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Comment aborder les sujets dérangeants

Génocide, racisme, intolérance. Présenter des sujets difficiles en classe exige une bonne préparation.

par TIM JOHNSON | 07 OCT 15

Consacrés aux pires atrocités de l’Histoire, les cours de Frank Chalk portent incontestablement sur des sujets très difficiles. « Mes étudiants sont confrontés à des événements terribles, horribles. Ils lisent et voient des films sur ces sujets, et ils doivent y réflé-chir et les analyser », explique M. Chalk, professeur d’histoire et directeur de l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne à l’Université Concordia.

En plus d’engendrer un malaise évident, le fait de discuter de tant de souffrances peut perturber les étudiants de manières in-attendues, explique M. Chalk. Ceux qui ont été victimes d’agres–sions sexuelles ou de violence physique sont particulièrement vulnérables : les images et les idées auxquelles ils sont exposés peuvent faire resurgir en eux des émotions et des souvenirs longtemps enfouis. Ces étudiants reconnaissent souvent dans le désespoir des victimes celui qui les habite.

Chalk, qui donne ce type de cours depuis plus de 30 ans (dont un cours de première année sur l’Holocauste), n’a vu pendant tout ce temps qu’une poignée d’étudiants manifester des signes de détresse. Cela tient sans doute beaucoup à la manière dont ce professeur d’expérience traite des thèmes abordés et gère les discussions qui s’ensuivent. « Mon rôle est de veiller à ne pas engager mes étudiants sur un champ de mines sans qu’ils ne puissent en sortir », explique-t-il.

Les discussions en classe sur des sujets difficiles ou délicats peuvent devenir explosives, ou au contraire tourner court, les étudiants, mal à l’aise, préférant se taire. Qu’il s’agisse du sexisme, du racisme, des génocides, de la politique, du terrorisme ou même de la bioéthique, il est loin d’être facile pour les enseignants d’aborder ces sujets et d’amener les étudiants à en discuter. Pourtant, ceux qui l’ont fait affirment que les discussions sur ces sujets, si elles sont gérées correctement, peuvent être porteuses d’enseignements inestimables pour les étudiants.

Pour M. Chalk, il est indispensable de mettre en place une « soupape de sécurité ». Il explique d’ailleurs dès le premier cours que les étudiants qui ressentent un malaise pour une raison quelconque sont autorisés – et même encouragés – à quitter le cours sans se justifier. Ce qui se trouve aussi dans le plan de cours. M. Chalk précise que les étudiants ne sont jamais tenus d’en parler avec lui par la suite – leur absence, le cas échéant, se passe d’explications.

Ce type d’avertissement est de plus en plus courant dans le cas des cours traitant de sujets difficiles, précisent Carol Berenson, conseillère en perfectionnement de l’enseignement au Taylor Institute for Teaching and Learning de l’Université de Calgary, ainsi que Valerie Pruegger, directrice du Bureau de la diversité, de l’égalité et de la divulgation protégée, également de l’Université de Calgary. Toutes deux ont récemment collaboré à une série d’ateliers sur le sujet. Elles affirment que l’objectif premier est de veiller à ce que les étudiants ne se sentent jamais menacés. L’un des cours de Mme Berenson, par exemple, porte sur la violence envers les femmes, qui est toujours un sujet sensible.

« Je commence toujours par informer les étudiants des ressources d’aide à leur disposition sur le campus, puis je les invite à venir m’en parler personnellement, explique Mme Berenson. C’est une méthode qui fonctionne très bien. Les étudiants comprennent que je me soucie d’eux, que je les vois comme de vraies personnes, comme des gens qui ont une histoire, un vécu. »

Mmes Berenson et Pruegger ajoutent que le fait de bien structurer les choses dès le départ peut avoir une incidence positive sur les discussions ultérieures. Des règles de base, fixées de préférence par l’ensemble de la classe et bien comprises par chacun, doivent être mises en place. Le travail en groupe est une bonne chose, par contre, l’usage du téléphone et la pré-sence d’autres sources de distraction sont à proscrire (comme la prise de notes, même s’il est difficile de convaincre certains professeurs de demander aux étudiants de ranger leurs stylos). Les rapports de pouvoir doivent par ailleurs être réduits au minimum, car le sentiment d’infériorité n’incite pas les étudiants à discuter. Il est parfois possible d’y parvenir en leur demandant de se répartir en petits groupes ou de former un grand cercle, en fonction de la taille de la salle.

Il est également essentiel de créer un esprit communautaire au sein de la classe, et de veiller à ce que les étudiants participent. Pour s’assurer de leur participation, Mme Pruegger exige entre autres d’eux qu’ils présentent des exposés interactifs sur un sujet de leur choix (pourvu qu’il entre dans les paramètres du cours). Elle admet toutefois que l’exercice peut parfois être angoissant. Elle se souvient entre autres du jour où un étudiant très introverti avait décidé de traiter dans son exposé de trois des plus grandes religions (le christianisme, le judaïsme et l’islam), pour ensuite décréter quelle était la meilleure.

« La classe comptait des étudiants de ces trois religions, et d’autres aussi. J’étais plutôt nerveuse, avoue-t-elle en souriant. L’étudiant s’en est toutefois très bien tiré, tout s’est bien passé, en partie grâce à l’esprit communautaire qui régnait en classe. Une fois l’exposé terminé, ses collègues musulmans, chrétiens et juifs lui ont tous adressé le même commentaire : « Je ne suis pas d’accord avec toi, mais c’était formidable. »

Quoi qu’il en soit, même le cours le mieux structuré peut devenir ingérable, en particulier lorsque les sujets les plus délicats sont abordés. Pour Zopito Marini, professeur d’études de l’enfance et de la jeunesse à l’Université Brock et lauréat d’un prix national 3M d’excellence en enseignement, les sujets qui touchent le plus les étudiants sont souvent les plus explosifs – en particulier ceux qui portent sur les rapports parents-enfants. La punition corporelle, par exemple, compte parmi les sujets qui peuvent mettre le feu aux poudres. M. Marini admet d’ailleurs que c’est l’un de ceux qu’il avait le plus de mal à gérer en classe à ses débuts. « La première fois où nous avons abordé ce thème, je n’avais prévu aucun plan B. La discussion n’a pas été fructueuse, raconte-t-il. Le ton est monté, le niveau sonore aussi, et chacun s’est retranché dans ses positions sans faire l’effort de parvenir à un consensus. »

C’est pourquoi M. Marini veille désormais à ce que ses étudiants maîtrisent leurs émotions en adoptant lui-même une attitude respectueuse, mais ferme, et en leur précisant dès le départ les attitudes et les propos qu’il considère inadmissibles dans son cours. « On peut parfois véhiculer bien des choses sans dire un mot, souligne-t-il. Les jeunes maîtrisent bien cet art. »

Afin d’éviter que le débat ne tourne en rond et que les opinions expri-mées ne soient sans fondements, M. Marini invite souvent les tenants de chaque camp à préciser les recherches universitaires sur lesquelles s’appuient leurs arguments. « Il arrive que les opinions exprimées sur certains sujets ne re- posent sur absolument rien, précise-t-il. En pareil cas, nous prenons le temps d’examiner les données qui existent. C’est un bon exercice pédagogique. »

Selon Robert Lapp, professeur d’anglais à l’Université Mount Allison et président de la Société pour l’enseignement de la pédagogie dans l’enseignement supérieur, le plus grand défi, quand vient le temps d’aborder des sujets délicats, consiste à faire participer au débat les étudiants qui se tiennent à l’écart et ne veulent pas se mouiller. C’est pourquoi M. Lapp ressent parfois le besoin de provoquer. « Choquer délibérément peut parfois être efficace », prétend-il.

Lapp admet toutefois que cela ne fonctionne pas toujours. Le recours à une « thérapie de choc » pousse parfois certains étudiants à se retrancher dans leur coquille encore davantage, mais fonctionne à d’autres moments. Comme les sujets qu’il aborde, à savoir le racisme, le sexisme et la violence sont présents aussi bien dans la littérature passée qu’au sein de la société actuelle, M. Lapp tente d’établir des liens entre cette littérature et la production contemporaine « choquante ».

Il a par exemple récemment abordé, dans un cours de première année consacré à la poésie, un poème intitulé Ballad of Birmingham, qui évoque les attentats à la bombe visant des églises dans les États du sud des États-Unis pendant le mouvement des droits civiques. Après avoir regardé des vidéos et s’être penchés sur d’autres éléments consacrés à ces événements, les étudiants ont écouté une chanson récente du groupe techno-punk Le Tigre intitulée Bang! Bang!, qui porte sur un jeune noir abattu par des policiers new-yorkais. « C’est une chanson très directe et agressive, explique M. Lapp. Elle est faite pour déranger, parce que le sujet qu’elle aborde est dérangeant. Le jeune dont elle parle a été abattu de 41 balles. »

Lapp a fait appel à un jeune assistant à l’enseignement pour l’aider à diriger la discussion, qui a fini par s’étendre à divers grands thèmes. Par exemple, le fait que Le Tigre ne soit composé que de blancs et que tous les étudiants du cours soient blancs a conduit ces derniers à discuter du bien-fondé ou non pour un groupe donné de discuter des problèmes d’un autre groupe. Cela a généré une ambiance électrique.

« Personne n’a élevé la voix. Au contraire, on aurait pu entendre une mouche voler. Beaucoup d’étudiants sont simplement restés songeurs, raconte M. Lapp. Nous savions que nous avancions en terrain miné, hors des thèmes habituels des cours sur la poésie. Nous avions mis le doigt sur un sujet beaucoup plus délicat. »

Lapp souligne qu’un des buts de l’enseignement des arts libéraux consiste à certains égards à pousser les étudiants à s’aventurer hors de leur zone de confort. C’est également l’un des objectifs de l’enseignement des sciences appliquées, selon Christy Simpson, professeure agrégée de bioéthique à l’Université Dalhousie. Dans sa discipline, les sujets poten-tiellement sensibles vont de l’avortement ou du suicide assisté à des thèmes moins évidents, comme les choix en matière de reproduction ou les soins gériatriques. Mme Simpson amorce souvent une discussion en évoquant une étude de cas pertinente. Ainsi, pour aborder la possible futilité des soins devant une classe de résidents en médecine, elle commence par exemple par exprimer une opinion sur le bien-fondé ou non de renoncer à la chimiothérapie pour un patient quasi certainement en phase terminale, puis laisse la classe en discuter. « J’aime cesser d’enseigner pour les laisser débattre entre eux de leurs différents points de vue », dit-elle.

Bien qu’elle veille à donner à ses étudiants le temps nécessaire pour réfléchir et décompresser ainsi qu’à faire en sorte qu’ils ne se sentent jamais menacés, Mme Simpson estime essentiel de les arracher à leur zone de confort, pour leur propre bien. « Je tiens à ce qu’ils participent vraiment, à ce qu’ils soient intéressés et prêts à explorer un sujet tout en sachant que cela pourra être difficile et les mettre mal à l’aise », dit-elle.

Mme Simpson est convaincue de la valeur de se retrouver en situation d’inconfort. Dans notre société et dans notre culture, il est rare de discuter ouvertement et publiquement de sujets délicats. Il arrive que les étudiants découvrent des choses pas très jolies à leur propre sujet. Ils décèlent par exemple chez eux des partis pris ou des préjugés dont ils n’étaient pas conscients. De plus, parvenir à exprimer ses convictions profondes peut être très exigeant. « Le fait de ne pas réussir à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent leur met l’estomac à l’envers, les empêche de dormir ou leur donne mal à la tête. » Une partie du rôle de l’université, de l’enseignement et de l’apprentissage est de les aider à exprimer ces choses, dit-elle. C’est d’aider à réfléchir aux questions difficiles avec un esprit critique – individuellement et ensemble. »

Selon les professeurs, toutes ces discussions difficiles permettent au bout du compte de former des étudiants capables de mettre en application les leçons parfois pénibles qu’ils en ont tirées pour aller de l’avant et changer les choses. M. Chalk, de l’Université Concordia, sait bien qu’il n’est pas facile pour ses étudiants de parler de tueries et de bains de sang dans ces cours, mais il estime que l’exercice en vaut la peine, à la fois pour l’effort intellectuel et pour les résultats qu’il génère.

« Discuter de la cruauté gratuite est utile si cela aide à cerner les motifs de ceux qui s’y adonnent, mais ce n’est pas le seul objet de l’exercice, précise M. Chalk. Une fois diplômés, les étudiants qui ont suivi mes cours auront une carrière dans la diplomatie, le contre-espionnage, la police ou l’aide humanitaire. Ils devront venir en aide aux victimes de toutes ces horreurs et éviter qu’elles ne surviennent à nouveau. »

 

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Tim Johnson
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