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L'aventure universitaire

Grossesse et identité professionnelle en milieu universitaire

par JESSICA RIDDELL | 05 OCT 16

Quand j’étais enceinte de mon premier enfant, j’ai connu le classique mélange de joie et d’appréhension qui accompagne la perspective de la maternité. Je m’interrogeais alors aussi sur la manière dont ma grossesse risquait de nuire à l’identité professionnelle que je m’étais si assidûment bâtie en tant que jeune professeure en début de carrière.

Jessica dans les dernières semaines de la semestre.
Jessica dans les dernières semaines de la semestre.

Avant d’être enceinte, je m’étais concentrée exclusivement sur l’aspect épistémologique des choses. Au travail, mes relations avec autrui s’inscrivaient uniquement dans le cadre des processus de production, d’acquisition et de diffusion du savoir. J’avais à l’époque le sentiment que cela m’épargnait bien des embarras – par exemple, me voir demander par mes étudiants de devenir leur « amie » sur Facebook ou me faire complimenter sur mes souliers lors de mes évaluations. En limitant mes échanges sociaux à la sphère cognitive, je me disais que je bénéficierais du même respect et de la même autorité que mes collègues masculins.

Or, ma grossesse m’a forcée à déconstruire le modèle que j’avais mis en place pour façonner mon identité professionnelle. Tel une improbable sage-femme, Shakespeare a contribué à la naissance chez moi d’une nouvelle vision de la classe et de mon identité professionnelle.

La grossesse rend en somme public le fruit d’actes qui relèvent de la sphère privée

Ma grossesse s’est étendue sur l’ensemble d’une année scolaire (conception en août, accouchement en mai). Alors que j’attendais mon enfant, je me suis accrochée pendant plusieurs mois à un modèle centré sur le savoir. Dans le but de maîtriser la frontière entre mes vies publique et privée, je n’ai pas annoncé ma grossesse à mes étudiants. J’ai refusé toute offre d’aide et ignoré toutes les tentatives de mes étudiants d’aborder avec moi ma maternité à venir. Au second semestre, qui coïncidait avec le troisième trimestre de ma grossesse, j’ai commencé à faire mienne une expression qu’emploie Shakespeare pour désigner la grossesse : « great with child ». Tout en donnant un cours axé sur l’œuvre shakespearienne sous l’ère jacobine, j’ai refusé de voir l’éléphant dans la pièce auquel je ressemblais de plus en plus. Shakespeare, mon improbable sage-femme, avait d’autres idées en tête.

J’avais établi le plan de cours et déterminé les pièces à étudier avant d’être enceinte. Vous pouvez donc imager ma consternation quand je me suis rendu compte que nombre des pièces en question tournaient autour de la maternité et de la grossesse. J’ai découvert que Shakespeare avait une manière troublante de me renvoyer à mon expérience personnelle, que ses pièces me parlaient différemment en fonction des stades de ma vie. Sans le vouloir j’avais choisi deux pièces de son répertoire où l’on peut voir sur scène des femmes enceintes : Mesure pour mesure et Le Conte d’hiver. Dans la première comme dans la seconde, la grossesse est impossible à nier, à cacher ou à gommer. Le corps de Juliette, enceinte, trahit le fait qu’elle et son fiancé ont eu des relations sexuelles prénuptiales, alors que la grossesse bien visible d’Hermione conduit son époux à la soupçonner d’adultère.

La grossesse rend en somme public le fruit d’actes qui relèvent de la sphère privée. Les personnages masculins des deux pièces précitées voient, à tort ou à raison, le corps féminin comme incontrôlable, impossible à maîtriser, échappant à leur autorité. Bien que Juliette et Hermione soient en définitive innocentées, Shakespeare utilise la grossesse pour explorer la manière dont l’apparence corporelle, celle des femmes en particulier, ouvre la porte à de multiples interprétations (et pour montrer que la véritable force déstabilisatrice n’est pas l’inconstance féminine, mais bien l’anxiété masculine – ce qui est un autre débat).

Aujourd’hui mère, je souhaite explorer les nouvelles possibilités que m’offre cette identité en ce qui concerne mon enseignement

À mesure que mes étudiants et moi analysions la manière dont était interprétée la perte de contrôle de Juliette et d’Hermione sur leur propre corps, la non-annonce de ma grossesse m’est apparue de plus en plus intenable. Au fil du trimestre, j’ai réalisé qu’en compartimentant ainsi mon expérience personnelle, je desservais aussi bien mes étudiants que moi-même. En cantonnant nos discussions à l’aspect épistémologique, je nous privais d’occasions d’explorer les réactions émotionnelles, les expériences physiques et les évolutions d’identité non seulement des personnages de Shakespeare, mais de nous-mêmes.

J’avais jusqu’alors considéré la classe comme un lieu de partage du savoir, espérant que l’acquisition de nouvelles connaissances inciterait mes étudiants à s’engager eux-mêmes sur le chemin de la transformation par l’apprentissage. Je ne suis parvenue à goûter à ma propre expérience transformatrice que du jour où j’ai opté pour une démarche bien plus intégratrice, qui fait de la classe un lieu propice à la génération de nouvelles formes de savoir.

Dans un article intitulé « Girlfriend, Mother, Professor? », d’abord paru dans l’édition du 25 janvier 2016 du New York Times et largement relayé depuis, Carol Hay explore le peu de scénarios culturels qui s’offrent aux femmes universitaires, tout en déplorant que leurs collègues masculins n’aient pas ce type de problèmes. Elle plaide de manière convaincante pour la déconstruction de l’archétype du professeur masculin et pour la redéfinition de l’identité des femmes titulaires de postes de pouvoir. Je suis d’accord avec Mme Hay lorsqu’elle écrit : « Je ne suis pas leur mère. Je ne suis pas non plus leur petite amie. Je suis leur professeure d’université. » En revanche, l’idée qu’une femme universitaire ne doive rien évoquer de sa vie personnelle ne me convainc pas. Aujourd’hui mère, je souhaite explorer les nouvelles possibilités que m’offre cette identité en ce qui concerne mon enseignement, mes recherches et mon rôle en tant que membre du milieu universitaire.

Ainsi, depuis la rentrée d’automne, je m’emploie en classe à étudier comment Shakespeare traite de l’éducation des enfants.

À PROPOS JESSICA RIDDELL
Jessica Riddell
Jessica Riddell est professeure au département d’anglais de l’Université Bishop’s, ainsi que titulaire de la chaire Stephen A. Jarislowsky pour l’excellence en enseignement au baccalauréat et récipiendaire du Prix national 3M d’excellence en enseignement. Elle est également directrice générale de la Maple League of Universities.
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