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L’université sous la loupe

Le rapport Bastarache ne fera pas école – et j’espère que j’ai tort

Le rapport du comité sur la liberté académique de l’Université d’Ottawa n’est que le dernier d’une longue liste de rapports qui ratent l’occasion d’élever le débat à un cran plus élevé.

par ALEXANDRE BEAUPRÉ-LAVALLÉE | 01 DÉC 21

La saga de la liberté académique à l’Université d’Ottawa (UO) tire probablement à sa fin. Le comité sur la liberté académique a remis son rapport et, s’il va probablement avoir un effet sur l’UO, le rapport Bastarache va probablement aussi y rester confiné.

Comment cela se peut-il? L’incident a été hautement médiatisé et l’enjeu de la liberté académique a occupé le haut du pavé pendant quelques jours – imaginez, le monde hors des murs des universités s’est intéressé à la liberté académique pendant quelques jours. Je ne diminue pas l’importance du concept, loin de là, mais vous avouerez que ce n’est pas le sujet le plus digeste si vous n’êtes pas directement concerné par le débat. Le fait qu’un des aspects du débat, le racisme systémique, était d’actualité à ce moment a possiblement aidé.

Donc, une controverse d’actualité sur un enjeu fondamental du fonctionnement des universités canadiennes… et votre chroniqueur préféré prédit que le rapport final va avoir un impact somme toute minime?

C’est en tout cas ma lecture de la situation. Je le dis avec le plus grand des regrets, et j’espère que l’avenir me donnera tort.

Voyez-vous, l’incident qui a mis le feu aux poudres se situe à la rencontre de deux enjeux de société, et les deux méritent un débat à l’échelle canadienne.

Le racisme systémique existe. Il y a des rapports de domination et de pouvoir systémiques qui sont imbriqués dans toutes les facettes de l’institution universitaire. Ça nuit au passage à une véritable équité qui soit le reflet de la diversité canadienne et qui favorise activement l’inclusion de tous et de toutes. L’université ne devrait laisser personne de côté – ou, au minimum, elle devrait tout mettre en œuvre pour ne pas le faire consciemment. Ça implique une remise en question que plusieurs, dont mon petit moi-même homme/blanc/cis/hétéro/majoritaire-dans-ma-province, vont trouver difficile. La correction des inégalités, et d’abord de celles qui portent atteinte à la dignité des personnes, a préséance sur mon confort.

En même temps, la liberté académique est un de ces piliers dont l’omniprésence est telle qu’on ne prend pas la peine de le définir. Le rapport Bastarache relève plusieurs tentatives de définitions (surtout juridiques) de cette liberté académique, sans vraiment en trouver une qui fasse entièrement consensus. Ce sur quoi elles s’entendent presque toutes, c’est sur le principe que la mission universitaire ne peut se réaliser pleinement si les personnes qui exercent ces missions au quotidien sont victimes de censure ou travaillent dans des conditions qui poussent à l’autocensure. La recherche de la vérité doit primer, et doit pouvoir se faire par le biais d’un débat public et libre. Tout cela doit être affirmé, parfois réaffirmé, protégé – et encadré. Ça ne couvre pas les discours haineux, discriminatoires, violents, et tout le reste. Ça me semble l’évidence même, mais apparemment il faut le répéter.

Que fait-on le jour où l’affirmation du droit à la dignité se heurte à l’exercice traditionnel de cette liberté académique? Ou lorsque l’une des manifestations du droit à sa dignité chamboule le rapport d’autorité plus traditionnel à l’université? Ou, encore, que fait un établissement lorsque sa responsabilité croissante envers sa population étudiante entre pour la première fois en conflit avec la défense traditionnelle de la liberté académique de ses enseignants?

Plus concrètement encore : que fait-on le jour où une professeure utilise un terme historiquement dégradant et intrinsèquement raciste dans un contexte pédagogique et qu’au moins une personne considère qu’il s’agit d’un discours haineux ou discriminatoire?

J’espérais trouver un début de réponse dans le rapport Bastarache, une réponse qui chercherait à incorporer les différents points de vue sur les deux questions – le droit à la dignité et la liberté académique – en quelque chose de nouveau, ou du moins d’inédit, ou même seulement propice à un débat inclusif et ouvert.

De près, ce sont même deux enjeux fondamentaux : la liberté académique et la protection contre les discours haineux. Avec un peu de recul, tout cela a des airs de déjà-vu.

Prenez un système universitaire soumis à des pressions externes et internes qui, sans être entièrement nouvelles, prennent une importance qu’elles n’ont jamais prises auparavant. Faites de ces pressions (ou des problèmes qu’elles engendrent) un argument constant mais secondaire du discours d’une ou plusieurs parties prenantes – de préférence à l’échelle provinciale. Laissez mijoter pendant quelques années pour que cet enjeu se confonde bien avec d’autres, jusqu’à ce que se produise dans un seul établissement un incident localisé, mais incarnant toutes les craintes sur un sujet bien précis. L’établissement va tenter de gérer la situation, puis de la régler, pour finalement être forcé de passer le relais à une entité plus neutre, laquelle, plusieurs mois plus tard, remettra un rapport qui répondra peut-être à l’incident en question, mais qui n’arrivera pas à pousser plus loin le débat dont bénéficierait le reste du système encore aux prises avec le problème.

Ce n’est pas seulement la description générale du contexte du rapport Bastarache. C’est la description du scénario moderne de l’« incident » universitaire touchant un aspect fondamental mais que les rapports n’arrivent pas à élever au-dessus de la résolution de l’incident lui-même.

Quelques exemples pertinents

Vous ne me croyez pas? D’accord. Voici trois incidents universitaires qui se sont déroulés au Canada au cours des 15 dernières années :

  • L’îlot Voyageur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) – 2007
  • La gouvernance à l’Université Concordia – 2011
  • Les déboires de l’Université Laurentienne – 2021

Dans les trois cas, l’incident déclencheur était la manifestation d’un enjeu latent depuis plusieurs années : l’imputabilité des dirigeants, la gouvernance universitaire et la vulnérabilité accrue de certains types d’établissements. Dans les trois cas, la crise a fixé les projecteurs sur un établissement et permis d’étaler le problème au grand jour. Dans les trois cas, on a eu recours à une instance neutre et, dans tous les cas, le rapport remis n’a pas réussi à créer l’impact nécessaire pour que les solutions proposées à un enjeu foncièrement systémique puissent influencer, justement, le système, ou du moins d’autres établissements aux prises avec le même enjeu.

Oui, oui, je sais : le rapport du Vérificateur général du Québec (VGQ) en 2008 a eu un impact au-delà de l’UQAM parce que le gouvernement du Québec y a réagi en modifiant plusieurs règles touchant les mécanismes financiers des universités et la reddition de comptes. Oui, c’est vrai, mais le problème fondamental n’était pas l’îlot Voyageur, tout comme le roulement au rectorat à Concordia ou l’insolvabilité de l’Université Laurentienne n’étaient que les conséquences de problèmes systémiques plus importants et présents dans d’autres établissements. Aucun de ces rapports n’a eu droit à la portée que méritait l’enjeu, alors que dans au moins un cas, celui de l’Université Concordia, le rapport abordait avec brio certaines difficultés culturelles qui n’étaient pas uniques à l’établissement.

Écueils similaires

Revenons-en au rapport Bastarache. Le rapport n’est pas mauvais en soi. Quiconque s’intéresse aux libertés dans le monde universitaire y apprendra certainement quelque chose. Dans mon cas, j’y ai même beaucoup appris. De plus, le comité ose énoncer avec force certains principes, comme le rejet de la violence, l’existence du racisme systémique ou l’importance de protéger la liberté académique, du moins sous une certaine forme.

Loin d’être unique, on dirait qu’il s’est enfargé dans les mêmes embûches que ses prédécesseurs. En voici aussi trois.

La formulation même du mandat annonçait des travaux difficiles. En demandant d’examiner les enjeux de la liberté académique, de la liberté d’expression, de l’autonomie institutionnelle, de l’équité/diversité/inclusion (ÉDI) et de la « poursuite de l’égalité réelle ainsi que l’encadrement juridique de ces enjeux », l’Université a servi au comité un pouding doublement arseniqué. Si toutes ces composantes se retrouvent effectivement dans l’enjeu de la liberté académique, les présenter ainsi sans relation les unes aux autres ouvre la porte toute grande à l’éparpillement ou, à l’inverse, à limiter l’examen au seul incident, de peur de se perdre dans son propre propos.

Le deuxième obstacle se trouve à la fin de la même phrase : c’est la seule mention d’un cadre d’analyse quelconque dans le mandat. Personne n’en voudrait au comité de déduire qu’on le mandate pour limiter son examen à des sources juridiques, et c’est exactement ce qu’ils ont fait. Tout comme le rapport du VGQ en 2008 a limité son analyse à un strict cadre d’audit, le rapport du comité sur la liberté académique ne se base que sur un cadre juridique, et ce, malgré ce qu’affirme le comité en page 11, lorsqu’il mentionne qu’il a « consulté des études sur les enjeux liés à la liberté d’expression et à la liberté académique, dont deux études majeures […] »; j’ai en vain cherché dans le texte des références au corpus scientifique qui existe sur la question en-dehors de la discipline juridique. Je suis convaincu que l’examen de la situation est valide dans cette discipline. En s’y limitant, le comité s’est privé de l’apport d’autres perspectives. En se privant d’autres perspectives, le rapport limite considérablement son auditoire, et donc les parties prenantes qui pourraient vouloir s’en inspirer, et donc son potentiel d’avoir un impact sur toutes les facettes de l’enjeu à l’échelle systémique.

En réponse à une telle commande, le comité n’a pas pu résister à la tentation de flirter avec le concept de « bonnes pratiques » en proposant explicitement certains outils d’analyse et de critères décisionnels. Je ne remets pas en cause le bien-fondé de disposer de tels critères appuyés sur une analyse établie à l’avance et se voulant la plus objective possible. Je ne remets pas non plus en question la validité juridique de la jurisprudence dont s’inspirent ces outils et ces critères. Néanmoins, l’invocation de « meilleures pratiques », si elles sont importées directement de l’extérieur du monde universitaire sans être adaptées culturellement par et pour la communauté, n’a certainement pas démontré son efficacité à créer une adhésion tangible. Pire, cela donne prise à une résistance au changement qui est, dans ce cas précis, facilement évitable. La nature sensible de la question milite en faveur de plus de doigté.

Est-ce un mauvais rapport? Non. Il permet à l’Université d’Ottawa de réaffirmer certains principes qu’elle énonce déjà dans ses règlements. Il avance des arguments raisonnables pour légitimer le remplacement de certaines structures par d’autres au fonctionnement plus transparent. Il réaffirme à la fois le droit à la dignité et la protection de la liberté académique. Il énonce clairement que le fait de se sentir offensé en contexte d’apprentissage n’est pas l’équivalent d’une atteinte à sa dignité et, du même souffle, suggère fortement que les personnels universitaires profiteraient grandement d’une petite mise à jour sur la diversité et l’inclusion, allant même jusqu’à recommander l’octroi de ressources dédiées à cette fin.

C’est un très bon rapport-conseil adressé à la direction afin de prévoir la prévention d’un éventuel nouvel incident du genre à l’UO, sur l’air moderne de la gestion des risques.

Mais c’est tout.

Vous me direz que le comité n’avait aucune obligation d’intervenir dans le débat canadien, ni même de chercher à l’influencer. C’est vrai. Ce sera donc le travail des prochains. Si eux ne le font pas, on pourra toujours demander aux suivants. Puis aux prochains suivants.

Je vous laisse avec deux citations pleines de promesses et d’espoir, tirées du rapport. Le comité y cite d’abord à la page 17 une décision arbitrale de l’Ontario qui mentionne que

« [l]es pratiques et les croyances aujourd’hui acceptées deviendront les idées discréditées et démodées de demain lorsqu’elles seront soumises à un débat public libre et à un examen scientifique ».

Et en page 35, il mentionne que

« [l]’université doit respecter la liberté académique et combattre le racisme. C’est difficile parce que l’université ne peut pas ignorer l’histoire, l’impact du racisme systémique à une certaine époque, les réactions toujours sensibles à la référence à certains mots ou évènements. Elle doit tenir compte des changements sociétaux au Canada et de la composition de la communauté universitaire » (c’est moi qui souligne).

Aux suivants d’agir, donc.

À PROPOS ALEXANDRE BEAUPRÉ-LAVALLÉE
Alexandre Beaupré-Lavallée
Alexandre Beaupré-Lavallée est professeur adjoint en administration de l’enseignement supérieur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal et chercheur régulier au Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur.
COMMENTAIRES
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  1. Pierre Jasmin / 3 décembre 2021 à 10:41

    Secrétaire général des Artistes pour la Paix, je salue cet article qui, malgré quelques cheveux coupés en quatre typiques de nos universitaires (et j’en suis…), énumère avec raison bien des qualités au rapport Bastarache. Je l’estime, comme l’auteur de l’article, sinon ignoré du moins négligé par la société, alors qu’il résoud bien des fausses polémiques, dont celles du wokisme et de textes historiques comme « les nègres blancs d’Amérique » de Pierre Vallières. cela tient sans doute à la personnalité forte de M. Bastarache. Pour en savoir plus long, on lira les références de l’article suivant paru sur notre site: Artistes pour la paix.

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