Selon Melissa Lafrenière, professeure agrégée au département de géographie et d’aménagement du territoire de l’Université Queen’s, le type de recherche sur le changement climatique qu’elle effectue « est impossible à mener ailleurs que sur le terrain ». Mme Lafrenière prélève des échantillons de neige, de pluie, de sol et d’eaux souterraines dans les bassins hydrographiques de l’Arctique.
« La télédétection ne sert à rien dans ce domaine, explique-t-elle. Il faut absolument être sur place. » Et cela coûte cher : le coût d’un seul vol pour transporter le personnel et l’équipement de Resolute Bay au site des recherches à Cape Bounty au Nunavut s’élève à environ 9 000 $. Cela demande aussi beaucoup de travail et de temps.
Malgré les obstacles, la dernière décennie aura été somme toute bonne pour les chercheurs de l’Arctique. « D’après moi, la recherche arctique ne s’est jamais mieux portée, affirme Mme Lafrenière. Les populations locales ont augmenté, le nombre d’étudiants et de chercheurs sur place aussi. Mais ce qui est vraiment formidable et a permis à la recherche arctique de progresser, c’est l’ampleur du réseautage, de la collaboration et du travail pluridisciplinaire. »
Selon Mme Lafrenière, ces progrès ont été rendus possibles par ArcticNet, un réseau de coordination et de soutien à la recherche multidisciplinaire portant sur les conséquences du changement climatique et de l’aménagement du littoral arctique canadien. Créé en 2003 et établi à l’Université Laval, ArcticNet est financé par le Réseau de centres d’excellence du gouvernement fédéral (RCE). Il facilite le travail d’environ 1 000 étudiants aux cycles supérieurs, chercheurs postdoctoraux, techniciens et spécialistes, provenant de 34 universités canadiennes. ArcticNet collabore également avec plus de 150 organisations internationales.
Selon Louis Fortier, directeur scientifique d’ArcticNet et professeur à l’Université Laval, le réseau a véritablement galvanisé la recherche dans le Grand Nord. Toutefois, en décembre dernier à Winnipeg, l’incertitude planait sur la réunion scientifique annuelle d’ArcticNet, à laquelle assistaient près de 1 000 étudiants, universitaires et chercheurs. Raison : le financement d’ArcticNet doit prendre fin en 2018. En effet, les dispositions du RCE prévoient que le financement de tout réseau ne peut s’étendre sur plus de trois cycles quinquennaux, et le troisième cycle de financement d’ArcticNet tire à sa fin.
À ce moment-là, le réseau aura en tout reçu 113,2 millions de dollars au profit de la recherche arctique, de la tenue du Polar Data Catalogue (qui renferme diverses séries de données sur l’Arctique), ainsi que de la coordination des travaux de recherche coûteux, mais tant convoités, menés à bord du NGCC Amundsen, le brise-glace de recherche canadien. ArcticNet a, par exemple, financé une partie des frais de déplacement de Mme Lafrenière, mais celle-ci précise que l’apport du réseau est loin de se limiter à ce genre de choses.
« ArcticNet assure une part considérable du financement de notre projet d’Iqaluit, dit-elle. Il finance entre autres les salaires des étudiants, ceux des chercheurs du Nord de l’Institut de recherche du Nunavut, toute la logistique, et une grande partie du travail analytique. ArcticNet finance aussi la rémunération des étudiants qui travaillent à Cape Bounty, et une partie du salaire du technicien qui appuie toute la recherche au sein de mon laboratoire. »
Mme Lafrenière prévoit que l’arrêt du financement d’ArcticNet la forcera à réduire son programme de recherche de moitié l’an prochain. « Je ne pourrai plus financer tous les projets ni rémunérer tous les étudiants qui travaillent avec moi. »
L’arrêt du financement d’ArcticNet place la recherche canadienne dans une situation difficile, estime M. Fortier : « Tout le monde s’est rallié à ArcticNet pour consolider les travaux que nous menions dans l’Arctique, à savoir les chercheurs gouvernementaux et universitaires, le secteur privé, et surtout les collectivités du Nord. »
M. Fortier craint désormais le retour de ce qu’il appelle les « temps sombres » de la recherche arctique. « Dans les années 1980 et 1990, les universités canadiennes utilisaient essentiellement l’infrastructure fédérale, explique-t-il. Au Canada, seuls des projets de recherche unidisciplinaires menés par de petites équipes étaient financés, essentiellement par le Programme du plateau continental polaire géré par Ressources naturelles Canada. C’était le seul moyen pour les chercheurs d’accéder à l’Arctique et aux collectivités du Nord. »
Trevor Bell, de l’Université Memorial, partage son opinion. « On assiste à l’érosion des capacités de recherche du gouvernement fédéral, ce qui a permis aux universités canadiennes de réaliser une avancée ». Chercheur sur le terrain et géographe de renom, M. Bell a reçu à deux reprises le prix Inspiration arctique, assorti d’une enveloppe d’un million et demi de dollars, pour ses travaux de recherche ayant des retombées pour les résidents de l’Arctique canadien. « Le Canada a accompli un travail formidable, dit-il, mais accuse un retard sur le plan de la recherche sur la vulnérabilité de l’écosystème et des collectivités de l’Arctique au changement climatique et aux conséquences de la mondialisation. »
Selon M. Bell, le Canada doit suivre l’exemple d’autres nations polaires et se doter d’un institut universitaire pancanadien de recherche sur l’Arctique : « Un tel institut contribuerait à coordonner la recherche, et en particulier les dépenses liées au travail sur le terrain. » Le Programme du plateau continental polaire y contribue en partie, « mais son financement est chroniquement insuffisant et il finance principalement la recherche gouvernementale plutôt qu’universitaire. »
M. Bell souligne qu’il existe d’autres sources de financement comme le Fonds d’excellence en recherche Apogée Canada, le Programme des chaires d’excellence en recherche du Canada ou encore le Programme des chaires de recherche du Canada, qui contribuent à la recherche arctique à des degrés divers. Il existe également des possibilités de financement par l’intermédiaire des trois organismes subventionnaires de recherche du Canada (le Conseil de recherches en sciences humaines, le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie et les Instituts de recherche en santé du Canada). Greg Henry, biologiste spécialiste de la toundra à l’Université de la Colombie-Britannique, signale que ces organismes n’accordent de subventions que pour de petits projets, et ne financent pas les plus grands, pourtant extrêmement importants.
M. Henry, qui affirme avoir le sentiment que la recherche arctique décline, déplore la « stratégie dispersée » adoptée par le pays en ce qui concerne l’Arctique. « Nous ne déclarons même pas que le Canada est un pays de l’Arctique, contrairement aux États-Unis qui pourtant ne le sont que dans une bien moindre mesure », fait-il remarquer.
M. Henry voit toutefois d’un bon oeil la construction en cours à Cambridge Bay, au Nunavut, de la Station canadienne de recherche dans l’Extrême-Arctique, qui doit ouvrir plus tard cette année. Il regrette toutefois que cette station soit dotée d’un budget relativement modeste compte tenu de l’ampleur de son mandat. D’après lui, elle ne pourra combler le vide laissé par la disparition d’ArcticNet.
Autre bonne nouvelle : l’annonce en janvier dernier d’une subvention additionnelle de 18 millions de dollars pour l’Amundsen de la Fédération canadienne pour l’innovation, qui permettra au brise-glace de continuer à naviguer au cours des cinq prochaines années. Marianne Falardeau-Côté, biologiste de la vie marine et doctorante à l’Université McGill, a effectué trois périples à bord de l’Amundsen pour ses travaux sur les migrations des poissons. « J’ai toujours ressenti cela comme un grand privilège, dit-elle. L’Amundsen est une plateforme de recherche extraordinaire. La qualité de la recherche menée à son bord est internationalement reconnue. »
Il n’en reste pas moins que la menace de l’arrêt du financement d’ArcticNet est bien présente. Certains s’inquiètent tout particulièrement des conséquences de cette décision sur les collectivités du Nord et autochtones. « Le partage et la collaboration sont extrêmement importants pour les collectivités du Nord, souligne Mme Lafrenière de l’Université Queen’s. Elles n’ont tout simplement pas les moyens de mener les travaux de recherche qui s’imposent. Sans une forme quelconque de réseau national ou de stratégie pancanadienne, je ne vois pas comment elles pourront relever les défis qui se posent aujourd’hui dans l’Arctique. »
« Il est impératif que nous soyons présents dans l’Arctique, affirme Mme Lafrenière. En tant qu’universitaires et chercheurs canadiens, c’est à nous qu’il incombe de comprendre ce qui se passe sous nos propres pieds. Pas question que d’autres viennent le faire à notre place. »