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Un procès impliquant l’industrie du tabac met en lumière le rôle controversé de certains historiens

Des observateurs s’interrogent sur les raisons pour lesquelles ces historiens n’ont pas fait état de leurs travaux avant le début du procès.

par ROSANNA TAMBURRI | 02 OCT 13

Un procès en cours au Québec impliquant trois importants cigarettiers canadiens a mis en lumière les liens controversés entre l’industrie du tabac et certains universitaires canadiens – en particulier des historiens. « La recherche historique revêt une importance toute particulière dans le cadre de ce procès », précise la directrice générale de l’organisme Physicians for a Smoke-Free Canada, Cynthia Callard, qui a suivi le procès depuis le début.

Se fondant sur la même stratégie juridique que celle déployée dans le cadre de nombreuses autres affaires judiciaires aux États-Unis, l’industrie canadienne de tabac s’emploie à prouver, sur la base des travaux des historiens, que les Québécois étaient au courant dès le milieu des années 1960 des risques pour la santé liés à l’usage du tabac et de la dépendance induite par ce produit, et qu’ils s’adonnaient donc au tabagisme en toute connaissance de cause.

Le procès en cours vise à trancher deux re-cours collectifs engagés en 1998, regroupés par la Cour supérieure du Québec. Le premier de ces recours vise l’octroi d’un dédommagement de 5 000 $ à chaque fumeur de la province ayant développé une dépendance à la cigarette, alors que le second vise celui d’un dédommagement de plus de 100 000 $ à chaque fumeur ayant souffert d’un cancer du poumon, d’emphysème ou d’autres pathologies liées au tabac. Près de deux millions de Québécois pourraient avoir droit aux indemnités réclamées, dont le montant cumulé pourrait dépasser les 27 milliards de dollars selon les estimations. Le procès s’est ouvert en mars 2012.

Les entreprises en cause sont JTI-Macdonald Corp., une filiale de Japan Tobacco Group, Imperial Tobacco Canada Limitée, une division de British American Tobacco, ainsi que Rothman’s, Benson & Hedges Inc., propriété de Philip Morris International.

Divers universitaires rattachés à des universités canadiennes et américaines, parmi lesquels des épidémiologistes, des psychiatres et des spécialistes du marketing, ont déjà été cités à comparaître en tant que témoins experts, que ce soit pour le compte des plaignants ou des cigarettiers. Depuis le début du procès, c’est toutefois le rôle des historiens qui a soulevé le plus de controverse, en partie en raison des considérations éthiques soulevées par certains de leurs collègues.

Parmi les personnes qui ont été appelées à témoigner pour le compte de l’industrie du tabac, citons David Flaherty, professeur émérite à l’Université Western, Robert Perrins, professeur d’histoire à l’Université Acadia et doyen de la faculté des arts de cet établissement, ainsi que Jacques Lacoursière, un historien et auteur québécois bien connu. Précisons toutefois que plusieurs autres historiens ont effectué des recherches pour le compte des entreprises incriminées, mais n’ont pas été appelés à té-moigner. Mentionnons parmi ceux-ci Jonathan Swainger, de l’Université du Nord de la Colombie-Britannique, José Igartua, de l’Université du Québec à Montréal, ou encore Marc Vallières, ex-professeur à l’Université Laval, aujourd’hui à la retraite. Un certain nombre d’étudiants au doctorat, dont les noms n’ont pas été communiqués, ont aussi mené des recherches pour le compte des entreprises.

Dans son rapport d’expert, M. Flaherty a fait état des nombreux reportages médiatiques qui, au fil des décennies, ont averti des dangers du tabac. « Selon moi, peut-on y lire, les Canadiens, incluant les Québécois, étaient les plus avertis de l’anglophonie et de la francophonie mondiales. » M. Perrins a pour sa part principalement étudié les actions menées par les gouvernements et les organismes de santé publique dans le but d’évaluer les risques du tabac pour la santé et d’en informer la population.

Daniel Robinson, professeur agrégé d’histoire et d’études médiatiques à l’Université Western, a pour sa part déclaré que le fait que des universitaires bénéficiaires de fonds publics aient effectué de la recherche pour l’industrie du tabac soulève des questions éthiques, « compte tenu des effets mortels de ce produit » et du fait que les gouvernements dépensent énormément d’argent pour prendre en charge les personnes atteintes de maladies liées au tabagisme. M. Robinson, qui rédige actuellement un ouvrage sur le marketing de la cigarette au Canada, s’est par ailleurs interrogé sur les raisons pour lesquelles les historiens n’avaient pas divulgué les recherches menées pour le compte des cigarettiers avant le procès.

Plus tôt cette année, dans un article paru sur le blogue du History News Network consacré aux liens entre l’industrie du tabac et le milieu universitaire, M. Robinson a appelé ses collègues à faire preuve « de responsabilité morale et de leadership éthique » en informant la population des travaux qu’ils avaient menés : « Indiquez sur le site Web de votre faculté ou sur Twitter ce que vous avez accompli pour le compte de l’industrie du tabac. Publiez vos résultats. »

Mme Callard a pour sa part souligné que, bien que les chercheurs en médecine fassent couramment état des fonds qu’ils touchent des sociétés pharmaceutiques et d’autres groupes d’intérêts dans les articles qu’ils signent pour des revues scientifiques, ce n’est apparemment pas la norme chez les chercheurs en sciences humaines. « Je pense qu’il y a là un problème de transparence », a déclaré Mme Callard, qui rédige un blogue sur les procès du tabac pour le compte de l’Association pour la santé publique du Québec. (Une version française de ce blogue est rédigée par Pierre Croteau.)

Les historiens universitaires joints par Affaires universitaires n’ont pas répondu aux demandes d’entrevue qui leur avaient été adressées ou se sont refusés à émettre tout commentaire, en raison de leur participation au procès. Un seul a fait exception à la règle, acceptant d’être interviewé sous couvert d’anonymat. Il a déclaré qu’il est fréquent que les universitaires mènent des recherches pour le compte d’entreprises privées sans les divulguer, dans certains cas parce qu’ils sont astreints à des obligations de confidentialité. « C’est chose courante au sein des universités », a-t-il précisé, ajoutant qu’il avait, au départ, hésité à accepter le travail que lui proposaient les avocats d’un des cigarettiers en cause, n’éprouvant aucune sympathie pour cette industrie. Il a expliqué avoir finalement accepté parce qu’il était relativement certain de pouvoir effectuer ce travail « en préservant son intégrité », précisant en outre être « intéressé par le problème historique soulevé par le procès ».

Le Conseil de recherches en sciences humaines a déclaré n’avoir aucune politique régissant la divulgation des projets de recherche proposés. La Société historique du Canada (SHC) s’est pour sa part refusée à tout commentaire concernant le dossier ou encore les pratiques en matière de divulgation par les historiens qui publient dans des revues scientifiques. Sa présidente, Dominique Marshall, qui est également professeure d’histoire à l’Université Carleton, a précisé dans un courriel que la SHC « représente tous les historiens et estime à ce stade que son rôle n’est pas d’intervenir dans de tels procès aux enjeux éthiques ni de prendre position sur les témoignages formulés par les experts ».

Un débat similaire a agité les États-Unis il y a quelques années, quand des historiens professionnels ont eux aussi joué un rôle clé dans la défense des cigarettiers. Robert Proctor, professeur d’histoire à l’Université de Stanford et auteur de Golden Holocaust: Origins of the Cigarette Catastrophe and the Case for Abolition, a témoigné dans le cadre de dizaines de procès aux États-Unis pour le compte de fumeurs. Il a fait de même à la fin de 2012 dans le cadre du procès engagé au Québec, pour le compte des plaignants.

Dans son rapport d’expert, M. Proctor s’est montré très critique à l’encontre des travaux de recherche menés par MM. Flaherty, Perrins et Lacoursière, précisant d’une part que ces travaux étaient entachés « d’erreurs, d’omissions et de lacunes méthodologiques considérables », et d’autre part que les trois hommes n’avaient pas pris la peine de consulter les documents internes de l’industrie du tabac – qui pourtant « révèlent l’existence d’une conspiration étalée sur des décennies visant à minimiser les dangers du tabac ».

Toujours selon M. Proctor, les trois hommes ont également omis de prendre en compte le rôle de la publicité ainsi que du marketing délibéré auquel l’industrie s’est livrée auprès des enfants : « La plupart des Canadiens connaissaient mal les méfaits du tabac dans les années 1960, et cette méconnaissance persiste à certains égards de nos jours. »

M. Proctor a par ailleurs signalé que la stratégie juridique déployée au Québec par les cigarettiers est identique à celle employée aux États-Unis par l’industrie du tabac depuis les années 1980, et consiste à prouver que les effets nocifs du tabac étaient « de notoriété publique ». Selon M. Proctor, depuis 30 ans, une cinquantaine d’historiens professionnels ont témoigné en ce sens en tant qu’experts pour le compte des cigarettiers, sans tenir compte des documents internes de l’industrie du tabac dans quasi tous les cas.

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