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Requiem pour la CARPA : Ottawa revoit sa politique d’innovation

Le gouvernement fédéral affectera plutôt un milliard de dollars à la création d’une agence inspirée d’initiatives finlandaises et israéliennes.

par MATTHEW HALLIDAY | 02 JUIN 22

Il n’est pas rare que le mot « innovation » soit sur toutes les lèvres durant les campagnes électorales, et la dernière campagne fédérale n’y a pas fait exception : les deux principaux partis ont formulé de nombreuses promesses sur ce thème. Parmi les plus marquantes, on retrouvait la création d’une nouvelle agence de recherche inspirée de l’Agence américaine de recherche avancée en défense, un projet à la fois proposé par les libéraux et les conservateurs.

Connue sous l’acronyme DARPA, cette agence américaine de recherche libre imagine des solutions depuis 1958 pour l’armée et a contribué au développement de technologies allant du GPS aux vaccins à ARNm. Soulignons que l’idée lancée durant la campagne électorale de l’an dernier pour la version canadienne de cette agence – appelons-la CARPA – n’avait pas de volet militaire.

Mais lorsque le budget fédéral a été déposé en mars, la CARPA brillait par son absence. On y annonçait plutôt la création d’une agence canadienne d’innovation et d’investissement qui, au lieu de financer de la recherche utopique, se concentrera davantage sur l’aspect pragmatique : financer et commercialiser des innovations canadiennes existantes et établir des liens entre le monde des affaires et celui de la recherche.

Aucune explication n’a accompagné ce revirement, mais on peut imaginer que l’avalanche de critiques sur la CARPA, alors que celle-ci n’était qu’une vague promesse électorale, a dû peser lourd dans la balance.


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« Dans notre économie, la tendance est de chercher des solutions miracles », se désole David Crane, un journaliste spécialisé en affaires et en économie qui a récemment écrit sur la question dans le Hill Times. « Il y a 20 ans, on voulait des Silicon Valley dans tout le pays. Maintenant, on est persuadés que créer une version canadienne de la DARPA nous permettra d’inventer le nouvel Internet. Je pense qu’on se raccroche un peu à n’importe quoi. »

Dan Breznitz, codirecteur du Laboratoire des politiques d’innovation de l’Université de Toronto et professeur à l’École Munk des affaires internationales et des politiques publiques, abonde dans le même sens. Selon lui, la CARPA « est une solution idéale à un problème que nous n’avons pas ». L’incapacité du Canada à faire fleurir les entreprises d’innovation est plus attribuable aux lacunes dans le secteur privé qu’à ce qu’il se produit sur les campus du pays. Pour étayer son argument, il mentionne le faible niveau de dépenses des entreprises en recherche et développement au Canada : en 2020, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) classait le Canada au 20rang sur 36 pour les dépenses intérieures brutes en la matière, loin derrière Israël, les États-Unis et, en moyenne, les pays de l’Union européenne.

« Notre secteur des affaires a accès à un formidable soutien public, sous la forme d’une main-d’œuvre très instruite, mais n’a pas été en mesure de mettre à profit son inventivité et sa créativité ni les innovations qu’elle produit. Alors, je ne vois pas pourquoi les entreprises seraient soudainement enthousiastes à l’idée qu’il y ait un autre niveau d’invention qui s’ajoute au système actuel. »

Comme la ministre des Finances, Chrystia Freeland, l’a mentionné dans son allocution sur le budget en avril : « nos scientifiques remportent des prix Nobel et nos villes surpassent la Silicon Valley en ce qui concerne la création d’emplois hautement rémunérés dans le domaine des technologies, mais nous accusons toutefois du retard sur le plan de la productivité économique ».

Une initiative à parfaire

Alors, quelle forme prendra cette agence et que changera-t-elle pour les chercheurs canadiens?

Nous en savons peu pour le moment. « Personne ne semble être capable de nous en dire plus », explique Catherine Beaudry, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en gestion et en économie de l’innovation à Polytechnique Montréal. En mai, elle a coorganisé une conférence sur le thème de l’innovation à Ottawa, qui a réuni des chercheurs de tout le pays pour tenter de répondre aux mêmes questions que celles sur lesquelles se penchera la nouvelle agence. « J’ai interrogé beaucoup de personnes lors de cette conférence, et certaines semblent avoir de l’information, mais ne peuvent en parler pour le moment. »

Le gouvernement promet de communiquer d’autres données dans sa mise à jour économique et budgétaire à l’automne, après avoir fait d’autres consultations « auprès d’experts canadiens et internationaux afin de parachever la conception de la nouvelle agence et d’établir son mandat ».

Nous savons qu’il propose de fournir une enveloppe d’un milliard de dollars sur cinq ans à compter de 2022. Dans le budget, l’agence finlandaise TEKES et l’Autorité israélienne en matière d’innovation sont également citées comme sources d’inspiration. Elles visent principalement à financer et à guider des projets ayant un potentiel commercial, de même qu’à établir des relations entre les innovateurs – chercheurs ou autres – et le monde des affaires. Selon Alex Usher de Higher Education Strategy Associates, elles sont « à mi-chemin entre l’investisseur providentiel et le Tinder de l’expertise scientifique ».

Catherine Beaudry espère que l’agence contribuera à centraliser et à standardiser la collecte de données réalisée par une multitude d’entreprises d’innovation canadiennes. « Le Conseil national de recherches du Canada, la Banque de développement du Canada et Exportation et développement Canada recueillent tous des renseignements sur les entreprises qu’ils appuient. Cela dit, nous disposons déjà d’un formidable répertoire de données appelé Statistique Canada. S’il y a bien quelque chose que cette agence pourrait faire, ce serait de simplifier la collecte de données et d’y appliquer la même rigueur qu’on connaît de Statistique Canada. »

Mettre l’accent sur les technologies vertes?

Pour M. Breznitz, l’objectif premier de cette version canadienne d’agence d’innovation consisterait à remédier à l’incapacité des entreprises de mettre à profit l’innovation émanant des universités. Elicia Maine, professeure d’innovation et d’entrepreneuriat à l’Université Simon Fraser, n’est pas du même avis. Elle croit qu’une partie du problème réside dans le fait que les mesures d’incitation à la recherche et le financement offert aux chercheurs universitaires ne cadrent pas du tout avec les besoins du secteur. « Nous ne finançons pas suffisamment de recherche translationnelle ou de recherche dont la propriété intellectuelle est protégée, soit l’étape après la recherche financée par les trois organismes subventionnaires et avant le capital de démarrage. Cette zone de projets scientifiques est totalement sous-financée. »

C’est d’ailleurs un problème qu’on a déjà tenté de régler par d’autres initiatives. Par exemple, la Déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche, que les trois organismes subventionnaires ont signée en 2019, vise à modifier l’attribution du financement de recherche de sorte qu’il soit moins axé sur l’incidence des publications et des revues scientifiques et plus sur l’application des connaissances, c’est-à-dire la transformation des fruits de la recherche en résultats concrets.


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Mme Maine et M. Breznitz s’entendent toutefois sur un autre point : ils pensent tous deux que la transition vers l’énergie propre devrait être le principal centre d’intérêt de la nouvelle agence. Et pas seulement pour accélérer l’adoption des technologies vertes développées au Canada, mais plutôt pour transformer les entreprises qui les développent en chefs de file mondiaux.

TEKES en est un exemple. À l’instar du Canada, la Finlande a toujours eu une économie fortement tributaire des ressources, notamment la foresterie et les pâtes et papiers. Lorsque l’agence TEKES a été créée en 1983, la Finlande était dans la même position que le Canada aujourd’hui : à un rang inférieur pour les dépenses d’entreprise en recherche et développement. Pendant près de deux décennies, la TEKES a investi dans la recherche sur les technologies propres et a créé de nouveaux produits forestiers pour réduire l’empreinte environnementale du secteur. Aujourd’hui, la Finlande figure au 10e rang du classement de l’OCDE (Israël est au 1er rang). M. Breznitz attribue ce changement en grande partie au travail de la TEKES.

Les quatre intervenants (MM. Breznitz et Crane et Mmes Maine et Beaudry) croient tous qu’une telle agence doit être indépendante du gouvernement et dissociée de la politique pour éviter que les priorités en matière de dépenses ne soient dictées par les caprices politiques et pour donner la possibilité aux projets financés d’échouer.

« Nous ne voulons pas que notre recherche soit jugée uniquement pour son poids commercial et économique. Nous ne voulons pas évaluer la recherche seulement en fonction des retombées de la propriété intellectuelle, ce qui remet en question l’objectif premier des universités. Nos universités doivent plutôt trouver une façon de pousser les entreprises privées à adopter nos innovations et à faire quelque chose avec ces idées », soutient M. Breznitz.

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