« La vie est dure parce que les gens nous stigmatisent », confie Béatrice, 14 ans, qui habite en région rurale dans le nord de l’Ouganda. « Dans ma famille, nous sommes trois à être nés en captivité [dans l’Armée de résistance du Seigneur, ou LRA pour Lord’s Resistance Army] et on nous déteste pour ça. Mon oncle nous bat et a dit qu’il nous tuerait. Il ne veut pas d’enfants rebelles, d’enfants de Kony, à la maison », explique-t-elle, en faisant référence au chef de la LRA, Joseph Kony.
Béatrice – un pseudonyme pour protéger son identité – fait partie des 60 enfants de 10 à 19 ans du nord de l’Ouganda nés de viols commis durant la guerre qui ont parlé l’année dernière avec Myriam Denov, professeure à l’Université McGill, et à ses partenaires de recherche dans le cadre de Watye Ki Gen (We Have Hope), un regroupement de femmes enlevées à l’adolescence par la LRA et forcées à se marier et à avoir des relations sexuelles, ce qui a entraîné un grand nombre de naissances.
Mme Denov, auteure de cinq livres et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la jeunesse, le genre et les conflits armés au département de Service social de l’Université McGill, consacre sa carrière aux enfants et aux jeunes dans l’adversité, particulièrement en situation de guerre et de violence politique. Dans le cadre de son travail sur les retombées de l’insurrection brutale de la LRA dans le nord de l’Ouganda, qui a duré de 1987 à 2006, elle étudie comment les enfants issus des viols sont maintenant victimes de préjudices, de violence et d’exclusion sociale dans la collectivité, mais aussi souvent dans leur propre famille.
Choisie pour faire partie des trois lauréats de la Fondation Pierre Elliott Trudeau en 2014, Mme Denov recevra à ce titre 225 000 $ sur trois ans. La Fondation, un organisme de bienfaisance commémoratif et apolitique créé en 2001 par la famille, les amis et les collègues de l’ancien premier ministre Pierre Elliott Trudeau et financé par le Fonds pour l’avancement des sciences humaines et humanités ainsi que des donateurs privés remet habituellement chaque année cinq prix de recherche et 15 bourses d’études doctorales et nomme des mentors (un pour chaque étudiant au doctorat). De cette façon, et en organisant divers événements publics, la Fondation favorise la recherche et l’action dans quatre domaines : les droits de la personne et la dignité humaine, la citoyenneté responsable, le rôle du Canada dans le monde, et les populations et leur environnement naturel.
Pour Mme Denov, être lauréate Trudeau – une nomination à vie pour les 58 chercheurs nommés à ce jour – s’est révélée être une expérience extraordinairement positive malgré le fait que son sujet n’est ni facile ni séduisant. « La Fondation s’intéresse véritablement à mes travaux. Elle les suit tout en me soutenant, elle m’encourage et commente mon travail, ce que je n’ai pas connu avec les autres organismes de financement. »
Elle louange particulièrement la Fondation pour sa volonté de l’appuyer dans la « prise de risques ». Tout d’abord, la Fondation l’a totalement soutenue lorsqu’elle a voulu inclure des enfants issus des viols dans son équipe de recherche et les faire participer à l’élaboration de la recherche et à la collecte de données. Elle discute aussi avec la Fondation de façons d’utiliser ses résultats pour améliorer la vie de ces enfants, de leur famille et de leur collectivité.
Le président de la Fondation, Morris Rosenberg, dit qu’elle est unique en raison du type de soutien qu’elle offre. « Nous faisons plus que financer », dit-il. En poste depuis 2014, M. Rosenberg tente de renforcer les liens entre le groupe grandissant de chercheurs universitaires, de mentors et de boursiers de la Fondation et les leaders hors du milieu universitaire en créant de nouvelles occasions d’établir des relations et d’intéresser la population.
William Hébert a pu en faire l’expérience à l’Institut d’été de la Fondation à Whitehorse. Chaque année, la Fondation organise une séance de réflexion d’une semaine au Canada pour ses boursiers, chercheurs universitaires et mentors. Ayant reçu l’année dernière une bourse d’études de 40 000 $ par année pendant trois ans (avec allocation de déplacement pouvant aller jusqu’à 20 000 $ par année et possibilité d’une prolongation d’un an) pour effectuer son doctorat à l’Université de Toronto, M. Hébert était présent. « Cette année, bon nombre des activités organisées (tables rondes, visites, etc.) étaient axées sur la création d’occasions permettant aux intervenants locaux, comme les groupes communautaires, les politiciens et les chefs des Premières Nations, de nous parler de leur réalité », a-t-il expliqué.
M. Hébert étudie l’anthropologie sociale et culturelle. Il se concentre sur l’expérience des transgenres incarcérés au Canada – des données empiriques suggèrent qu’ils sont surreprésentés dans les prisons. Comme Mme Denov, M. Hébert, un des 187 chercheurs de la Fondation à ce jour, fait l’éloge du soutien de la Fondation et de son engagement envers les chercheurs qui veulent changer la société. Membre de la communauté LGBT, il se dit très à l’aise au sein de la Fondation.
« [Elle] veut soutenir les personnes, les chercheurs, les mentors et les boursiers qui ont des histoires de vie intéressantes et qui étudient des questions émergentes ou actuelles. Je crois que les droits des LGBT, en particulier ceux des transgenres, représentent un sujet émergent actuellement important au Canada », dit-il.
Bien que cet engagement envers la recherche pouvant avoir une incidence sur les politiques publiques recueille beaucoup d’éloges, quelques critiques ont accusé l’organisme de partisanerie. Après tout, il porte le nom d’un éminent premier ministre libéral dont le fils dirige actuellement le pays.
Toutefois, M. Rosenberg maintient catégoriquement que la Fondation « ne favorise pas un programme politique en particulier. Nous soutenons la recherche. Nous ne prenons pas parti. En fait, nous pensons que si les gens comprennent un peu qui nous sommes, nous serons bien placés pour faciliter de façon neutre la résolution d’importants problèmes. Nous sommes ouverts non seulement aux autres partis, mais également aux autres organisations de la société civile et du secteur privé. »
M. Rosenberg fait remarquer que depuis le début, la direction de la Fondation compte des membres du NPD et du Parti conservateur. Roy Romanow, ancien chef du NPD en Saskatchewan, et William Davis, ancien chef du Parti progressiste-conservateur de l’Ontario, en ont été membres. Michael Fortier, ancien ministre conservateur fédéral, a été mentor, comme son ancien collègue Chuck Strahl, qui siège maintenant au conseil d’administration de la Fondation.
Installé à Chilliwack (C.-B.), M. Strahl, qui est président du conseil d’administration et directeur du Manning Centre, prétend que la Fondation est un « groupe non partisan avec un nom très partisan ». Il blague en disant qu’il est « l’alibi conservateur », mais ajoute que la Fondation est injustement rejetée comme partisane libérale parce qu’elle « s’intéresse aux sciences humaines, à l’environnement, aux peuples autochtones et aux relations entre le Canada et son environnement naturel ».
Il se souvient avoir entre autres parlé à Alexandre Trudeau, frère de l’actuel premier ministre et membre du conseil d’administration de la Fondation, avant de devenir mentor. « Il m’a gonflé à bloc. Il m’a dit “Tu as la réputation de bien t’entendre avec les gens.” »
La Fondation n’accepte pas les demandes de bourses individuelles; elles doivent être soumises par une université canadienne ou un autre groupe invité par la Fondation. Les prochaines candidatures de mentors seront recueillies de juillet à septembre 2016; celles pour les prix de recherche, de juillet à décembre, et les candidatures pour les bourses d’études doctorales, de septembre à décembre.