Un article paru l’an dernier dans la revue en ligne National Observer mettait en lumière un accroissement considérable du recours aux animaux de laboratoire au Canada, selon un rapport du Conseil canadien de protection des animaux (CCPA). Sans toutefois que l’article ne distingue les divers types d’animaux cités dans le rapport, cet accroissement concernait presque exclusivement le nombre de poissons utilisés en laboratoire, passé en 2014 (dernière année pour laquelle le CCPA dispose de statistiques) à 1,6 million, soit près de deux fois plus que deux ans auparavant.
Cette forte augmentation n’a rien d’étonnant pour quiconque travaille dans les domaines de la génétique, de la découverte de médicaments ou encore de la croissance et du développement, pour lesquels les chercheurs utilisent une multitude de poissons-zèbres. Aussi petits et peu complexes que ces poissons soient par rapport aux classiques souris de laboratoire, ils présentent néanmoins bien des avantages. En effet, il est bien plus rentable de les stocker en grand nombre et plus facile de les élever que les souris, dans le respect des lignes directrices du CCPA. De plus, nombre des fonctions biologiques du poisson-zèbre (absorption du cholestérol par l’organisme, par exemple) sont semblables à celles de l’être humain.
Mais surtout, le poisson-zèbre compte parmi les premiers animaux dont le génome a été entièrement séquencé (un génome de référence de grande qualité a été annoncé en 2013). Cela signifie que tous ses gènes peuvent désormais être listés et analysés. Il est par conséquent possible de produire des poissons-zèbres génétiquement modifiés pour toutes sortes de travaux de recherche. Les chercheurs en maladies cardiovasculaires, par exemple, peuvent ainsi se procurer des poissons-zèbres dont le cœur est dépourvu de certaines cavités ou encore présentant une arythmie ou un nombre réduit de vaisseaux sanguins. Cela leur permet de modéliser et d’étudier les mécanismes pathologiques liés aux perturbations des gènes qui entrent en jeu.
Malheureusement, à l’heure où les poissons-zèbres comptent parmi les principales espèces exploitées dans le cadre de l’étude des processus pathologiques et de la recherche thérapeutique, les chercheurs canadiens risquent d’être écartés de la plupart de ces travaux. Ces modestes poissons sont en effet visés par une série de règlements très stricts imposés par l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA). En 2012, l’Agence a ajouté les poissons-zèbres à la longue liste des porteurs potentiels de la virémie printanière de la carpe, une maladie virale qui, en s’attaquant aux poissons, pourrait dévaster la pêche canadienne en eau douce.
« Seuls les poissons-zèbres non porteurs du virus à l’origine de la virémie printanière de la carpe peuvent être importés au Canada », explique Jane Alcorn, diplômée de médecine vétérinaire de l’Université de la Saskatchewan en 2016, et maintenant vice-doyenne, Recherche et affaires universitaires, du collège de pharmacie et de nutrition de cet établissement. « Depuis quelques années, il est devenu pratiquement impossible pour les chercheurs canadiens d’importer des poissons-zèbres, poursuit-elle. En revanche, la réglementation qui les en empêche ne s’applique pas au secteur des animaleries, qui peut donc importer ces poissons sans restrictions. »
Pour le neurobiologiste Vincent Tropepe, de l’Université de Toronto, qui a utilisé des poissons-zèbres pendant plus de 13 ans pour ses recherches sur le système nerveux, le problème vient des installations piscicoles américaines, européennes et japonaises semblables à celles qui fournissent aux laboratoires du monde entier des types précis de mouches des fruits ou de souris. Comme l’ACIA exige une certification attestant que les poissons importés sont exempts du virus qui cause la virémie printanière de la carpe, ces installations doivent procéder elles-mêmes aux analyses des poissons qu’elles entendent exporter au Canada. Or notre pays ne représente qu’une petite partie du marché mondial.
M. Tropepe relate que dans les installations,« on a procédé aux analyses des poissons pendant un an, puis on a cessé de le faire, refusant de dépenser de l’argent pour la certification vu qu’aucun autre pays ne l’imposait. »
M. Tropepe fait partie des 31 chercheurs canadiens signataires d’un article sur le problème paru au début de 2016 dans la revue Zebrafish. Cet article explique en quoi les conditions très strictes de stockage des poissons-zèbres par les chercheurs présentent bien moins de risque de diffusion de la virémie printanière de la carpe que les pratiques des aquariophiles amateurs. De plus, l’article souligne l’absence de tout processus d’évaluation de ce risque fondé sur des données probantes qui puisse justifier la réglementation des importations de poissons-zèbres édictée par l’ACIA.
M. Tropepe et bien d’autres chercheurs sont mécontents de voir leurs homologues étrangers réaliser des progrès qu’ils ne peuvent reproduire dans leurs propres laboratoires. M. Tropepe cite à titre d’exemple la découverte, relayée en novembre dernier dans la revue Science, des principaux agents permettant aux poissons-zèbres de régénérer leur moelle épinière après une blessure, ce qui permet d’entrevoir l’existence d’un agent semblable chez l’être humain.
Ce mécontentement est partagé par Sarah Childs, professeure de biochimie et de biologie moléculaire à l’Université de Calgary, qui possède dans son laboratoire des milliers de poissons-zèbres. La restriction imposée par l’ACIA la force à se contenter de ce seul matériel génétique, avec les risques de consanguinité que cela comporte. Mme Childs est parfaitement consciente d’être ainsi privée de chances d’innover dans son domaine.
« Nous n’avons pas importé le moindre poisson-zèbre depuis trois ans environ, souligne-t-elle. Ironiquement, cela coïncide avec le projet du génome du poisson-zèbre qui provoque des mutations de tous les gènes chez ce poisson. En Europe et aux États-Unis, divers centres piscicoles congèlent le sperme de leurs poissons-zèbres. Si on m’y autorisait, je commanderais de multiples souches chaque année. Malheureusement, nous sommes contraints d’utiliser de précieux fonds fédéraux pour recréer des souches dans nos laboratoires. »
Au cours de la dernière année, les universités canadiennes axées sur la recherche ont officiellement tenté de trouver auprès de l’ACIA un moyen pratique et efficient d’autoriser à nouveau l’importation de poissons-zèbres sans que cela risque de propager le virus. « Jusqu’à présent, déplore Mme Childs, cette démarche n’a rien donné, de sorte que les chercheurs canadiens qui étudient le poisson-zèbre accusent de plus en plus de retard par rapport à leurs collègues étrangers. »