À l’âge de 22 ans, Christophe Alarie a dû choisir entre sa santé et son sport préféré, le football. Alors qu’il était secondeur dans l’équipe des Carabins de l’Université de Montréal (UdeM), l’étudiant en kinésiologie a été victime de deux commotions cérébrales en l’espace d’une semaine, puis d’une troisième un mois plus tard. « Et j’en avais déjà subi sans doute quatre autres en jouant au football au cégep et au secondaire, renchérit-il. J’ai été bien traité par l’équipe médicale des Carabins, mais inutile de vous dire que j’étais dans un sale état. » Des maux de tête fréquents, des problèmes de mémoire et de concentration, une grande fatigue et des troubles d’anxiété et de dépression l’ont empêché de fréquenter l’université pendant un an.
Avant d’arrêter temporairement ses études, juste après avoir reçu le diagnostic de son sixième traumatisme, M. Alarie est allé consulter Dave Ellemberg, neuropsychologue et professeur à l’UdeM, qui étudie entre autres les conséquences des commotions cérébrales sur le cerveau. « Grâce à lui, j’ai compris que, si les symptômes que je ressentais persistaient d’une commotion à l’autre, c’était le résultat de leur accumulation », raconte celui qui, préoccupé par les dangers de ces blessures cérébrales, a décidé d’y consacrer son mémoire de maîtrise… sous la direction de M. Ellemberg!
Une telle histoire ne se serait jamais produite il y a à peine 15 ans. Personne ne parlait alors des commotions cérébrales, appelées aussi « traumatismes crâniens légers ». Voir quelques étoiles après un coup à la tête faisait partie de la routine des joueurs de football amateurs et professionnels. Ce n’était guère un sujet de préoccupation, ni pour les entraîneurs, ni pour les parents de jeunes athlètes. Même les scientifiques y accordaient peu d’importance. « Au début des années 2000, je multipliais les demandes de recherche auprès des comités d’éthique hospitaliers et, chaque fois, on me répondait que les commotions liées au sport ne constituaient pas un problème selon eux. Même son de cloche du côté des organismes subventionnaires fédéraux », se rappelle M. Ellemberg. Finalement, en 2005, son laboratoire a été l’un des premiers à recevoir du financement des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) pour mieux étudier ce mal qui touche environ la moitié des athlètes professionnels ou amateurs ainsi que les sportifs occasionnels.
Les experts qualifient ce phénomène d’« épidémie silencieuse », car plusieurs blessés négligent de se faire soigner. Selon des chercheurs, de 80 à 90 pour cent des commotions cérébrales ne seraient pas diagnostiquées parce que les athlètes n’en connaissent pas les symptômes. Plusieurs sont persuadés qu’un traumatisme crânien est forcément provoqué par un coup à la tête et que le choc leur fera perdre connaissance. Mais il faut savoir qu’on peut subir une commotion sans avoir été touché à la tête – un coup suffisamment fort au bas du corps peut se répercuter si violemment à la tête que le cerveau se heurtera contre les parois de la boîte crânienne – et sans ressentir de symptômes avant de 24 à 48 heures.
Bien des sportifs ne savent pas non plus que subir de multiples commotions sur une courte période de temps peut les handicaper lourdement ou être fatal. Ils ignorent également les risques à long terme : anxiété, dépression, altération des fonctions cognitives, vieillissement prématuré du cerveau, démence de type Alzheimer et parfois même suicide, comme l’ont démontré les cas de Junior Seau, Ray Easterling et Dave Duerson. Les cerveaux de ces anciens joueurs de la Ligue nationale de football présentaient tous des traces d’encéphalopathie traumatique chronique, une maladie neurodégénérative qui pourrait découler de lésions cérébrales répétées.
Avant même que ces tristes faits soient rapportés ou que Sidney Crosby fasse les manchettes en raison de ses blessures à la tête, les chercheurs canadiens étaient à l’œuvre, préoccupés par le nombre élevé de commotions cérébrales recensées chaque année au Canada, soit plus de 200 000. Au cours des 10 dernières années, les groupes de recherche sur les commotions cérébrales dans le sport se sont multipliés dans l’ensemble du pays. Ils sont aujourd’hui une centaine de scientifiques à travailler pour améliorer la prévention, le diagnostic, la prise en charge et le pronostic des traumatismes crâniens légers, qu’ils soient d’origine sportive ou accidentelle.
Par exemple, au Hospital for Sick Children de Toronto, le Dr Jamie Hutchison met au point des tests sanguins qui pourraient aider au diagnostic et au pronostic des traumatismes crâniens. « Les résultats s’annoncent très prometteurs », affirme le médecin. À quelques kilomètres de là, au Holland Bloorview Kids Rehabilitation Hospital, la neuropsychologue et chercheuse Michelle Keightley tente de faciliter la prise en charge et le rétablissement des jeunes qui souffrent de commotions cérébrales. « Environ de 10 à 15 pour cent des enfants qui jouent au hockey subiront une commotion au cours d’une saison, indique-t-elle. En Ontario, 240 000 jeunes pratiquent ce sport, ce qui signifie que de 24 000 à 36 000 d’entre eux sont victimes d’un traumatisme crânien chaque année. C’est énorme et ça ne prend même pas en compte les autres sports de contact comme le soccer, le football, le rugby ou même le cheerleading, le ski et l’équitation […]. » Mme Keightley a entre autres découvert que, même si des jeunes déclarent se sentir mieux physiquement quelque temps après avoir eu une commotion, leurs fonctions exécutives et métacognitives ainsi que leur vitesse de traitement de l’information ne sont toujours pas complètement rétablies. Ces observations ont aussi été faites chez les adultes.
À l’Université de Calgary, le Dr Willem Meeuwisse et sa collègue Carolyn Emery, professeure et physiothérapeute, étudient la prévention des blessures sportives et tout particulièrement les commotions cérébrales chez les jeunes joueurs de hockey. Ils ont démontré que les mises en échec chez les peewees en Alberta quadruplaient pratiquement le taux de commotions. « L’interdiction de cette technique défensive préviendrait plus de 400 commotions par année uniquement dans notre province », précise le Dr Meeuwisse. Hockey Canada les a pris au mot : les mises en échec chez les joueurs peewee sont proscrites partout au pays depuis l’automne 2013.
De son côté, M. Ellemberg s’intéresse aux changements qui s’opèrent dans le cerveau à la suite d’un traumatisme crânien léger en fonction de l’âge de l’athlète, de son sexe, du nombre de commotions antérieures et du temps écoulé depuis la dernière blessure à la tête. Un de ses plus grands accomplissements est d’avoir été le premier avec son équipe à avoir déterminé de façon rigoureuse les conséquences des commotions cérébrales sur l’activité électrique du cerveau chez l’enfant et l’adolescent. « Le cerveau de l’enfant est autant atteint que celui de l’adulte, dit-il. Par contre, celui de l’adolescent se révèle plus fragile, car il est en pleine croissance. »
Le projet de Mme Gagnon a obtenu un financement de plus d’un million de dollars en novembre 2013, lorsque le gouvernement fédéral a annoncé un investissement de 7,5 millions des IRSC et de leurs partenaires dans la recherche sur les commotions cérébrales chez les enfants et les adolescents. Dix-huit autres projets en ont aussi profité. Ces subventions font partie d’une initiative des IRSC pour mieux coordonner à l’échelle nationale la recherche sur les traumatismes crâniens légers. Parallèlement, l’Institut des neurosciences, de la santé mentale et des toxicomanies (INSMT) (l’une des 13 composantes des IRSC) participe à l’Initiative internationale sur les lésions cérébrales traumatiques. Ce regroupement, qui inclut les National Institutes of Health des États-Unis et la Commission européenne, a pour objectif d’améliorer le sort des victimes de traumatismes crâniens et de réduire le fardeau global de ces blessures d’ici 2020.Toujours au Québec, Isabelle Gagnon, physiothérapeute et chercheuse au Centre universitaire de santé McGill, mène un projet ambitieux et novateur : créer une base de données nationale sur les commotions cérébrales chez les enfants et les adolescents – avec le consentement de leurs parents – qui sera destinée aux scientifiques et aux cliniciens. On y répertoriera les profils des jeunes blessés en documentant leurs antécédents médicaux, les circonstances de la blessure, leurs symptômes, etc. Pendant six mois, on étudiera entre autres leur équilibre, leurs fonctions cognitives, leur rendement scolaire et leurs capacités sociales. « Quarante-huit chercheurs, cliniciens et gestionnaires y participent actuellement, signale Mme Gagnon. Une telle collaboration est exceptionnelle dans le milieu de la recherche. Ces grands échantillons nous permettront de mieux caractériser la récupération du cerveau des jeunes et de favoriser leur rééducation. »
Le directeur scientifique de l’INSMT, Anthony G. Phillips, croit que ces différentes démarches soulignent la « nature critique » de ce type de blessures. « Les blessures à la tête ne sont pas banales, car elles ont des effets à long terme. Nous tentons collectivement de trouver des moyens d’intervenir de façon efficace dès qu’un premier traumatisme crânien survient. »
Le Canada fait donc aujourd’hui sa marque dans l’étude des lésions cérébrales. « Nous en sommes toutefois aux premiers balbutiements, mentionne l’éminent scientifique et neurochirurgien Charles Tator, qui est à la tête du Canadian Sports Concussion Project, et dont les activités se déroulent au Krembil Neuroscience Centre du Toronto Western Hospital. Il se fait de la très bonne recherche au pays, mais il est trop tôt pour savoir si nous sommes sur le bon chemin parce qu’on ne connaît toujours pas les mécanismes des commotions cérébrales. On ne sait pas où elles se produisent dans le cerveau! » Afin d’améliorer la prévention, le diagnostic et le traitement de ces blessures, le Dr Tator a annoncé en mai dernier la création de la chaire de recherche Marion et Gerald Soloway sur les lésions cérébrales et les commotions. Entre temps, en août, la Schulich School of Medicine & Dentistry de l’Université Western a annoncé un partenariat avec le Sports Legacy Institute (SLI) situé à Boston, faisant de l’Université Western le nouvel emplacement du chapitre canadien du SLI, fondé il y a deux ans. Le partenariat a pour objectif d’aider à comprendre et à réduire les effets à long terme des commotions cérébrales liées au sport.
Si tout ou presque reste à faire dans le domaine de la recherche sur les commotions cérébrales, les chercheurs peuvent néanmoins se vanter d’avoir su diffuser le fruit de leur travail. « Les médias se sont beaucoup intéressés à nos travaux, observe M. Ellemberg. Ça a fait boule de neige auprès de la population et c’est devenu un problème de santé publique. »
Aujourd’hui, la plupart des équipes professionnelles respectent des protocoles pour mieux prendre en charge les commotions cérébrales dès qu’elles surviennent jusqu’au retour au jeu de l’athlète. Les universités suivent aussi cette tendance. « Nous sommes très prudents dans notre gestion des commotions cérébrales », signale Guy Asselin, physiothérapeute en chef de l’équipe de football le Rouge et Or de l’Université Laval, qui a remporté huit fois la Coupe Vanier, dont celle de l’an dernier. Les joueurs, les entraîneurs et l’équipe médicale suivent à la lettre les lignes directrices de la Déclaration de consensus sur les commotions cérébrales dans le sport, qui est revue tous les deux ans ar un groupe international d’experts.
« Il est hors de question qu’on mette en danger la santé de nos étudiants- athlètes pour un match de football. Les conséquences peuvent être très graves », soutient M. Asselin.
En matière de prévention, le travail est lui aussi loin d’être terminé, si l’on se fie à une étude récente du Dr Scott Delaney, chercheur au Centre universitaire de santé McGill et médecin de plusieurs équipes sportives professionnelles et universitaires, dont les Alouettes de Montréal. Il a découvert que 20 pour cent des joueurs de football, de hockey, de basketball, de rugby et de soccer des universités McGill et Concordia ont déjà éprouvé des symptômes de commotion cérébrale, mais que certains passent leurs maux sous silence. Pourquoi? « Parce qu’ils pensent que ce n’est pas dangereux de jouer avec une blessure à la tête, répond le Dr Delaney. C’est la principale raison. D’autres disent ne pas en parler parce qu’ils n’ont pas eu de problèmes par la suite. Certains ont peur qu’on leur interdise de pratiquer leur sport ou que cela change leur relation avec leur entraîneur. On constate donc que les jeunes connaissent les symptômes des commotions, mais pas les risques encourus par un retour hâtif au jeu. »
Un changement de culture sportive est nécessaire, note M. Ellemberg. « Pour certains, une commotion est une blessure de guerre. Ils montrent ainsi qu’ils se sont donnés au maximum. Demander à être soigné, voire à être retiré du jeu pour prendre le temps de récupérer serait une preuve de faiblesse. À mon avis, la recherche sur les commotions devrait aussi se pencher là-dessus. »
Les mythes entourant les commotions cérébrales seraient coriaces et plusieurs croient qu’il faut voter une loi pour encadrer la prise en charge de ces blessures chez les jeunes. À l’heure actuelle, tous les États américains ont adopté une telle loi qui, entre autres, exige le retrait du jeu immédiat d’un joueur qui pourrait avoir subi une commotion.
Tous les experts s’entendent cependant pour dire qu’une loi ou même la meilleure des recherches n’éliminera jamais complètement les commotions cérébrales dans le sport. « Notre but n’est pas d’empêcher les gens de faire du sport sous prétexte qu’ils peuvent subir une commotion, rappelle Mme Keightley. Voici ce qu’il faut retenir : la commotion doit être bien diagnostiquée et prise en charge, même si c’est la première, afin d’éviter les maux qui pourraient s’ensuivre. »
Pour ceux que le sujet intéresse :
Le Vert & Or encore mieux outillé en matière de prévention et de réhabilitation des blessures
http://www.usherbrooke.ca/medias/nouvelles/sports/sports-details/article/26023/