues eux-mêmes apportent leur contribution à ce bien commun. » Cette initiative bénéficie de l’appui de la Fondation Wiki Éducation, qui est vouée à la promotion de la démocratie numérique. La Fondation fournit aide et expertise au moyen d’« instructeurs » qui proposent des projets de classe et d’« ambassadeurs » qui soutiennent les instructeurs. En septembre 2014, sur une période de neuf sessions, la Fondation avait aidé plus de 300 instructeurs à mettre en place un projet. Après trois ans, 34 classes de sociologie ont participé à Wikipédia, élaborant 967 articles.

Selon l’APA, faire travailler les étudiants sur des articles de Wikipédia au lieu de leur donner les habituels travaux sur papier leur permet d’apprendre à s’adresser à un large public et leur enseigne l’importance de la précision dans les textes scientifiques, ainsi que celle de la logique, de la qualité de l’argumentation et de la clarté de la prose, sans oublier les renvois à des sources appropriées.

Dans certaines disciplines scientifiques, on va encore plus loin en expérimentant une formule de jumelage entre une revue savante et Wikipédia, comme le fait la revue PLOS Computational Biology. Celle-ci publie dans ses numéros des « pages thématiques » regroupant du matériel éducatif adapté à ses lecteurs et pouvant servir de point de départ à la rédaction d’articles dans Wikipédia. Grâce à leur publication en format wiki, ces pages thématiques deviennent des documents actifs qui sont ensuite mis à jour et enrichis par la communauté de Wikipédia.

Puisque Wikipédia incarne « nombre de valeurs qui sont chères aux universitaires », l’historien Stephen Campbell invite ses collègues à « consacrer leurs précieuses heures de loisir à améliorer Wikipédia » et demande aux administrateurs « d’intégrer les contributions à Wikipédia à la liste des publications exigée pour une promotion ». En collaborant à une entreprise qui occupe une place de plus en plus importante dans l’écosystème du savoir, les universitaires diffusent leurs domaines d’intérêt dans la culture générale, servant à la fois le bien commun et leur discipline.

Selon le philosophe Barry Allen, la culture contribue à l’architecture particulière de chaque cerveau humain. En ce sens, en transformant l’écologie de la culture à un niveau global, Wikipédia est très proche du « cerveau planétaire » anticipé par Jimmy Wales : « […] cette organisation encyclopédique pourrait s’étendre comme un réseau nerveux reliant tous les travailleurs intellectuels du monde au moyen d’un intérêt commun et d’un même moyen d’expression […] » (Knowledge and Civilization, Boulder, CO, 2004). Parfois, une utopie ne fait que précéder une réalité qu’elle a aidé à forger.

Christian Vandendorpe est résident honoraire wikipédien à l’Université de Victoria pour l’année universitaire 2014-2015. Il a été professeur de littérature française à l’Université d’Ottawa jusqu’en 2007, moment où il a pris sa retraite. Le présent texte est tiré d’un exposé fait lors d’une rencontre Wikipédia organisée par le groupe de recherche INKE (Implementing New Knowledge Environments) et par la bibliothèque de l’Université de Victoria plus tôt cette année.

Rédigé par
Christian Vandendorpe
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COMMENTAIRES
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  1. Cantons-de-l'Est / 9 avril 2015 à 20:17

    Babel et Wikipédia, comparaison intéressante. Par ailleurs, quand je lis : « Elle est ainsi devenue garante de la vérité », je préfère penser qu’elle présente des points de vue, ce qui permet de s’approcher de la vérité, un idéal hors d’atteinte peu importe la somme d’efforts.

  2. Christian Vandendorpe / 17 avril 2015 à 12:12

    Il ne s’agit évidemment pas de Vérité au sens théologique ni d’une mosaïque de points de vue juxtaposés. La vérité dont il est question ici relève plutôt du consensus basé sur des faits en dehors de tout programme idéologique, ce que rend possible l’examen des articles par une variété d’usagers. Les interventions de votre homonyme dans WP contribuent d’ailleurs à maintenir la barre à un haut niveau. Cordialement.

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