Au cours du semestre hivernal de 2019, Maklane deWever, étudiant à l’Université Ryerson, a eu accès à des documents si stupéfiants qu’il n’en a d’abord pas cru ses yeux. Ces documents faisaient état du versement de 200 $ à un magasin de musique, de 800 $ à la Régie des alcools de l’Ontario et de 2 500 $ à une salle de jeu : pas le genre de dépenses qu’on s’attend à voir sur le relevé bancaire d’une association étudiante…
M. deWever avait finalement eu accès à ces documents après des mois de tentatives pour obtenir les données financières de l’Association étudiante de l’Université Ryerson (RSU) dont, en tant que directeur des organisations étudiantes, il était membre du conseil d’administration.
« J’ai estimé qu’il y avait eu violation des statuts », confie M. deWever, qui s’était inquiété en voyant que les dirigeants de la RSU n’avaient pas transmis l’information financière exigée au conseil d’administration. « Ce manque de transparence financière a éveillé mes soupçons, et la consultation des relevés de carte de crédit les a confirmés. »
Les documents finalement obtenus par M. deWever ont révélé des achats discutables d’un quart de million de dollars, étalés sur huit mois. L’un des relevés de carte de crédit était au nom de l’ancien président de la RSU, destitué avant l’élection de M. deWever. La couverture médiatique nationale de ce scandale a poussé les administrateurs de l’Université Ryerson à geler le versement des cotisations des étudiants à leur association. Mais ce cas n’a rien d’unique. Des allégations récentes de mauvaise gestion ont entaché la réputation de plusieurs autres associations étudiantes au Canada.
Un scandale pratiquement identique a ainsi touché en 2018 la Fédération étudiante de l’Université d’Ottawa (FÉUO), aujourd’hui dissoute, dont les dirigeants ont été accusés d’avoir utilisé les cotisations des étudiants pour des achats personnels, entraînant la résiliation de l’entente de longue date entre la FÉUO et l’établissement. Un référendum étudiant s’est soldé par la création d’une nouvelle association, le Syndicat étudiant de l’Université d’Ottawa (SÉUO), et la dissolution de la FÉUO en avril dernier.
Entre-temps, dans l’Ouest canadien, une enquête de la revue étudiante The Ubyssey a mis en lumière des cas de mauvaise gestion et des conflits d’intérêts à l’Association étudiante du campus de l’Okanagan de l’Université de la Colombie-Britannique, pendant que dans l’Est, une enquête indépendante révélait que l’Association étudiante de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard n’avait pas traité comme il se devait, en 2017, une allégation de harcèlement à l’encontre de son président.
Des mécanismes de surveillance pas toujours mis en place
Ces scandales soulèvent des questions sur l’autogestion des associations étudiantes, malgré les mécanismes de contrôle prévus par les politiques et les statuts de la plupart d’entre elles. Les dirigeants de la RSU, par exemple, sont tenus de soumettre un rapport financier trimestriel au conseil d’administration. « Ce n’est malheureusement pas parce qu’une obligation est consignée qu’elle est respectée », précise M. deWever.
Selon le commissaire à la revendication du SÉUO, Sam Schroeder, les lacunes entourant la mise en œuvre des mécanismes de contrôle tiennent peut-être à la culture d’impunité qui caractérise certaines associations étudiantes. « Les associations étudiantes n’écoutent pas suffisamment ce qu’on leur dit, déplore-t-il. Les dirigeants de la défunte FÉUO s’estimaient habilités à faire tout ce qu’ils voulaient. »
Certaines associations étudiantes n’ont tout simplement pas de politiques adéquates. Citons entre autres celle de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, dont une enquête indépendante a révélé que les politiques de lutte contre le harcèlement au travail ne respectaient pas les normes minimales. L’association en question a par la suite mis à jour les documents régissant sa gouvernance et offert à son personnel une « formation plus globale » en matière de ressources humaines, selon sa directrice des communications, Caroline Simoes Correa Bizulli.
Parvenir à un juste équilibre
Juridiquement distinctes des universités, les associations étudiantes disposent de leur propre structure de gouvernance. Même si la plupart des universités assurent en leur nom la collecte des cotisations, elles ne contrôlent pas directement les associations en question. Selon le vice-recteur aux études de l’Université d’Ottawa, David Graham, il faut parvenir à un équilibre entre l’autonomie des associations étudiantes et l’obligation des universités de veiller au bon emploi des cotisations.
« Chaque université doit étudier attentivement l’entente qui la lie à son association étudiante pour déterminer si elle l’autorise à la surveiller », précise M. Graham. D’après lui, l’un des problèmes de l’entente entre l’Université d’Ottawa et la FÉUO était qu’elle ne prévoyait pas de normes claires en matière de bonne gouvernance et de transparence financière : « Elle n’imposait pas la communication de données aussi détaillées que celles qu’exige désormais l’entente avec le SÉUO, précise M. Graham, ajoutant que pour qu’une université puisse encadrer et conseiller une association étudiante, encore faut-il que cette dernière consente à demander et à recevoir des conseils. »
La Fédération canadienne des étudiantes et étudiants (FCEE), dont la FÉUO était membre avant de cesser ses activités, s’est insurgée contre la décision de l’Université d’Ottawa de résilier son entente avec cette association étudiante. La FCEE a affirmé, dans un communiqué, que l’Université d’Ottawa n’avait « pas le droit de dissoudre la FÉUO, qui a plusieurs contrats, du personnel, et des services ». Tout en disant comprendre la colère de la FCEE, M. Graham précise que l’Université d’Ottawa n’avait pas d’autre choix : « Nous avions perdu confiance en la capacité de la direction de la FÉUO à gérer ses propres affaires. C’est pourquoi nous avons décidé de résilier l’entente. »
Retrouver la confiance des étudiants
Les associations étudiantes gèrent souvent des budgets de plusieurs millions de dollars, financés par les cotisations des étudiants. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces derniers soient révoltés par les scandales liés au contrôle insuffisant de leurs associations. La relation entre les associations et leurs membres est particulièrement fragile en Ontario, où les étudiants pourront dès cet automne choisir de ne pas cotiser. Le premier ministre ontarien, Doug Ford, a même fait allusion au scandale de la RSU dans un tweet visant à justifier la politique de son parti, soutenant que les étudiants « en ont assez de payer des cotisations excessives pour les voir ensuite mal utilisées et dilapidées ».
Quelques mois après son accès à la présidence de la RSU, M. deWever a décidé de publier les résultats d’audits financiers visant l’association et de réduire la taille de son conseil d’administration, dans l’espoir de regagner la confiance des étudiants. Du côté du SÉUO, M. Schroeder estime que pour retrouver la confiance des étudiants et pouvoir à nouveau compter sur leurs cotisations, il est essentiel de leur permettre de s’exprimer, mais aussi de contraindre le SÉUO à donner à l’Université d’Ottawa la preuve écrite que les cotisations sont bel et bien consacrées à des services destinés aux étudiants.
M. Schroeder donne aux autres associations étudiantes le conseil suivant : « Il y aura toujours des gens qui tenteront d’abuser du système. Il est donc important que vous vous dotiez d’un mécanisme qui les en empêche, sans quoi le scandale survenu à l’Université d’Ottawa pourrait très bien se produire chez vous. »