L’été dernier le groupe de pression d’Ottawa Evidence for Democracy a demandé à des scientifiques de partout au pays de manifester afin d’exprimer leurs préoccupations relativement à l’état de la science au Canada. « Nous pensions au départ que quatre ou cinq manifestations seraient organisées, mais les courriels nous parvenaient en grand nombre, explique Katie Gibbs, directrice du groupe qui existe depuis un an et qui milite pour l’utilisation de données scientifiques dans la prise de décisions du gouvernement. Résultat, le 16 septembre dernier, 18 villes ont tenu des manifestations sous le thème “Tous ensemble pour la science” ».
Un tel taux de participation dévoile une tendance. Un an auparavant, lorsqu’un groupe de professeurs d’Ottawa a décidé de manifester contre les coupures de financement de la recherche scientifique, ils s’attendaient à ce que quelques centaines de personnes se joignent à eux pour pleurer la « mort de la preuve scientifique » sur la Colline du Parlement. En fait, plus de 2 000 personnes s’y sont rassemblées. (C’est cette manifestation, qu’elle avait participé à organiser, qui a poussé Mme Gibbs à mettre sur pied son groupe de pression.)
Selon elle, le financement fédéral de la recherche a été coupé d’environ 12 pour cent depuis quatre ans. Ces coupures ont eu un effet dévastateur pour le centre de recherche de la région des lacs expérimentaux (ELA) dans le nord-ouest de l’Ontario où, depuis 1968, est effectuée de la recherche sur l’eau douce dans l’ensemble de l’écosystème. En 2012, le gouvernement fédéral a annoncé qu’il cesserait de financer le programme, menaçant ainsi le maintien des activités du centre de recherche.
Les universitaires sont aussi préoccupés par les rapports qui portent sur le bâillonnement des chercheurs de la fonction publique. Une récente étude effectuée par l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada auprès de ces chercheurs a révélé que 90 pour cent d’entre eux estiment ne pas pouvoir s’exprimer librement devant les médias, alors que 24 pour cent doivent retirer ou modifier de l’information avant de s’adresser à des journalistes.
« Il y a eu un seuil critique où nous avons compris que si nous ne nous exprimions pas au nom de la science, personne d’autre n’allait le faire », relate Mme Gibbs, qui a récemment obtenu un doctorat en biologie de l’Université d’Ottawa.
La situation peut toutefois être délicate lorsque les chercheurs se mettent à s’exprimer devant les médias ou à signer des lettres ouvertes et deviennent des activistes. « On estime que notre travail consiste à faire de la science et non à traiter de ces questions pour lesquelles nous sommes mal préparés, explique Scott Findlay, membre du conseil d’administration du regroupement Evidence for Democracy et professeur agrégé de biologie à l’Université d’Ottawa. Il y a aussi le risque, en s’engageant ainsi, de perdre son objectivité scientifique. »
Ce genre d’activisme peut présenter des risques pour les jeunes scientifiques et sérieusement compromettre leur carrière. Diane Orihel en sait quelque chose. En 2012, alors doctorante en écologie à l’Université de l’Alberta, elle effectuait de la recherche pour le centre ELA le jour où le personnel a été informé de la décision du gouvernement fédéral d’annuler le programme. Avec l’appui de son superviseur, elle a rédigé un communiqué de presse afin d’attirer l’attention sur la question, puisque ses collègues n’avaient pas le droit de s’adresser aux médias. Par la suite, diriger la coalition pour sauver ELA, accorder des entrevues dans les médias, s’adresser aux représentants gouvernementaux et participer aux manifestations prenait tellement de son temps qu’elle a dû interrompre temporairement ses études (elle a terminé son doctorat l’été dernier).
Bien que les activités de Mme Orihel aient permis de redonner espoir au centre ELA (qui est maintenant financé par le gouvernement de l’Ontario, mais dont la presque totalité du personnel a quitté en raison de litiges qui empêchent la reprise des activités de recherche), elles ont nui à sa carrière. « J’ai toujours voulu travailler pour Environnement Canada ou le ministère des Pêches et des Océans », dit-elle, mais elle craint maintenant que son activisme n’ait écarté cette possibilité.
L’expérience en valait tout de même la peine. « J’ai donné des centaines d’entrevues, et je connais les députés, les dirigeants des organismes subventionnaires et les recteurs par leurs prénoms. Ce genre de rapports lorsqu’on est aux études, ne peut être que positif pour une carrière », conclut-elle. Pour le moment, elle attend du financement pour un projet de recherche postdoctoral.
Certains chercheurs parviennent à jumeler assez brillamment activisme et carrière scientifique. David Schindler, professeur d’écologie à l’Université de l’Alberta sur le point de prendre sa retraite, a enseigné à Mme Orihel. Il mène de front depuis 1960 ses activités de recherche en écologie d’eau douce et de protection de l’environnement. Il a connu de la résistance constante de la part du gouvernement par rapport aux résultats de ses travaux, souvent effectués au centre ELA, concernant les répercussions des pluies acides et des phosphates sur l’eau douce. Il n’a pourtant jamais cessé de produire des données fiables et a remporté de nombreux prix. « J’ai toujours cru qu’un scientifique pouvait aussi être un défenseur », affirme-t-il dans une vidéo produite par l’Université de l’Alberta pour célébrer sa longue carrière.
Mme Gibbs s’est pour sa part fixée comme objectif de faire en sorte que la science adéquatement financée et transparente ait sa place dans notre pays et que les meilleures données scientifiques disponibles servent à élaborer les politiques publiques. Ce qui ne signifie pas prendre parti pour des enjeux scientifiques spécifiques, mais plutôt « prendre position en faveur du processus ».