Passer au contenu principal

Congrès 2023 ou la mise en œuvre d’un changement de culture

Tenue en personne pour la première fois en quatre ans, la conférence a pour thème « Confronter le passé, réimaginer l’avenir ».

par MICHAEL RANCIC | 31 MAI 23

Avant que le Congrès des sciences humaines ne s’ouvre officiellement, les organisateurs et organisatrices du plus grand rassemblement d’universitaires au Canada ont fait le bilan de tout ce qui s’est passé et a changé depuis 2019, lors de la dernière tenue en personne de l’événement. S’appuyant sur un examen des enjeux et des faits marquants qui ont entraîné un changement de paradigme dans les universités canadiennes – pensons notamment à la COVID-19, aux changements climatiques, au meurtre de George Floyd en 2020 et aux manifestations qui ont suivi et à la découverte de tombes d’enfants autochtones sur le site de pensionnats –, l’édition de cette année met de l’avant les notions d’équité, de diversité, d’inclusion et de décolonisation et leurs répercussions sociales, sous le thème « Confronter le passé, réimaginer l’avenir ».

« La pandémie a été un moment charnière qui a forcé bon nombre d’entre nous qui avaient le luxe de pouvoir rester à la maison à réfléchir à un monde qui était en pleine mutation, mais aussi où les inégalités ont été exposées au grand jour », explique la responsable universitaire du Congrès, Andrea Davis.

Du 27 mai au 2 juin, 67 associations savantes représentant plusieurs disciplines des sciences humaines accueillent environ 8 000 personnes dans le cadre de leur conférence annuelle à l’Université York, à Toronto. La Fédération des sciences humaines (FSH), l’organisme à but non lucratif derrière l’événement, a commencé à planifier la présente édition il y a plus de deux ans, lorsqu’elle a sollicité Mme Davis pour le poste de responsable.

« Il était clair que je n’accepterais ce rôle que si je pouvais mettre en place une démarche de réflexion sur ces événements qui nous ont forcé.e.s à prendre un pas de recul », raconte Mme Davis, professeure au Département de sciences humaines de l’Université York.

Il était donc essentiel pour Mme Davis et le Comité de planification scientifique du Congrès que ces discussions mettent de l’avant la pensée noire et autochtone. C’est particulièrement le cas pour le volet phare du Congrès, soit la série de causeries Voir Grand dont l’ensemble des conférenciers et conférencières sont noir.e.s ou autochtones. D’ailleurs, la plupart de ces activités sont des discussions de groupes au lieu de mettre en vedette une seule personne.

« Nous voulons que le Congrès ne se contente pas de mettre de l’avant les chercheurs et chercheuses et leurs travaux; nous voulons aussi explorer comment les communautés produisent de la recherche et comment elles peuvent agir comme archive. »

« Nous [le Comité de planification scientifique] avons décidé de nous éloigner du format traditionnel, c’est-à-dire l’universitaire qui se prononce sur l’état du monde. Nous voulions faire une plus grande place au dialogue », souligne Mme Davis.

Elle ajoute que même si ses idées et celles du Comité ébranlent les conventions du Congrès, qui a lieu depuis plus de 90 ans, la FSH les soutient.

« Les expériences des dernières années et les défis auxquels les universités et la Fédération elle-même ont été confrontées ont rendu cette dernière plus prompte à l’écoute et prête à emprunter de nouvelles avenues », explique Mme Davis en parlant notamment des controverses auxquelles la FSH est mêlée depuis quatre ans.

L’Association d’études noires canadiennes se retire du Congrès

Au Congrès de 2019, Shelby McPhee, candidat au doctorat noir et membre de l’Association d’études noires canadiennes (AENC), a fait l’objet de profilage racial lorsqu’une autre personne participant à la conférence l’a accusé à tort d’avoir volé un ordinateur portable. On a appelé la sécurité et la GRC, qui ont détenu M. McPhee tandis que des représentant.e.s de la FSH écoutaient la personne accusatrice.

Ce fut pour M. McPhee une expérience humiliante et blessante. Dans les jours qui ont suivi, l’AENC a publié une lettre ouverte dans laquelle elle fustigeait les organisateurs et organisatrices du Congrès. Bien vite, d’autres associations savantes ont exigé des comptes de la FSH et du Congrès sur cette affaire.


À lire aussi : Équité, diversité, inclusion et décolonisation : la Fédération des sciences humaines fait-elle suffisamment d’efforts?


« La communauté universitaire s’est mobilisée pour affirmer haut et fort qu’elle ne tolérait pas un tel traitement d’un de leurs pairs, explique M. McPhee. Le Congrès et la Fédération ont dû faire tout ce qui était en leur pouvoir pour regagner sa confiance. »

Gabriel Miller, président et chef de la direction de la FSH, admet que les associations membres avaient raison d’obliger l’organisation à rendre des comptes sur l’épisode et à rebâtir les ponts pendant les quatre années suivantes.

« Dès que cet incident est survenu, notre communauté et nos membres avaient un pas d’avance sur nous : elles et ils comprenaient les problèmes sous-jacents, le traumatisme vécu par Shelby et les universitaires noir.e.s et la nécessité d’adopter des mesures qui non seulement donneraient suite à l’incident, mais qui contribueraient aussi à transformer la Fédération et le milieu de l’enseignement supérieur. »

S’adressant à la Fédération, l’AENC a formulé quatre demandes : 1) des excuses publiques avec une affirmation de tolérance zéro quant au racisme anti-Noir.e.s et au profilage racial, en plus d’un engagement à collaborer avec l’AENC pour veiller à ce que le Congrès soit un espace accueillant; 2) la remise d’une lettre rédigée par l’AENC aux deux personnes qui ont accusé M. McPhee de vol (une seule était membre de la Fédération); 3) l’ajout du racisme anti-Noir.e.s aux thèmes du prochain Congrès; et 4) la dispense des frais de l’AENC pour l’année suivante. La FSH a rapidement acquiescé à ces demandes, en plus d’imposer une suspension d’au moins trois ans à la personne ayant accusé M. McPhee, sa réadmission étant conditionnelle au respect de certaines exigences. (Selon M. Miller, la personne n’a toujours pas rempli cette condition.)

OmiSoore Dryden, titulaire de la Chaire James R. Johnston en études canadiennes noires à l’Université Dalhousie, et rosalind hampton, professeure adjointe à l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario de l’Université de Toronto, étaient coprésidentes de l’AENC en 2019. Elles affirment que la FSH a mis un certain temps à donner suite à leurs exigences.

L’AENC a refusé de participer au Congrès de 2020, qui a dû rapidement être réinventé en raison des confinements liés à la COVID. Le groupe estimait que le passage en ligne de l’événement avait été organisé à la va-vite et d’une manière qui enlevait de l’importance au thème original de cette édition : « Bâtir des passerelles : combattre le colonialisme et le racisme anti-Noir.e.s ». Dans une déclaration publique publiée alors, l’AENC indiquait qu’elle refusait « la logique des universités néolibérales qui croient que de traiter de notre travail en ligne constitue en cette période une réponse adéquate. […] La tenue d’un Congrès virtuel ne fait que cimenter l’individualisme du milieu universitaire alors que nous devrions plutôt nous concentrer sur notre bien-être collectif. »

« Nous avons constamment été confrontées à un manque d’imagination et à l’incapacité d’anticiper comment une proposition allait être perçue par les personnes noires », explique Mme hampton. L’AENC a également fait l’impasse sur le Congrès de 2021, indiquant que la FSH avait une fois de plus échoué à répondre à ses demandes les plus pressantes, à savoir la levée des frais de participation pour ses membres étudiant.e.s et les membres de sa communauté, et la promesse formelle que le thème d’un futur Congrès porterait sur les études noires. La Fédération a fini par accepter ces conditions, entraînant le retour de l’AENC au Congrès virtuel de 2022.

L’EDID à la FSH

En 2020, la Fédération des sciences humaines a formé un Comité consultatif du Congrès sur l’équité, la diversité, l’inclusion, et la décolonisation (EDID) afin de repérer et de régler les problèmes relatifs à ces enjeux. L’année suivante, il a présenté ses conclusions dans Créer une étincelle pour le changement : Rapport final et recommandations, qui comprend 43 recommandations sur les priorités que doit appliquer la FHS pour atteindre ses objectifs en matière d’EDID.

Jusqu’ici, la FSH a publié trois bilans des progrès sur ces recommandations, le dernier datant d’avril 2023. M. Miller affirme que « plus de la moitié » des recommandations ont été réalisées en intégralité ou en partie.

Parmi les changements instaurés depuis 2021, notons la création d’un comité permanent sur l’EDID au sein du conseil d’administration et d’un poste de conseiller ou conseillère principal.e sur l’EDID (la FSH veut également pourvoir un poste d’adjoint.e de recherche – EDID). La FSH a également mis sur pied un fonds de 500 000 dollars sur trois ans pour soutenir les initiatives d’EDID d’associations savantes; rendu gratuites les inscriptions au Congrès pour les étudiant.e.s aux cycles supérieurs noir.e.s et autochtones ainsi que les laissez-passer pour les membres noir.e.s et autochtones; amélioré les services linguistiques lors des événements et l’accessibilité à ses canaux de communication officiels; offert des subventions pour la garde d’enfants; lancé le balado Voir Grand, qui met en vedette des chercheurs et chercheuses des sciences humaines dans le contexte de l’EDID; et annoncé une subvention pour la traduction d’ouvrages anglophones et francophones vers des langues autochtones.

« Cette subvention mettra en valeur les langues autochtones de manière extraordinaire, ce que nous n’avons jamais fait, soutient Deanna Reder, professeure d’études autochtones à l’Université Simon Fraser, ancienne membre du conseil d’administration de la FSH et membre du comité permanent sur l’EDID. J’ai beaucoup de respect pour le caractère bilingue de la Fédération, mais il ne faut pas oublier qu’au Canada, [le français et l’anglais] sont des langues colonisatrices. À défaut d’être la solution, cette subvention est un pas dans la bonne direction. »

M. McPhee estime qu’effectivement, la réparation doit aller plus loin. Si la FHS a communiqué avec lui après les événements de 2019, il affirme que les discussions ont achoppé lorsque la pandémie a frappé. « Si j’étais un universitaire blanc avec des publications à mon actif, on aurait fait des pieds et des mains pour rebâtir les ponts avec moi. Hélas, je n’étais qu’un étudiant au cycle supérieur, noir de surcroît. » Il ajoute que son expérience et la réponse qui s’en est suivie mettent en lumière le croisement de l’identité noire, de la précarité d’emploi et de l’oppression dans le milieu universitaire.

Il soutient toutefois qu’il n’est pas amer à propos de la rupture des communications; il est plutôt reconnaissant envers la communauté qui s’est ralliée à lui quand il avait besoin d’aide. « L’AENC s’est montrée solidaire à mon égard et a fait tout ce qu’elle a pu pour que j’obtienne une certaine justice. Ces personnes et ces associations m’ont défendu et ont forcé la main de la Fédération. »

En réponse, M. Miller souligne que la FSH demeure « profondément désolée pour la discrimination douloureuse qu’a subie Shelby McPhee en 2019 et le remercie d’avoir pris la parole et exigé des changements, contribuant ainsi à la transformation du Congrès, de la Fédération des sciences humaines et de notre communauté universitaire ».

Le Congrès 2023 et au-delà

Mme Davis affirme que même si ses collègues et elle avaient hâte de se réunir en personne cette année, le Congrès devait continuer d’avoir un volet hybride afin que les personnes qui ont des besoins liés à l’accessibilité et celles qui s’inquiètent de l’empreinte écologique de leurs déplacements puissent quand même y participer (notons à ce sujet que la conférence entendait réduire aussi la quantité d’articles promotionnels remis).

« Les participant.e.s quitteront le Congrès en ayant l’impression d’avoir vécu une expérience unique. »

Pour Mmes Dryden et hampton, c’est beaucoup grâce à Mme Davis que le Congrès se trouve là où il est aujourd’hui. « Lors de la rencontre préparatoire pour le Congrès de 2021, nous avions demandé à la FSH de s’engager à traiter du racisme anti-Noir.e.s lors d’une prochaine édition, et on nous a dit non, se rappelle Mme Dryden. Aujourd’hui, la conférence est dirigée par Mme Davis et j’en suis absolument ravie. Je la soutiens, car cette transformation du Congrès est le fruit d’une intervention et d’un travail collectifs. »

L’un des grands changements apportés au Congrès par Mme Davis et le Comité de planification scientifique est la façon d’interagir avec les jeunes de Jane and Finch, le quartier où se trouve l’Université York et qui est constitué majoritairement de ménages racisés.

« Nous avons invité 21 élèves du secondaire à deux de nos causeries Voir Grand et les mettrons en lien avec des étudiant.e.s de premier cycle, explique Mme Davis. Nous voulons que le Congrès ne se contente pas de mettre de l’avant les chercheurs et chercheuses et leurs travaux; nous voulons aussi explorer comment les communautés produisent de la recherche et comment elles peuvent agir comme archive. »

« Notre but, c’est de changer la culture, changer les façons de faire du Congrès pour le rendre plus inclusif au-delà des belles paroles. Nous voulons que ces changements soient concrets. Les participant.e.s quitteront le Congrès en ayant l’impression d’avoir vécu une expérience unique », souhaite Mme Davis.

Rédigé par
Michael Rancic
Établi à Toronto, Michael Rancic est un journaliste indépendant. Il a aussi cofondé la coopérative de journalisme musical New Feeling.
COMMENTAIRES
Laisser un commentaire
University Affairs moderates all comments according to the following guidelines. If approved, comments generally appear within one business day. We may republish particularly insightful remarks in our print edition or elsewhere.

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Click to fill out a quick survey