L’activité humaine met en péril quatre des neuf processus biophysiques cruciaux qui stabilisent le « système » planétaire, révèlent des études récemment publiées dans la revue scientifique Science. L’équipe internationale de 18 chercheurs qui a signé l’article s’efforce de définir les limites planétaires et régionales d’un « espace de fonctionnement sécurisé » pour l’humanité.
« L’activité humaine a tellement crû depuis le milieu du XXe siècle qu’elle a fragilisé la relativement stable époque Holocène, c’est-à-dire l’état de notre planète depuis 11 700 ans – et le seul qui permette assurément la survie des sociétés humaines contemporaines, écrivent-ils. Si la tendance se maintient, il est tristement probable que le système planétaire devienne beaucoup moins propice au développement des sociétés humaines. »
Un des frontières en péril est la circulation, en quantité sécuritaire, du phosphore et de l’azote – les principaux ingrédients des engrais agricoles – du sol aux plans d’eau douce, puis jusqu’aux océans. Elena Bennett, professeure agrégée au département des sciences des ressources naturelles et à l’École d’environnement de l’Université McGill, et Stephen Carpenter, du Centre de limnologie de l’Université du Wisconsin, ont étudié ce phénomène.
En entrevue, Mme Bennett souligne que les travaux précédents sur les limites planétaires de phosphore ne prenaient en considération que les données sur les répercussions du phosphore sur les milieux marins, sans tenir compte d’un autre aspect primordial du bien-être humain : l’effet de la circulation du phosphore sur les plans d’eau douce comme les lacs, les rivières et les réservoirs. Les travaux des deux chercheurs ont confirmé leur hypothèse : la prise en compte des plans d’eau douce dans l’analyse réduit considérablement les limites de phosphore.
Mme Bennett a étudié les niveaux de phosphore des régions du Québec où se trouvent des lacs à concentration disproportionnée de nutriments, ce qu’on appelle des lacs eutrophes. De tout le phosphore relevé dans une région, y compris celui extrait des engrais, des aliments et des détergents, seulement cinq pour cent aboutissent réellement dans ces lacs. Or, selon la chercheuse, ce petit pourcentage est déjà bien trop élevé, car le surplus de nutriments a des conséquences importantes sur ces lacs, dont le volume est bien moindre que celui des océans.
« Quand on dépasse ces limites planétaires ou régionales, explique-t-elle, les phénomènes indésirables et les mauvaises surprises sont de plus en plus susceptibles de se produire. » Parmi ces surprises figure la prolifération d’algues bleues toxiques attribuable aux niveaux élevés de phosphore, qui a entraîné l’interdiction d’accès à plus de 75 lacs utilisés à des fins récréatives en 2007.
« C’est comme marcher sur une rue passante. Quand on marche sur le trottoir [à l’intérieur de certaines limites], il est peu probable qu’une voiture nous renverse. Quand on marche sur la chaussée, on ne se fait pas nécessairement frapper. Mais les possibilités sont bien plus élevées. »
Dans les sols agricoles des pays industrialisés, on constate qu’un surplus de phosphore circule, par des processus comme l’érosion, jusqu’aux plans d’eau douce. Dans bon nombre de pays en développement, ce n’est pas le cas. En Afrique, notamment, on ne répand que peu d’engrais sur les terres agricoles, qui sont généralement pauvres en phosphore – un nutriment néanmoins essentiel à la santé des végétaux. Cela dit, l’offre mondiale de phosphore extrait à des fins agricoles est restreinte et concentrée dans une poignée de pays, dont le Maroc.
Les différences d’utilisation et de circulation du phosphore selon les régions (trop dans certaines, pas assez dans d’autres) permettent de croire qu’une redistribution et une utilisation rationnelle de cet élément pourraient réduire ses effets néfastes sur l’environnement tout en améliorant la sécurité alimentaire. Selon Mme Bennett, il serait possible d’y arriver en réduisant notre consommation et en recyclant. Des méthodes agricoles sans labour et une planification précise de l’épandage d’engrais, par exemple, diminueraient grandement le gaspillage de phosphore. Et en réduisant la perte et le gaspillage de nourriture (il se gaspille ou se perd généralement de 30 à 40 pour cent de la production), l’utilisation de phosphore diminuerait d’un million de tonnes chaque année.
En plus de traiter de la circulation excessive du phosphore et de l’azote, l’article de Science rapporte que les limites planétaires de trois autres importants processus ont été dépassées : celles des changements climatiques, de la compromission de l’intégrité de la biosphère (perte de biodiversité et extinction d’espèces) et des changements des systèmes terrestres. La limite supérieure internationalement reconnue du réchauffement planétaire, qui est de deux degrés Celsius, dépasse celle des changements climatiques, c’est-à-dire qu’il s’agit, selon les auteurs, d’une cible dangereuse pour l’humanité et du strict minimum à viser dans les négociations internationales sur le climat.