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Le dilemme des chercheurs francophones : publier en anglais ou périr?

Comment expliquer que davantage de chercheurs francophones choisissent de publier leurs articles scientifiques en anglais?

par JEAN-FRANÇOIS VENNE | 15 NOV 17

De plus en plus de chercheurs francophones publient leurs articles scientifiques en anglais. Au Québec, les avis divergent quant à la pertinence de ce choix et ses impacts sur la recherche et la société locales.

« Pour que la recherche joue pleinement son rôle d’amélioration de la société dans laquelle elle est faite, les chercheurs doivent être en mesure de la faire connaître dans la langue locale, soutient Frédéric Bouchard, président de l’Association francophone pour le savoir (Acfas). C’est important pour toute société d’avoir une communauté de recherche capable de s’exprimer dans sa langue. »

Pourtant, depuis plus de trente ans, les chercheurs publient de plus en plus en anglais et pas seulement au Québec. « Dans les sciences dites « dures », comme les sciences de la nature, c’est réglé depuis longtemps, les chercheurs publient en anglais et ce n’est pas dramatique, avance l’historien des sciences de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Yves Gingras. Après tout, l’électron reste le même partout. La montée de la publication en anglais dans les sciences humaines et sociales me semble moins pertinente et plus inquiétante. »

Question d’impact

En 2016, les chercheurs Vincent Larivière et Nadine Desrochers, de l’Université de Montréal (U de M), publiaient des données saisissantes sur les publications en anglais dans les sciences humaines au Québec, en France et en Allemagne, tirées de la base de données Web of Science. Entre 1980 et 2014, tant en France qu’en Allemagne, la proportion d’articles de sciences humaines en anglais y a bondi de 30 à 80 pour cent. Celle d’articles écrits dans les deux langues locales a chuté de 70 à moins de 20 pour cent. Au Québec, 70 pour cent des articles étaient déjà rédigés en anglais en 1980. La proportion dépasse maintenant 90 pour cent.

Pourquoi une telle tendance? Surtout en raison des méthodes d’évaluation quantitative de la recherche, basées sur le nombre, mais surtout la portée (lire : les citations) des publications. Les deux chercheurs de l’U de M notaient que les articles de sciences humaines publiés en anglais obtenaient trois fois plus de citations en moyenne dans les trois régions observées. Louis M. Imbeau et Mathieu Ouimet, de l’Université Laval, faisaient un constat similaire en 2012, pour les sciences politiques québécoises. Ils démontraient, chiffres à l’appui, que les chercheurs qui publient surtout en français publient moins et sont moins cités que les autres.

« Il faut vivre avec son siècle, croit M. Imbeau. C’est la même chose pour toutes les nations du monde. Si l’on ne publie pas en anglais, on se coupe de la plus grande partie de son lectorat potentiel. On obtient de moins bonnes mesures de performance, ce qui peut avoir une influence négative sur la carrière d’un chercheur. »

À l’inverse, Yves Gingras trouve insidieuse cette tendance à l’anglicisation de la recherche en sciences humaines et sociales (SHSS). « Les objets d’études dans ces domaines sont souvent nationaux, voire locaux, dit-il. Or, pour pouvoir publier dans une grande revue anglophone, par exemple américaine, les chercheurs choisiront des thèmes plus théoriques ou plus universels, au détriment de sujets pourtant très importants pour la communauté locale. Cela crée une tension entre l’intérêt de la recherche et celui de la carrière du chercheur. »

Rayonner autrement

Bien conscient de l’importance de la langue dans les SHSS, « le Fonds recherche Québec – Société et Culture (FRQSC) exige au moins 50 pour cent de contenu francophone dans les revues scientifiques qu’il soutient financièrement », explique la directrice scientifique du fonds, Louise Poissant. À la suite de représentations politiques, le nombre de revues scientifiques francophones soutenues par le FRQSC est passé de 28 à 36 depuis 2015.

Par ailleurs, les subventions du FRQSC peuvent aussi servir à faire traduire un texte scientifique en anglais, afin d’augmenter son audience. Cependant, d’autres moyens existent pour faire rayonner les textes francophones, comme la plateforme Érudit. Créée en 1998, Érudit diffuse numériquement plus de 170 revues scientifiques et culturelles francophones. En 2017, elle donnait accès à plus de 200 000 documents dans 35 disciplines scientifiques, consultés chaque année dans tous les pays du monde. Les chercheurs francophones l’utilisent, mais aussi un grand nombre de chercheurs dont le français est la deuxième ou la troisième langue.

La technologie joue donc déjà un rôle important dans la diffusion de la recherche publiée en français. Toutefois, de nouvelles innovations pourraient renverser la tendance du « tout à l’anglais ». L’arrivée d’outils de traduction automatisés plus efficaces permettra aux chercheurs de publier dans leur propre langue, mais d’être lus par l’ensemble de leur communauté de recherche. « L’hégémonie de l’anglais comme langue de communication scientifique pourrait être de courte durée, prédit Frédéric Bouchard. Il ne faudrait pas s’angliciser à outrance, alors même que s’amènent des outils technologiques favorisant la diversité linguistique et culturelle. »

COMMENTAIRES
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  1. Bernard / 16 novembre 2017 à 16:18

    Je ne sais pas si c’est vrai pour d’autres domaines mais dans les miens, santé publique & psychologie, la publication en francais est d’une lenteur sans nom, c’est un frein énorme pour diffuser. Ex: une lettre à l’éditeur en anglais 6-8 semaines, en français plus d’un an.
    Il pourrait aussi avoir des revues qui permettent de soumettre une traduction de l’article (par l’auteur ?) une fois la version francaise ou anglaise acceptée. Les deux papiers auraient le même DOI.

  2. Dre Francine d'Ortun PhD / 23 novembre 2017 à 14:07

    Je suis attristée du constat qui se dégage de ce texte, encore en 2017. En effet, dès 2006 je publiais ma préoccupation envers la prégnance de l’anglais et l’impression que la recherche étatsunienne dominait tous les domaines (…). Réf. «Stratégies pour vitaliser l’enseignement et la recherche francophone, véhiculaires de la culture francophone dans un espace scientifique à prédominance anglo-saxonne», in Actes Congrès FIPF-France: Faire vivre les identités francophones, p.1345-1352 du T3, dir. J. Cortès, Groupe de recherche pour le français langue internationale (GERFLINT-Paris)http://fipf.org/sites/fipf.org/files/actes_quebec2008_livre3.pdf.

  3. Anna / 28 novembre 2017 à 21:58

    Le problème avec ceci est que la majorité des pays qui constituent l’OIF sont des pays africains en voie de développement, dont les étudiants ne maîtrisent pas bien la langue de Shakespeare, du moins au point de lire et comprendre des articles de recherche. Certains vont s’aider de Google Translate, je vous épargne les horreurs que ça donne dans des dissertations.
    Dans mon domaine, le droit international, cet état de fait est un non-sens puisque les langues de travail de tous les tribunaux internationaux sont le français ET l’anglais. Pourtant, si un juge veut s’appuyer sur un ouvrage de doctrine pour interpréter un principe juridique émergent, il citera souvent un ouvrage en anglais car force d’admettre, qu’ils sont beaucoup plus récents que la doctrine produite en français.
    Nous, francophones, chialons mais nous ne faisons rien, du moins pas grand chose, pour prendre le train en marche, non plus.

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