La science n’est pas toujours l’affaire d’experts cloîtrés dans une tour d’ivoire. De plus en plus, des gens ordinaires participent à la collecte des données – sur le climat, les oiseaux, les plantes, les insectes locaux, etc. – dans le cadre d’initiatives de science citoyenne. Leur contribution permet aux scientifiques de pousser l’exercice beaucoup plus loin. Ainsi, les applications numériques et plateformes en ligne accroissent plus que jamais la portée des travaux de recherche dans le domaine de la conservation.
Jeremy Kerr, écologiste de l’Université d’Ottawa, a créé eButterfly avec un de ses chercheurs postdoctoraux en 2011. Le portail en ligne permet aux membres du public d’enregistrer leurs observations de papillons partout au Canada, ce qui aide l’équipe de recherche à étudier comment se déplacent les insectes au fil des changements dans le climat et l’utilisation des sols. « Nous ne pouvons couvrir tout le territoire canadien, mais beaucoup de gens sont prêts à nous aider, explique M. Kerr. Les citoyens scientifiques permettent d’atteindre des coins de pays jusqu’ici inexplorés par les chercheurs. »
M. Kerr ne recueille pas de renseignements personnels sur les participants à son projet, mais indique que la plupart ne sont pas des scientifiques. Il s’agit simplement de citoyens équipés de jumelles qui veulent enregistrer, cartographier et comparer leurs observations de la nature. Le portail en ligne est ouvert à tous, peu importe le lieu, ce qui peut attirer des utilisateurs qui ne participent habituellement pas à la science. « Alors que nous offrons désormais l’application dans le sud des États-Unis et au Mexique, il est évident que les utilisateurs n’ont pas du tout le même profil que mes chercheurs postdoctoraux et moi, qui sommes au Canada », explique-t-il.
Les chercheurs n’ont toutefois pas à concevoir eux-mêmes leur plateforme en ligne pour recueillir des données auprès des citoyens. Plusieurs applications populaires permettent de le faire en créant des projets auxquels le public peut contribuer. Jennifer Baici, étudiante au doctorat à l’Université Trent, utilise eBird et iNaturalist pour estimer la population de dindons sauvages en Ontario.
Dans iNaturalist, elle a créé un projet auquel les utilisateurs doivent s’inscrire pour participer. En ce qui concerne eBird, une plateforme gérée par le laboratoire d’ornithologie de l’Université Cornell, elle n’a eu qu’à s’inscrire sur le site Web pour télécharger toutes les observations de dindons sauvages faites en Ontario au cours de l’hiver. Les applications facilitent beaucoup la collecte des données d’un bout à l’autre de la province – et réduisent beaucoup les coûts. « La province est si grande, et mes ressources sont limitées, dit-elle. De cette façon, je peux estimer la taille de la population à moindres frais. »
Les applications demandent aussi aux utilisateurs toutes les données dont la chercheuse a besoin – comme la date et le lieu de l’observation, ainsi que le nombre d’oiseaux au sein d’une volée. Chaque rapport est donc complet. Au début de mars, environ 1 300 observations avaient été rapportées au cours de l’hiver, la plupart dans eBird. Mme Baici indique que d’ici la fin du mois, elle devrait avoir une bonne estimation de la population de dindons.
Certains chercheurs doutent de la fiabilité des observations ainsi recueillies, mais l’étudiante soutient que les données de ces sources semblent assez exactes et que le nombre de volées recensées à l’échelle de la province est raisonnable. Selon M. Kerr, les données d’observation des papillons sont également relativement exactes, et sont vérifiées par des experts en taxonomie. Les participants à un autre projet de science citoyenne qu’il dirige, appelé Bumblebee Watch, ont cependant de la difficulté à bien identifier les bourdons.
Certains projets de longue haleine nourrissent de grandes ambitions en ce qui concerne l’apport des scientifiques amateurs. Le Relevé des oiseaux nicheurs de l’Amérique du Nord (BBS), qui couvre toute l’Amérique du Nord chaque printemps depuis 1965, exige des participants qu’ils respectent de rigoureuses normes de collecte des données – y contribuer est une fierté chez les ornithologues amateurs, explique Marie-Anne Hudson, qui dirige le programme pour le Service canadien de la faune. Bien que les applications comme eBird aient l’immense potentiel de générer une quantité stupéfiante de données, ces données ne sont pas normalisées et ne peuvent se comparer à celles d’un projet rigoureux comme le BBS, dans le cadre duquel des experts de l’observation refont le même parcours année après année. De plus, les applications ne permettent toujours pas d’enregistrer une observation aussi rapidement qu’un simple crayon, précise-t-elle.
Les avancées technologiques ont tout de même transformé le projet au fil des décennies. Les formulaires papier envoyés par la poste ont été remplacés par un portail numérique qui permet aux observateurs de transmettre directement leurs données aux chercheurs. Aussi, les progrès technologiques en matière de conservation et d’analyse de l’information permettent de stocker, d’étudier et de diffuser un beaucoup plus grand nombre de données qu’auparavant.
Dans certains endroits, comme l’Arctique, les plateformes numériques s’avèrent peu pratiques vu la fiabilité incertaine de l’accès Internet. Le projet Arctic Salmon, qui surveille la progression du saumon vers le nord, demande aux pêcheurs nordiques de remettre aux chercheurs le saumon attrapé afin qu’il soit analysé. Il serait difficile d’utiliser une application compte tenu de la nécessité d’étudier le poisson, du moins sa tête. Cependant, le projet utilise les médias sociaux pour passer le mot et rejoindre les collectivités qui soutiennent le travail effectué et contribuent à l’élaboration des questions de recherche, explique la responsable d’Arctic Salmon, Karen Dunmall, stagiare du programme Liber Ero à l’Université de Victoria.
Selon M. Kerr, les citoyens scientifiques aident beaucoup la science en général en recueillant les données sur lesquelles sont fondés les projets de recherche. « J’utilise cette méthode depuis environ sept ans. Durant cette période, les citoyens ont enregistré plus d’observations de papillons que tous les scientifiques regroupés n’ont jamais pu le faire auparavant. »