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Au Québec, une décision appuie le caractère confidentiel des entrevues réalisées par les chercheurs

Les chercheurs doivent concevoir des protocoles de recherche conformes à la loi canadienne.

par NATALIE SAMSON | 12 MAR 14

Une décision récente de la Cour supérieure du Québec a de grandes répercussions sur les chercheurs qui réalisent des entrevues confidentielles dans le cadre de leurs travaux.

Le 21 janvier, la juge Sophie Bourque a donné raison à Christine Bruckert et à Colette Parent, professeures de criminologie à l’Université d’Ottawa, et cassé un mandat qui aurait permis à la police de prendre connaissance du contenu d’une entrevue confidentielle. Un juge peut ainsi décider que la relation entre le chercheur et le participant a préséance, même si aux termes de la loi canadienne ce n’est pas automatiquement le cas, comme pour la relation entre un médecin et son patient ou un avocat et son client.

L’affaire remonte à mai 2012, lorsque Adam McLeod, un ancien adjoint à la recherche au premier cycle de Mme Bruckert, a informé celle-ci qu’il avait communiqué avec le Service de police de la Ville de Montréal au sujet d’une entrevue réalisée en 2007 avec une escorte mâle dans le cadre d’un projet de recherche de Mmes Bruckert et Parent sur la prostitution et l’intimité. M. McLeod avait reconnu Luka Magnotta, un fugitif recherché internationalement parce qu’il était l’auteur présumé du meurtre et du démembrement de Lin Jum, étudiant à l’Université Concordia.

« En tant que chercheuse auprès de populations très vulnérables, je prends très au sérieux ma responsabilité de protéger [les participants] », explique Mme Bruckert, dont les travaux portent principalement sur des travailleurs du sexe. Mmes Bruckert et Parent ont donc refusé de remettre le contenu de l’entrevue aux policiers et sollicité l’aide d’un avocat.  « Nous croyions que la police laisserait tomber lorsqu’elle aurait attrapé M. Magnotta », se rappelle Mme Bruckert. (Luka Magnotta a été arrêté le 4 juin 2012 à Berlin.)

Au contraire, la pression s’est exacerbée une fois M. Magnotta aux mains de la justice. Les deux chercheuses ont donc sollicité l’aide du comité d’éthique de la recherche (CER) de l’Université d’Ottawa, du chef de leur département, du doyen de leur faculté et de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU). « Tous étaient prêts à nous appuyer, mais personne n’avait de conseils pratiques à nous donner », explique Mme Bruckert.

Le seul précédent, une enquête du coroner à Vancouver, datait de 1994. Russel Ogden, alors étudiant à la maîtrise à l’Université Simon Fraser, avait été assigné à comparaître en raison de renseignements confidentiels recueillis dans le cadre de travaux de recherche sur le suicide assisté chez les personnes atteintes du sida. Comme un refus de témoigner se serait traduit par une inculpation pour outrage au tribunal, un crime passible d’emprisonnement, M. Ogden s’est défendu en démontrant que ses travaux respectaient le critère de Wigmore.

Le critère de Wigmore est un outil juridique qui permet de déterminer si la règle du secret attachée à certains éléments de preuve en common law doit s’appliquer, et si la confidentialité des sources anonymes des journalistes doit être préservée. Pour que le critère s’applique, la communication doit satisfaire à quatre critères : elle doit avoir été transmise confidentiellement, avec l’assurance qu’elle ne sera pas divulguée; le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties; les rapports doivent être de la nature de ceux que la collectivité souhaite voir entretenus; le préjudice que subiraient les rapports en cas de divulgation de la communication doit être plus considérable que l’avantage à retirer d’une divulgation.

Les professeurs John Lowman et Ted Palys, du département de criminologie de l’Université Simon Fraser, se sont intéressés de près au cas de M. Ogden, et sont depuis devenus des spécialistes de l’éthique en recherche et des paramètres juridiques régissant la recherche auprès de populations vulnérables. Ils se sont également révélé une précieuse source d’information pour Mmes Bruckert et Parent.

Ils ont tout d’abord conseillé aux chercheuses de protéger leurs données. « Il existe deux façons d’y parvenir, précise Mme Bruckert. Les cacher sous une roche dans les collines de la Gatineau, ou s’adresser à un avocat. » Elles ont remis les données en question – un enregistrement audio et une transcription de l’entrevue – à l’avocat Peter Jacobsen (embauché par l’ACPPU). La décision du juge Bourque indique que la saisie des documents par des policiers a eu lieu le 22 juin 2012, mais les documents avaient été scellés après le dépôt, par M. Jacobsen, d’une motion visant à casser le mandat de perquisition.

Dans sa décision, la juge Bourque précise que le contenu de l’entrevue (dont elle a pris connaissance) aurait été peu utile à la police ou à la Couronne, qu’il ne permettait pas de déterminer l’état d’esprit de M. Magnotta, et que la violation de la confidentialité risquerait de nuire fortement à « la libre circulation de renseignements exacts et pertinents » entre les chercheurs et un groupe aussi marginalisé que les travailleurs du sexe. Elle ajoute que l’entrevue a été réalisée sous promesse de confidentialité, et que Mmes Bruckert et Parent ont déployé de grands efforts pour en préserver le caractère confidentiel.

Conformément au protocole des chercheurs, les participants donnent leur consentement oral uniquement et choisissent un pseudonyme (M. Magnotta s’est fait appeler Jimmy). Les pseudonymes sont utilisés dans la transcription de l’entrevue. Tout autre renseignement pouvant mener à l’identification est supprimé, et les participants procèdent à une dernière vérification.

La décision de la juge Bourque précise par ailleurs que le CER de l’Université d’Ottawa et le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) exigent que les chercheurs mettent en place de tels protocoles pour protéger la confidentialité des participants avant même qu’un projet soit approuvé et financé, conformément à l’Énoncé de politique des trois Conseils : Éthique de la recherche avec des êtres humains (PDF), sur lequel s’appuie tous les CER des établissements d’éducation postsecondaire au Canada.

Mme Bruckert se dit heureuse de la conclusion de l’affaire (elle a appris en février que la poursuite n’irait pas en appel) et de l’appui qu’elle a reçu de ses collègues, de l’ACPPU et de l’Université d’Ottawa, qui s’est engagée à couvrir la moitié des frais juridiques des chercheuses (environ 150 000 $) et à trouver des fonds s’il y avait appel. De l’avis des observateurs, l’affaire a cependant montré que l’infrastructure d’éthique en recherche au Canada doit être améliorée.

Selon Barbara Graves, présidente du CER de l’Université d’Ottawa, les établissements d’enseignement, les CER et les organismes subventionnaires devraient appuyer la mise en place de mesures claires de protection de la confidentialité afin que la recherche dans les domaines sensibles demeure possible. « Les sources se tariront dès qu’elles auront l’impression que les chercheurs révéleront tout à la demande de la police. » À la suite de cette affaire, le CER de l’Université d’Ottawa envisage de rédiger un exposé de position sur l’éthique en recherche, et le bureau d’éthique et d’intégrité en recherche de l’Université travaille à l’élaboration d’une déclaration visant à préciser la position de l’établissement en matière d’éthique en recherche et de confidentialité.

De son côté, M. Lowman, estime que l’Énoncé de politique des trois Conseils, qui date de 2010, nécessite des éclaircissements. Dans sa forme actuelle, l’énoncé conseille aux chercheurs « de maintenir leur promesse de confidentialité envers les participants dans la mesure que le permet l’application des principes éthiques ou la loi ».

« Pourquoi les organismes subventionnaires n’enchaînent-ils pas avec les mécanismes juridiques de défense de la relation privilégiée qui unit un chercheur et un participant? », demande M. Lowman, dans les rares situations où les exigences de la loi concordent mal avec les recommandations découlant des principes éthiques présents dans la Politique.

L’affaire montre également que l’impossible survient, malgré l’application des mesures les plus rigoureuses.

« Ce que les chercheurs doivent avant tout retenir, c’est que les protocoles de recherche doivent être conçus de façon à satisfaire au critère de Wigmore. J’espère que notre expérience les incitera à faire preuve de vigilance afin qu’une telle situation ne se reproduise plus », conclut Mme Bruckert.

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