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À mon avis

La liberté universitaire et le « mot en n »

Ce n’est pas parce que les professeurs peuvent utiliser le « mot en n » qu’ils doivent le faire.

par SHANNON DEA | 29 OCT 20

Initialement publiée en anglais en août, nous publions cette chronique de nouveau en français, car les principaux arguments soulevés s’appliquent aux récents événements survenus à l’Université d’Ottawa. Même si des enjeux très proches sont abordés dans les quatre situations, le cas de l’Université d’Ottawa se distingue par l’ampleur de l’attention dont il a fait l’objet dans les médias et auprès des politiciens municipaux, provinciaux et fédéraux.

Un professeur peut-il utiliser le « mot en n » en classe? Cette question est au cœur de récentes controverses survenues à l’Université Western, à l’Université St. Jerome’s (une université catholique fédérée à l’Université de Waterloo) et au Collège universitaire King’s de l’Université Western.

Dans les trois cas, un professeur blanc a prononcé le « mot en n » lors d’un cours sur les origines ethniques et le racisme devant un groupe comportant une minorité d’étudiants noirs. Ces derniers se sont plaints que ce terme sorti de la bouche de leur professeur les avait mis mal à l’aise. Dans le cas de l’Université Western et du Collège universitaire King’s, les étudiants en question ont cessé de se présenter en classe.

Même si les trois cas se ressemblent, je me concentrerai sur celui de l’Université St. Jerome’s (Université de Waterloo), car la question de la liberté universitaire y a particulièrement été mise en évidence.

À l’Université de Waterloo, un incident survenu il y a des mois a refait surface en juin, lorsque l’établissement a réagi à la question du racisme anti-Noirs aux États-Unis (ainsi qu’à l’histoire d’Amy Cooper, une de ses diplômées). L’Université a publié une déclaration qui a depuis été supprimée, et qui mentionnait ce qui suit : « L’Université de Waterloo croit fermement que le “mot en n” n’a pas sa place en classe, sur le campus et dans la collectivité. »

Plusieurs professeurs noirs de l’établissement ont vivement critiqué cette affirmation et son effet pervers sur les universitaires noirs qui se servent du terme à des fins de recherche ou de pédagogie antiracistes. À la suite de courriels, de messages sur les réseaux sociaux et de discussions houleuses au Sénat, la communauté de l’Université de Waterloo a compris que le milieu universitaire était déjà un lieu inhospitalier pour les universitaires noirs, et que l’ajout d’interdictions compliquerait davantage les échanges sur le racisme anti-Noirs, de même que les activités d’enseignement et de recherche sur le sujet.

Vershawn Ashanti Young, professeur d’art dramatique et d’art oratoire à l’Université de Waterloo, a écrit sur le site The Conversation que, puisque ses « travaux de recherche élaborent littéralement des théories sur le “mot en n” », la déclaration de l’Université lui donnait l’impression qu’il devait cesser de faire son travail pour garder son emploi. Le milieu universitaire étant principalement blanc, l’interdiction d’utiliser le « mot en n » a des répercussions disproportionnées sur les universitaires noirs. « Suis-je vraiment le bienvenu? », s’est-il demandé.

Devant ces réactions négatives, l’Université de Waterloo a supprimé sa première déclaration et a exprimé le souhait de trouver un équilibre entre la lutte contre le racisme et l’affirmation de la liberté universitaire, en particulier celle des professeurs noirs et de tous ceux qui étudient le racisme anti-Noirs et enseignent sur le sujet.

Atteindre un tel équilibre est plus facile à dire qu’à faire. C’est grâce à la liberté universitaire qui permet à des professeurs noirs comme M. Young d’étudier et d’enseigner les « six ou sept fonctions clés du mot dans la culture noire » que Philippe Rushton a pu présenter sa philosophie pseudoscientifique raciste dénigrant les étudiants noirs alors qu’il enseignait à l’Université Western de 1977 à 2012.

Il existe un large consensus (qui n’est toutefois pas universel) selon lequel les Blancs ne devraient pas prononcer le « mot en n ». Mais comme la liberté universitaire est intégrée aux conventions collectives et aux autres documents de gouvernance, elle n’est pas conditionnelle à la race ou à la situation sociale et ne doit pas l’être. Alors que les normes relatives à l’utilisation du « mot en n » varient (comme le souligne ironiquement Neal A. Lester, expert du « mot en n » et professeur d’anglais à l’Université d’État de l’Arizona, « on observe deux poids, deux mesures à propos de beaucoup de choses »), les règles de la liberté universitaire sont les mêmes pour tout le monde. Autrement dit, si on ne peut pas congédier un professeur noir parce qu’il a prononcé le « mot en n », on ne peut pas non plus le faire pour un professeur blanc.

Tout comme elle n’est pas liée à la race d’un professeur, la liberté universitaire ne dépend pas non plus, en général, de son activité savante ni de ses méthodes pédagogiques. Comparons les méthodes pédagogiques très différentes de M. Young et de feu Michael Persinger, professeur à l’Université Laurentienne. M. Young étudie les divers usages du « mot en n » et a écrit des publications sur le sujet. Bien qu’il soit un expert en la matière, ou peut-être justement parce qu’il l’est, il choisit de ne pas prononcer le mot en classe. « Je sais à quel point ce mot peut heurter les sensibilités, être mal compris et faire l’objet d’une ignorance intentionnelle, alors je m’en tiens à mes notes et en parle comme du “mot en n” en classe. »

À l’opposé, M. Persinger demandait à ses étudiants de signer une déclaration officielle les informant qu’il utiliserait une foule de termes offensants en classe pour leur apprendre à ne pas y réagir de façon émotionnelle. Les étudiants aussi pouvaient dire tout ce qu’ils souhaitaient en classe, sans égard à la rectitude politique. Cette façon de faire lui a d’ailleurs valu d’être suspendu par l’Université Laurentienne. Mais, à la fin de l’année dernière, un arbitre a conclu à une violation inappropriée de sa liberté universitaire. Aussi inhabituelles (et sans doute irresponsables) que fussent les méthodes de M. Persinger, la liberté universitaire prévue par sa convention collective lui permettait de les utiliser.

Le cas de M. Persinger démontre à quel point il est difficile de trouver l’équilibre entre la liberté universitaire et la lutte contre le racisme. Même si le « mot en n » ne figurait pas sur la liste de termes offensants que les étudiants entendraient en classe, d’autres insultes haineuses s’y trouvaient. Bien sûr, la liberté universitaire ne permet pas aux professeurs d’insulter leurs étudiants, et rien n’indique que M. Persinger l’ait fait. On est cependant en droit de s’inquiéter des torts subis par les étudiants issus des groupes minoritaires exposés à ces insultes en classe, même si elles ne leur étaient pas destinées.

Tamia Chicas, la seule étudiante noire qui se trouvait dans la classe au Collège universitaire King’s lorsque le « mot en n » a été prononcé, raconte avoir été triste et embarrassée au moment des faits, car les autres étudiants se sont tus avant de se tourner vers elle. Ces insultes sont douloureuses pour ceux qui en ont fait l’objet toute leur vie, et les entendre en classe peut créer un sentiment d’isolement. Certains se demanderont même, comme M. Young, s’ils sont vraiment les bienvenus.

Cet inconfort peut être renforcé par l’impression que les professeurs n’ont pas de comptes à rendre. Alors que la communauté de l’Université de Waterloo s’interrogeait sur les conséquences de la situation survenue à l’Université St. Jerome’s, de nombreux étudiants noirs et leurs alliés n’en revenaient pas que la liberté universitaire semble donner tous les droits à des professeurs déjà en position d’autorité. Pour couronner le tout, l’incident s’est produit dans un établissement où les professeurs noirs, et en particulier ceux en voie d’obtenir leur permanence, sont très rares. Pour un étudiant frustré par le racisme systémique, la liberté universitaire peut étrangement ressembler à un cercle de Blancs très fermé. On ne s’étonnera alors pas que certains en appellent carrément à l’abolition de la liberté universitaire.

Au début de cet article, je demandais si les professeurs avaient le droit de dire le « mot en n » en classe. La réponse est oui. Les universitaires doivent pouvoir le prononcer à des fins pédagogiques, comme MM. Young et Lester. Des dispositions générales et solides relatives à la liberté universitaire procurent une protection essentielle aux professeurs issus des groupes minoritaires, luttant contre l’oppression ou travaillant dans des disciplines ou sous-disciplines émergentes.

Mais ce n’est pas parce que les professeurs peuvent dire le « mot en n » qu’ils doivent le faire. Dans certains contextes, des motifs méthodologiques et pédagogiques peuvent justifier son utilisation par certains professeurs. Les conventions collectives sont trop générales pour prévoir l’ensemble de ces motifs et doivent donc ratisser large. Mais les professeurs qui songent à utiliser le « mot en n » ou toute autre injure haineuse ont la responsabilité morale d’en comprendre la puissance et les préjudices qui peuvent en découler. Ils doivent évaluer l’importance de leurs objectifs pédagogiques par rapport au besoin de cultiver un milieu d’apprentissage positif et accueillant pour les étudiants de toutes les origines et de tous les sexes. Les professeurs ne peuvent pas être congédiés pour avoir privilégié la liberté universitaire à l’inclusion, mais cela ne doit pas nous empêcher de penser qu’ils n’ont pas pris la bonne décision.

En outre, les professeurs et les administrateurs des groupes majoritaires doivent s’efforcer d’étendre les protections offertes par la liberté universitaire à un plus grand nombre d’universitaires des groupes minoritaires qui demeurent grandement sous-représentés dans le milieu. Les professeurs noirs de l’Université de Waterloo ont joué un rôle clé dans la gestion de l’incident de l’Université St. Jerome’s, mais ils sont trop peu nombreux à porter le fardeau. Il est temps – et ce depuis longtemps – de cesser de diviser le corps professoral.

Shannon Dea est doyenne de la Faculté des arts et professeure de philosophie à l’Université de Regina.

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