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Lu pour vous

Que valent vraiment les classements des grandes universités?

A-t-on mesuré les conséquences potentielles de la course effrénée pour les fonds de recherche?

par YVES LABERGE | 13 NOV 19

Sociologue allemand et auteur de plusieurs livres savants, Richard Münch est professeur émérite à la Otto-Friedrich-Universität de Bamberg. Son point de vue sur la situation des universités est éminemment critique; pour son avant-dernier livre Academic Capitalism: Universities in the Global Struggle for Excellence, son objectif était de comprendre les effets inattendus de la concurrence entre les universités, mais aussi de mettre en évidence les conséquences de la mondialisation sur l’enseignement supérieur. Vaste sujet. Academic Capitalism ne cherche pas à démontrer que les universités font partie des rouages du capitalisme, mais soutient plutôt que celles-ci sont devenues, au cours des dernières décennies, de véritables officines du système capitaliste, pour le meilleur et pour le pire.

Le chapitre d’ouverture montre comment la concurrence dans le monde de l’enseignement supérieur et la soumission plus ou moins répandue aux critères sélectifs du fameux classement des universités de Shanghai impliquent des distorsions et des paradoxes qui, au final, favorisent artificiellement certaines universités très réputées et surcotées des États-Unis. On comprend que certains critères de sélection accordent un poids démesuré et que certains autres types de recherche académique sont automatiquement disqualifiés.

Par exemple, ce classement annuel de Shanghai surévalue l’importance d’avoir des « nobélisés » parmi son personnel tout en ignorant arbitrairement dans leur calcul certains types de publications savantes comme les chapitres dans les recueils (« Handbooks »), les articles dans les encyclopédies, les encyclopédies elles-mêmes — qui demeurent néanmoins des outils de synthèse éminemment utiles, surtout pour l’enseignement supérieur. Les articles parus dans les revues prestigieuses et le nombre de citations obtiennent une importance disproportionnée, ce qui mène à des excès et des dérapages (répétitions d’un article à l’autre, abus de l’autocitation, etc.). Mais devant la force de ces classements internationaux, personne n’ose vraiment les contester, car leur influence est pratiquement unanime.

Toujours dans le chapitre « The New Rules of Science », un tableau montre que les domaines des humanités et des sciences sociales sont particulièrement défavorisés par ce système, sauf dans les grands pays anglo-saxons. D’ailleurs, bien que celles-ci ne soient pas mentionnées dans Academic Capitalism, quelques universités du Canada figurent dans ce classement annuel du cabinet Shanghai Ranking Consultancy.

Le deuxième chapitre explique comment « l’université entrepreneuriale » a bouleversé les rôles sociaux des professeurs et des étudiants — et bien sûr de ses gestionnaires — d’après un modèle calqué sur l’entreprise privée, où le professeur, redéfini comme un simple employé, devra désormais « mériter des points » au lieu de « s’en remettre uniquement à son propre jugement ». Mais cette compétition entre les chercheurs dans l’ère capitaliste et mondialisée est diamétralement différente de celle qui existait autrefois; celle-ci est d’un autre ordre et obéit à des objectifs bien différents. Selon l’auteur, l’obnubilation pour la recherche empirique (au détriment des autres méthodes) et l’instrumentalisation de la science pour des besoins externes aux universités font perdre l’autonomie de la plupart des chercheurs.

Les passages les plus intrigants de ce livre sont ceux — nombreux — qui mettent en évidence les effets pervers de ce système de classification qui occasionne la création d’un « mécanisme monopolistique où sont distribués et concentrés quelques biens rares et convoités comme la reconnaissance, l’argent et le prestige ». Ultimement, ceci conduirait à ce que l’auteur nomme dans son quatrième chapitre « la colonisation de la compétition scientifique entre chercheurs ». Et au sixième chapitre, M. Münch parlera même du problème de « l’appropriation oligarchique des fonds de recherche » qui aurait une influence négative sur le progrès scientifique.

Le livre Academic Capitalism: Universities in the Global Struggle for Excellence est une étude courageuse, rigoureuse et bien documentée qui montre éloquemment les faiblesses du modèle actuel dans le monde universitaire où les inégalités s’exacerbent entre les universités surfavorisées et celles qui au contraire souffrent de sous-financement : les unes comme les autres deviennent en proie à une gestion inefficace de leurs ressources ou s’abandonnent à une bureaucratisation excessive qui, mis ensemble, paralysent l’innovation et bloquent les possibilités de renouvellement. Pourtant, M. Münch n’a rien d’un donneur de leçons. Bien qu’il se base sur la situation dans son Allemagne natale et aux États-Unis (où il a longtemps enseigné comme professeur invité), plusieurs des constats énoncés ici sembleront peut-être familiers au lecteur canadien.

Le point fort de ce livre sur « les universités en lutte pour l’excellence », d’où le titre, est de bien documenter ces constats et de les étayer judicieusement. Les formules qu’il emploie sont souvent percutantes : le cinquième chapitre contient des expressions comme « Turning Teaching into a Business » et « Turning Research into a Business ». Il ne s’agit néanmoins pas d’un essai ni d’un pamphlet, mais bien d’une étude exhaustive et approfondie, riche en données et en graphiques, qui touche à la fois la sociologie de l’éducation, la sociologie de la connaissance et l’épistémologie. Ce livre prolonge l’excellent ouvrage de Gary Rolfe paru au même moment chez le même éditeur, soit The University in Dissent: Scholarship in the Corporate University (Routledge, 2014).

Richard Münch, Academic Capitalism: Universities in the Global Struggle for Excellence, Abingdon (Grande-Bretagne), Routledge, collection « Routledge Advances in Sociology », 2014, 298 pages.

 

À PROPOS YVES LABERGE
Yves Laberge
Yves Laberge détient un doctorat en sociologie et a fait paraître plus de 1000 critiques de livres dans une trentaine de revues universitaires. Il est membre du comité de lecture de sept revues internationales.
COMMENTAIRES
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  1. Jean Pasquero / 14 novembre 2019 à 21:51

    C’est une vieille chanson, qu’on nous ressort régulièrement, probablement depuis la fondation de la Sorbonne.

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