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L'aventure universitaire

L’importance du ludique dans l’apprentissage

par JESSICA RIDDELL | 07 OCT 15

Pendant mes études supérieures, j’avais coutume de dire en plaisantant que, si j’échouais, je deviendrais organisatrice de fêtes. Cette désinvolture suscitait la réaction attendue : des rires, liés en grande partie à l’opposition flagrante entre le caractère rigoureux et cérébral du milieu universitaire et l’aspect éphémère et apparemment superficiel de l’univers de la fête. Pourtant, en réfléchissant à mon parcours professionnel, je me rends compte non pas qu’on prend les études universitaires trop au sérieux, mais plutôt qu’on ne prend pas suffisamment au sérieux l’organisation de fêtes.

Si vous le permettez, j’aimerais expliquer pourquoi les fêtes font à mes yeux partie des principaux moments qui permettent à l’enseignement d’avoir un effet transformateur. Dans Where Good Ideas Come From: The Natural History of Innovation, paru en 2010, Steve Johnson soutient que la création d’environnements fertiles facilite le brassage de créativités, qui permet à des gens issus de diverses disciplines de se retrouver dans un même espace physique ou intellectuel. La Mermaid Tavern, à Londres, a ainsi vu se produire nombre de brassages de créativités historiques : au xviie siècle, elle accueillait une fraternité de buveurs qui comptait en son sein des génies de la littérature comme Ben Jonson, John Donne ou Walter Raleigh – et même, a-t-on dit, William Shakespeare.

Au xviiie siècle, en Angleterre et en France, les lieux alors très en vogue qu’étaient les cafés ont contribué à l’avènement du siècle des Lumières. Les salons parisiens du xixe siècle étaient réputés comme des lieux propices aux conversations savantes décontractées, placées sous le signe de la politesse, de la civilité et de l’honnêteté. Et n’oublions pas bien sûr l’institution sociale hellénique de première importance qu’étaient les symposiums – terme issu du grec ancien sympósion (banquet) –, fêtes lors desquelles la poésie, la philosophie, la musique ainsi que les exploits sportifs et miliaires étaient célébrés et faisaient l’objet de rigoureux débats.

Remonter l’histoire de l’innovation dans la civilisation occidentale, c’est remonter celle de la fête. C’est rechercher l’origine de la création intentionnelle de lieux (tavernes, cafés, salons) où des intellectuels issus d’horizons divers (scientifiques, philosophes, poètes, politiciens, artistes) se livraient à des échanges porteurs d’innovations et propices à une transformation culturelle en profondeur.

Qu’avaient en commun ces endroits? Tous étaient des lieux de « réjouissances intellectuelles », expression forgée par l’universitaire spécialiste de Shakespeare A. G. Gardiner pour évoquer la Mermaid Tavern dans son ouvrage Prophets, Priests, and Kings, paru en 1908. Bien que géographiquement distincts et marqués par des libations différentes, ces véritables institutions sociales partagent certaines caractéristiques. Elles favorisent les conversations d’égal à égal et la convivialité, tout en permettant à des gens d’horizons divers de se livrer à des échanges générateurs à la fois de plaisir et de savoir.

Il ne faut pas sous-estimer la contribution du plaisir aux effets transformateurs de l’enseignement. Sir Philip Sidney, un écrivain, courtisan et soldat du xvie siècle, incarne à merveille une tradition de longue date qui place le plaisir au cœur de l’enseignement. Il écrivait ainsi en 1581 dans Defense of Poesie : « Qui acceptera d’apprendre s’il n’est pas stimulé par le désir d’apprendre? » Sidney estimait que stimuler une personne, c’est la transformer, et que le professeur idéal se doit de générer du plaisir pour toucher le cœur et façonner l’esprit.

Comment favoriser l’émergence de lieux générateurs de plaisir dans le milieu de l’enseignement supérieur? Parfois, le plaisir naît naturellement, de manière imprévue, organique. Sur le plan pédagogique toutefois, le défi consiste à générer constamment et intentionnellement des moments de plaisir collectif, tout en préservant le fragile équilibre entre rigueur intellectuelle et réjouissances. Même si le rythme des progrès technologiques est tel que ces échanges créatifs pourraient un jour s’inscrire dans le cadre d’univers virtuels, pour le moment, j’estime qu’ils ne peuvent naître que d’interactions au sein d’un même lieu physique. En éprouvant eux-mêmes du plaisir, les enseignants créent les conditions qui permettent de toucher le cœur et de façonner l’esprit de leurs étudiants. Très peu de choses sont plus contagieuses que l’enthousiasme.

L’enseignement supérieur, sous sa forme idéale, offre aux individus des espaces qui leur permettent de s’aventurer, seuls ou ensemble, aux croisements du savoir, de l’expérience et de l’imagination. Chacun s’interroge seul, et avec les autres, sur sa compréhension du monde et sur la manière dont il est possible d’y vivre en éprouvant du plaisir, de manière courageuse et responsable.

C’est pourquoi dès le début de cette année scolaire, j’entends saisir toutes les occasions de multiplier les réjouissances intellectuelles non seulement en classe, mais également dans le cadre de conférences universitaires, de débats et d’activités savantes publiques. Je veillerai également à saisir toutes les occasions de collaborer avec divers membres du milieu universitaire pour faire en sorte que même les réjouissances les plus spontanées génèrent des moments d’enseignement et d’apprentissage porteurs d’effets transformateurs. Et si jamais un bon verre de vin vient accompagner ces échanges, je considérerai ça comme un point positif de plus.

Jessica Riddell est professeure agrégée au département d’anglais de l’Université Bishop’s, présidente du Teaching and Learning Centre de cet établissement, ainsi que lauréate d’un Prix national 3M d’excellence en enseignement (2015). Cet article est le premier qu’elle signe dans le cadre de cette nouvelle rubrique, qui reviendra tous les deux mois.

 

 

À PROPOS JESSICA RIDDELL
Jessica Riddell
Jessica Riddell est professeure au département d’anglais de l’Université Bishop’s, ainsi que titulaire de la chaire Stephen A. Jarislowsky pour l’excellence en enseignement au baccalauréat et récipiendaire du Prix national 3M d’excellence en enseignement. Elle est également directrice générale de la Maple League of Universities.
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