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À mon avis

Fin de l’anthropologie médicale au Canada?

Un manifeste.

par JANICE GRAHAM, NAOMI ADELSON, SYLVIE FORTIN, GILLES BIBEAU, MARGARET LOCK, SANDRA HYDE, MARY ELLEN MACDONALD, IGNACE OLAZABAL, PETER STEPHENSON + JAMES WALDRAM | 07 FEV 11

Les chercheurs en sciences humaines de la santé ont longtemps considéré le Conseil de la recherche en sciences humaines (CRSH) comme leur principal organisme subventionnaire. En 2009, un examen financier stratégique du CRSH a toutefois révélé un possible chevauchement entre le financement qu’il accorde et celui qu’accordent les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC). Pour respecter ses propres contraintes budgétaires, le CRSH a imposé une réduction nette du financement consacré à la recherche en santé, sans en discuter avec les IRSC. Les chercheurs en sciences humaines de la santé ont alors appris que le CRSH ne financerait plus leurs travaux et qu’ils devaient « explorer les options » du côté des IRSC.

Bien que les IRSC aient appuyé quelques projets de recherche en anthropologie médicale, nos chercheurs ont eu davantage de difficultés à obtenir des fonds pour les travaux de recherche qualitative stratégiquement engagés, particulièrement dans un contexte international. Les IRSC estiment que la « recherche axée sur la population » comprend les aspects sociaux, culturels et environnementaux de la santé et constitue l’un des « quatre piliers » de la recherche qu’ils financent (le domaine biomédical, le domaine clinique, les services et systèmes de santé, et la recherche axée sur la population). Toutefois, les IRSC reconnaissent que « des obstacles empêchent les chercheurs du « quatrième pilier » de participer pleinement aux recherches des IRSC. »

De nombreux anthropologues sont inquiets. Certains réussissent à obtenir du financement auprès des IRSC, mais souvent en minimisant les aspects anthropologiques de leurs travaux. Il reste des obstacles considérables à franchir pour appuyer la recherche en sciences humaines de la santé au sein des IRSC. Nous devons notamment faire face à des enjeux épistémologiques fondamentaux et pratiques liés aux priorités de financement des IRSC qui ciblent la recherche commerciale en collaboration avec des partenaires de l’industrie et la recherche qui répond aux besoins des décideurs. Malgré le fait qu’il soit question d’une initiative mondiale en santé, les IRSC soutiennent que le type de travaux de recherche internationale effectués par les anthropologues dans les collectivités locales ne fait pas partie de leurs priorités.

Nous craignons que ce qu’on entend par « recherche qualitative en santé » au sein des IRSC n’englobe pas les sciences sociales essentielles et qu’elle ait plutôt une orientation évaluative et positiviste. Cette définition ne cadre pas avec les études empiriques théoriques axées sur l’ethnographie effectuées par les anthropologues formés pour cibler et contextualiser les valeurs et les besoins perçus à l’échelle locale en matière de soins de santé. Même si les IRSC ont pour mandat de financer les projets de recherche en sciences humaines de la santé au Canada, ils accordent peu d’importance depuis 10 ans aux modalités, objectifs et résultats de recherche épistémologiques et fondamentaux des sciences sociales. Aucun comité d’évaluation par les pairs des IRSC n’a jamais été composé majoritairement de chercheurs en sciences sociales.

Impossible de savoir si les travaux de recherche anthropologique conçus pour être effectués par des chercheurs seuls en contexte international sont admissibles au financement des IRSC. Dans le doute, les chercheurs élaborent des projets de recherches évaluatives à court terme axés sur les hypothèses; s’ils sont pertinents pour les décideurs et, au bout du compte, pour la santé des Canadiens, comme le prévoit le mandat des IRSC, ils sont financés. On peut également se demander si la recherche visant l’analyse des dimensions historiques, sociales, culturelles et politiques de la production de connaissances biomédicales et des technologies et pratiques qui y sont associées est acceptable. Mais plus important encore, la recherche en anthropologie peut-elle survivre au Canada si les étudiants aux cycles supérieurs en sciences sociales de la santé ne peuvent obtenir de financement?

Voici quelques exemples de projets effectués par des anthropologues médicaux qui ne seront probablement financés ni par le CRSH, ni par les IRSC : les conséquences du financement de l’aide canadienne en Haïti pour la santé; le rôle des guérisseurs indigènes en matière de soins de santé primaires dans le monde; les répercussions du tourisme médical pour Cuba; le commerce international d’organes; le stress et le deuil selon le milieu culturel. Les anthropologues médicaux et certains sociologues médicaux sont laissés pour compte dans cette nouvelle entente de financement.

La santé est inhérente à la société et à la culture. Le CRSH l’a toujours compris, contrairement aux IRSC, craignons-nous. Nous faisons face à l’éventuelle élimination de l’une des disciplines en santé les plus vivantes, populaires et utiles sur le plan des politiques qui soit, l’un des seuls champs d’études à placer la culture au cœur de l’analyse de la santé, autant en contexte national qu’international. Dans une société multiculturelle de colonisateurs comptant une importante population autochtone et dans un contexte mondialisé où la santé est au cœur des enjeux politiques, sociaux et de développement de nombreux pays, où le Canada souhaite se démarquer, comment justifier ces choix?

Nous réclamons la tenue d’un processus de consultation constructif avec le CRSH et les IRSC et invitons tous les chercheurs en sciences humaines de la santé à prendre part à ces discussions essentielles.

Titulaire de la Chaire de recherche en bioéthique de l’Université Dalhousie, Janice Graham est présidente de la Société canadienne d’anthropologie. Les neuf autres auteurs sont des universitaires canadiens reconnus internationalement. Vous pouvez consulter le rapport complet de ce groupe d’anthropologues au www.cas-sca.ca.

COMMENTAIRES
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  1. Chantal Bouffard / 18 août 2011 à 09:16

    Bonjour,

    Bravo pour cet excellent article qui, comme je peux le voir, n’a malheureusement pas eu d’influence sur le concours des IRSC de l’automne 2011. Comme plusieurs anthropologues, je l’imagine, j’aurais aimé signer ce manifeste qui décrit très bien la situation.

    Que peut-on faire, comment se mobiliser? Il n’en tient qu’à nous de faire pressions, d’une façon collective et organisée. Que faire?

  2. Daniel Côté / 26 septembre 2011 à 13:00

    J’appuie cet article qui expose très clairement l’ampleur du problème. J’ai eu vent de certains problèmes au niveau des FQRSC et FRSQ. La tendance serait-elle plus lourde qu’on ne le soupçonne? Ceci dit, l’anthropologie médicale constitue probablement l’une des sous-disciplines de l’anthropologie les plus dynamiques et les plus susceptibles d’interagir avec les sciences de la santé et la plus susceptible d’insuffler des changements dans le monde de la santé, autant en recherche qu’en intervention. J’espère que les gestionnaires de fonds de recherche sauront prendre acte de cette situation et apporter des solutions éclairées.

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