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À mon avis

La fin du mouvement de canadianisation

Un sous-produit de la mondialisation?

par YVES GINGRAS | 08 NOV 10

Dans l’article « Un doctorat? À quelle fin? », publié dans le numéro de novembre 2009 d’Affaires universitaires, Louis Groarke et Wayne Fenske laissaient entendre que les diplômés titulaires d’un doctorat obtenu au Canada en philosophie semblent être désavantagés dans l’obtention d’un poste dans un établissement canadien. L’article a suscité de nombreuses critiques. Bien que les données utilisées par les deux professeurs soient beaucoup trop limitées pour valider leur hypothèse (selon les critères des sciences humaines quantitatives), les auteurs de l’article soulèvent néanmoins une question importante qui rappelle le « mouvement de canadianisation » qui a eu cours dans le milieu universitaire canadien-anglais de la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1980.

Comme l’explique le regretté Jeffrey Cormier dans un important ouvrage intitulé The Canadianization Movement: Emergence, Survival and Success (Toronto, 2003), la canadianisation prend naissance à la fin de 1968 en réaction à l’embauche massive d’universitaires américains dans les universités canadiennes, alors en expansion. À l’époque, le Canada ne produit pas suffisamment de diplômés pour répondre à la demande croissante de professeurs, tandis que les États-Unis en produisent à la tonne. De plus, la guerre du Vietnam incite de nombreux jeunes universitaires américains à quitter leur pays. S’opposant à « l’américanisation » du secteur de l’enseignement supérieur canadien, surtout dans le domaine des sciences humaines et sociales, le mouvement culmine en 1981 avec l’adoption par le ministère de l’Immigration de nouveaux règlements accordant la priorité aux citoyens canadiens dans l’embauche de professeurs. Bien qu’ils puissent être contournés par un département qui souhaite réellement embaucher un universitaire étranger, ces règlements sont considérés comme une véritable victoire du mouvement (ils ont été considérablement assouplis depuis 2003). Bien entendu, il y a une nuance entre embaucher un Canadien et embaucher le titulaire d’un doctorat décerné par une université canadienne, mais le mouvement de canadianisation fait également ressortir l’importance de former des universitaires au pays.

La proportion de professeurs titulaires d’un doctorat décerné par une université canadienne, pour l’ensemble des disciplines et non seulement pour la philosophie, semble être un indicateur valide des tendances en matière d’embauche. Depuis 1917, le Commonwealth University Yearbook fournit des données sur les professeurs, y compris le lieu d’obtention du doctorat. La collecte de données sur l’ensemble des disciplines et des universités exigerait trop de temps, mais nous disposons de données recueillies au fil du temps par mon équipe de l’Observatoire des sciences et des technologies sur un peu plus de 11 000 professeurs actifs en 2005 dans 10 parmi les plus grandes universités canadiennes et pour qui nous connaissions l’origine du doctorat au moment de l’embauche. Celles-ci donnent une bonne idée de l’évolution au fil du temps de la proportion de professeurs titulaires d’un doctorat décerné au Canada. Bien qu’elles ne soient pas exhaustives et qu’elles représentent davantage la situation qui prévaut dans les grands établissements, ces données sont néanmoins largement suffisantes pour tirer des conclusions; la tendance générale demeurerait la même dans les établissements de petite taille, même si on y trouve une proportion plus élevée de titulaires d’un doctorat obtenu au Canada.

Le tableau ci-dessous illustre l’évolution, sur 40 ans, du pourcentage de professeurs dans des universités canadiennes qui sont titulaires d’un doctorat décerné au Canada : une courbe prononcée en forme de U inversé culmine au milieu des années 1980 (courbe noire) suivie d’un déclin marqué à la fin des années 1990. En 2005, les pourcentages étaient revenus au même point qu’à la fin des années 1970. Fait intéressant, les sciences naturelles et les sciences humaines suivent la même tendance – on observe un déclin du nombre de titulaires d’un doctorat obtenu au Canada à compter de la fin des années 1980 –, tandis que les sciences sociales ont résisté jusqu’à la fin des années 1990. Comme on pouvait s’y attendre, le mouvement de canadianisation, bien qu’il visait les citoyens canadiens, a indirectement favorisé l’embauche de titulaires d’un doctorat obtenu au Canada dans toutes les disciplines jusqu’au milieu des années 1990. Bien entendu, la baisse de la proportion de titulaires d’un doctorat obtenu au Canada embauchés par un établissement d’ici ne se traduit pas nécessairement par une baisse de la proportion de citoyens canadiens embauchés, puisque de nombreux Canadiens ont obtenu leur doctorat à l’étranger. (Seules des données sur la citoyenneté des professeurs pourraient appuyer une telle conclusion, mais ces données ne sont pas facilement accessibles.)

Alors comment expliquer la baisse marquée à la fin des années 1990? Je crois que la réponse s’explique par le discours qui domine le secteur de l’enseignement supérieur depuis cette époque et qui se résume en deux mots à la mode : excellence et internationalisation. Ce nouveau discours fait souvent rimer, sans aucune donnée à l’appui, excellence avec internationalisation, ce qui favorise l’embauche d’universitaires étrangers. En fait, contrairement à une croyance largement répandue, nos données – extraites de plus de 5 000 dossiers – ne révèlent aucune différence statistiquement significative par rapport à l’impact scientifique (mesuré par le nombre de citations) attribuable au lieu d’obtention du doctorat. Par ailleurs, la productivité des titulaires d’un doctorat obtenu au Canada est supérieure à celle des titulaires d’un doctorat obtenu à l’étranger, une différence qui pourrait s’expliquer par l’application d’un processus de sélection plus rigoureux lorsqu’on choisit un candidat « local ».

Étant donné la proéminence de la valeur accordée à l’excellence et à l’internationalisation, il fallait s’attendre à ce que le mouvement de canadianisation s’essouffle, apparaissant dépassé, même rétrograde, aux yeux d’un grand nombre de personnes. En fait, le ministère de l’Immigration s’est adapté au nouveau discours dominant : en 2003, il a éliminé l’obligation d’annoncer d’abord des postes de professeurs destinés exclusivement aux Canadiens, ce qui a réduit les obstacles à l’embauche d’universitaires étrangers. Ce changement est survenu dans la foulée de la création du programme des Chaires de recherche du Canada, axé sur l’idée de recruter les esprits les plus brillants du monde.

Alors que les années 1970 ont été caractérisées par un nationalisme fort qui s’est traduit, dans le milieu universitaire, par le désir d’enseigner des sujets canadiens d’un point de vue canadien, la dernière décennie a été marquée par une tendance complètement inverse. Aujourd’hui, la « mondialisation » et la « concurrence internationale » ont la cote auprès de toutes les universités qui croient n’avoir d’autres choix que de suivre les tendances pour ne pas devenir « non concurrentielles » et être reléguées aux oubliettes. Dans ce contexte, ceux qui font la promotion de l’embauche de titulaires de doctorat obtenu au Canada sont courageux, car ils s’inscrivent à contre-courant de l’idéologie dominante – une idéologie qui réaffirme inconsciemment le vieil adage selon lequel nul n’est prophète en son pays.

Yves Gingras est professeur d’histoire et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences à l’Université du Québec à Montréal. Il est également directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies.

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