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Cultiver les esprits et les cœurs

Selon une professeure d’université, l’intégration de « pratiques contemplatives » à l’enseignement universitaire aide les étudiants à devenir des citoyens réfléchis et engagés.

par JANNA ROSALES | 07 AOÛT 12

Become, c’est-à-dire « devenez ». Ce petit mot tout simple fait partie du slogan qui accompagne actuellement l’image de marque de l’Université Memorial, où j’ai effectué mes études et où j’enseigne. Le choix de ce slogan, qui vise à appeler les étudiants à réaliser leur propre potentiel, ou du moins à puiser dans celui-ci, suscite en moi deux interrogations : que devenons-nous réellement au sein de l’université contemporaine, et que souhaitons-nous que les autres deviennent du fait de leur contact avec l’enseignement supérieur?

Je suis récemment tombée sur une réflexion dans laquelle Arthur Zajonc, professeur de physique au Collège Amherst, au Massachusetts, expose en termes à la fois profonds et étonnants la question du « devenir » dans le cadre universitaire : « L’université est réputée pour former l’esprit au raisonnement critique, à l’expression critique – écrite et orale –, ainsi qu’à l’analyse scientifique et quantitative. Mais cela suffit-il? Dans un monde miné par les conflits, internes et externes, n’est-il pas tout aussi important, voire plus important de favoriser un équilibre entre le développement de l’intellect et celui, systématique, du cœur? »

La réflexion de M. Zajonc m’a interloquée. Bien que j’aie savouré la fascinante « vie de l’esprit » que l’université alimente en mettant l’accent sur la pensée critique, je crois que le fait de porter régulièrement attention à nos désirs et à nos questionnements les plus profonds est également vital pour mener une vie équilibrée, qui ait un sens. L’université, et en particulier les études supérieures, m’ont incontestablement aidée à devenir une intellectuelle digne de ce nom, mais qu’ai-je fait pour cultiver ma vie intérieure?

Une chose me revient tout particulièrement à l’esprit : la mise en garde que m’avait adressée un professeur chevronné à l’époque où je peinais à choisir le sujet de mon mémoire de maîtrise. Il m’avait simplement dit : « Ne leur ouvre pas ton cœur! » Derrière ce conseil bien intentionné, la mise en garde était claire : pour survivre en milieu universitaire, il faut masquer et préserver ses interrogations et ses aspirations les plus profondes. J’ai eu beau essayer de suivre le conseil de ce professeur en me préparant à soumettre mes sujets, à passer mes examens et à présenter mon mémoire, je me suis aperçue que le fait d’étouffer les questionnements qui hantaient mon cœur entravait ma créativité et me poussaient vers des pistes qui ne m’intéressaient pas suffisamment pour les suivre. En revanche, quand je laissais parler mon cœur, je remarquais que mes pensées étaient plus étoffées et que mes réflexions critiques étaient animées par mes convictions personnelles. Aujourd’hui, alors que ce rite de passage universitaire est derrière moi et que je me retrouve devant une classe, j’hésite à propos de ce que je dois dire à mes étudiants au sujet de leur parcours universitaire. Je suis consciente que leurs esprits aspirent au savoir, mais que leurs cœurs sont en quête de sens.

Dans la mesure où, en tant qu’acteurs de l’enseignement supérieur, nous acceptons la responsabilité d’aider à former la prochaine génération à s’attaquer aux conflits internes et externes de l’humanité, nous devons également être conscients des contextes internes et externes dans lesquels cette transformation s’inscrit. Le programme d’études de la plupart des établissements postsecondaires met traditionnellement l’accent sur les ambitions cognitives des professeurs, des étudiants et du personnel, négligeant systématiquement le rôle du développement affectif dans la formation de citoyens responsables, éduqués et engagés. En d’autres termes, l’intellect et le cœur existent séparément sur la plupart des campus. J’ai toutefois fini par prendre conscience du risque de laisser son cœur à la porte de la classe. Le fait de négliger l’étude, l’importance et le renforcement des liens fondamentaux entre le savoir et l’humanisme conduit à une vision du monde appauvrie et entrave la concrétisation du type de transformation authentique que l’éducation a le pouvoir de favoriser.

J’ai pris conscience de cela en explorant ce que l’on appelle l’éducation contemplative. À l’instar de M. Zajonc et d’un nombre croissant de spécia-listes d’Amérique du Nord, j’appartiens à un groupe d’universitaires intéressés par des parcours d’enseignement et d’apprentissage qui favorisent davantage l’intégration. D’origine latine, le mot « contemplation » évoque l’observation minutieuse, le regard attentif. On peut y associer l’expression « pleine conscience », qui désigne le fait de se concentrer sur le présent, sans jugement.

Il existe tout un éventail de pratiques contemplatives, qui vont des exercices de respiration et de la méditation assise à l’écriture libre ou même à la marche. L’éducation contemplative s’inspire d’une série des pratiques et techniques de ce type fondées sur la pleine conscience, destinées à aiguiser l’attention, à accentuer la concentration et la conscience, à favoriser l’équilibre émotionnel ainsi qu’à renforcer la capacité de réflexion et la créativité. Toutes ces qualités constituent des aspects essentiels de l’éducation, terme aux racines latines qui désignait à l’origine le fait de contribuer à « ouvrir l’esprit ». L’éducation contemplative permet de former des étudiants qui, une fois diplômés, seront davantage aptes à faire preuve de justice, de compassion et de réflexion en tant que citoyens du monde.

L’objectif premier de l’éducation contemplative, à l’échelle individuelle, consiste à cultiver l’attention, qui est au cœur de toute expérience d’apprentissage. À l’heure où le multitâche devient la norme et où les sources de distraction sont omniprésentes, comment susciter et maintenir l’attention de nos étudiants? L’attention et la conscience sont des capacités fondamentales de l’homme, essentielles à pratiquement toute activité humaine. On consacre pourtant peu de temps, d’efforts et de soins à cultiver la concentration au sein des milieux éducatifs.

Le rapport portant sur les résultats d’une étude menée par le Centre for Contemplative Mind in Society, récemment publié dans la revue Teachers College Record, expose les conclusions de 40 années de recherche empirique portant sur les avantages des pratiques contemplatives et méditatives sur le plan éducatif. Selon ce rapport, la méditation fondée sur la pleine conscience est susceptible d’améliorer et de faire progresser l’enseignement et l’apprentissage en contribuant à renforcer les capacités des étudiants à se concentrer, à traiter l’information avec justesse et précision, ainsi qu’à lutter contre l’anxiété et le stress. De l’attention découle la capacité non seulement à se concentrer sur la tâche à accomplir, mais également à développer une série d’aptitudes interpersonnelles essentielles à la vie en société. Le rapport insiste sur l’amélioration observée des capacités des étudiants à réguler leurs émotions négatives et à privilégier un état d’esprit positif, à acquérir une connaissance d’eux-mêmes accrue et approfondie, ainsi qu’à cultiver l’empathie et la compassion. Même si l’éducation contemplative ne passe d’abord que par des pratiques simples destinées à aiguiser l’attention, ces pratiques ont à elles seules des conséquences profondes et durables sur les capacités cognitives et affectives des étudiants.

Figurent entre autres parmi les pratiques contemplatives susceptibles d’être adoptées en classe l’imposition de moments de silence au début des cours pour aider les étudiants à oublier la trépidante vie extérieure afin de se concentrer sur leur tâche du moment, l’exécution de brèves lectures de poésie zen en complément des activités de résolution de problèmes, l’exécution d’exercices d’écriture libre destinés à pousser chacun à exploiter sa créativité, ou encore la rédaction dans un journal de ses réflexions permettant l’établissement de liens approfondis avec le contenu des cours. Pour remédier au déficit de l’attention caractéristique de l’ère numérique, les enseignants adeptes de l’éducation contemplative guident leurs étudiants vers des exercices de rédaction de courriels dite « consciente », qui les poussent à prendre conscience de leur humeur, de leur respiration et de leur état physique lorsqu’ils ont recours à des moyens technologiques pour communiquer.

Les pratiques contemplatives sont aujourd’hui répandues dans l’ensemble de l’enseignement supérieur, que ce soit dans les programmes de musique ou d’études du leadership, dans les cours de mathématiques comme dans les studios de conception architecturale. Dans le cadre de mon cours sur la religion et le problème du mal, j’ai fait appel à divers conférenciers afin d’aider les étudiants à s’adonner à des pratiques contemplatives destinées à explorer la compassion en tant que réponse pertinente au mal. Les étudiants se souviennent aujourd’hui de ce volet expérimental de mon cours plus que de toute autre lecture ou conférence qui a pu marquer leur trimestre. Ils affirment que les pratiques contemplatives découvertes en classe ont renforcé leur confiance en leur aptitude à combattre les facteurs de stress, internes et externes, ainsi qu’à être des agents de changement hors de l’université.

Si les formateurs peuvent mettre au point leurs propres pratiques contemplatives et les adapter dans le but de dynamiser leurs cours, on observe néanmoins un intérêt croissant pour la contemplation en tant que domaine d’étude disciplinaire. Harold Roth supervise le projet d’études contemplatives à l’Université Brown, dont l’objectif est de cerner et d’explorer l’expérience contemplative ainsi que d’en faire une évaluation critique sous une série d’angles scientifiques, humanistes ou fondés sur la créativité. Les programmes d’études enrichis par la contemplation, comme celui du baccalauréat en jazz et études contemplatives de l’Université du Michigan, gagnent par ailleurs en notoriété.

L’établissement le plus réputé en matière d’éducation contemplative est l’Université Naropa située à Boulder, au Colorado. Fondée en 1974 en tant qu’établissement privé non sectaire axé sur les arts libéraux, l’Université Naropa a depuis longtemps intégré les pratiques contemplatives orientales et occidentales à sa philosophie d’enseignement, mais les universités nord-américaines plus conservatrices ont mis davantage de temps à reconnaître les avantages potentiels de l’éducation contemplative. Les choses évoluent toutefois avec l’aide d’organisations comme le Center for Contemplative Mind in Society, dont le siège se trouve au Massachusetts, ou encore l’Association for Contemplative Mind in Higher Education, deux organisations qui œuvrent pour l’intégration des pratiques contemplatives à la vie professionnelle contemporaine dans le but de favoriser un mode de vie holistique et de donner un sens à l’existence.

J’estime qu’il nous faut discuter plus amplement du rôle de l’attention contemplative au sein de l’université en tant que catalyseur de la transformation de l’individu et de la collectivité. C’est pour aider à jeter les bases de cette discussion que j’ai mis sur pied en novembre 2009 un groupe axé sur les pratiques contemplatives. Formé de professeurs et de membres du personnel, ce petit groupe interdisciplinaire se réunit régulièrement pour se pencher sur les manières dont les pratiques contemplatives et méditatives peuvent enrichir leur enseignement et leurs vies professionnelles, en classe comme hors de celle-ci.

À l’heure où un nombre croissant d’universités adoptent des modes d’enseignement et d’apprentissage axées sur l’engagement communautaire, la formation de citoyens du monde et la responsabilité sociale, j’adhère de plus en plus au slogan de l’Université Memorial. Je tente de faciliter les expériences stimulantes aptes à engendrer un apprentissage authentique et à aider les étudiants à exploiter leur plein potentiel.

À l’époque où, venant d’obtenir mon doctorat, je m’apprêtais à me lancer dans l’enseignement, je me sentais tiraillée entre rester bien sagement derrière mon bureau en me contentant de lire mes notes et de livrer l’information attendue, ou oser m’aventurer, avec mes étudiants, au-delà de nos zones de confort respectives sur les plans intellectuel et émotionnel. J’essaie aujourd’hui d’envisager l’enseignement dans une optique qui favorise la conscience. Comme le disait la philosophe et activiste française Simone Weil : « L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité. »

Le mouvement pour l’éducation contemplative repose sur le postulat selon lequel l’attention est l’une des réactions les plus précieuses et fondamentales que l’esprit humain puisse offrir au monde. En étant attentive à la nature et à la qualité de l’attention – tant la mienne que de celle de mes étudiants –, j’espère favoriser des modes et des qualités d’attention qui permettront à mes étudiants non seulement de réussir leur prochain examen, mais également d’acquérir des aptitudes et de cultiver des états d’esprit qui leur seront utiles tout au long de leur vie.

Janna Rosales est professeure adjointe invitée à la faculté de génie et de sciences appliquées de l’Université Memorial. Elle enseignait jusqu’à récemment au département d’études religieuses du même établissement.
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Rédigé par
Janna Rosales
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  1. Stéfane Cloutier / 9 septembre 2012 à 21:06

    Vous soulevez ici une question fondamentale, même si elle apparaît à plusieurs comme une futilité ou tout au plus comme un exercice irrationnel, surtout en milieu universitaire.

    Vous connaissez sans doute ces maîtres américains de la pleine conscience que sont le Dr Jon Kabat-Zinn, formé par un maître zen coréen, et Jack Kornfield, psychologue, formé par un maître bouddhiste thaïlandais.

    Même si certains hésitent à le dire nettement afin de ne pas effaroucher ceux qui redoutent, pour plusieurs excellentes raisons, le maelstrom des religions, ce courant s’inspire tout de même directement de la grande tradition spirituelle bouddhiste. Comme il n’est pas utile de faire peur, je comprends très bien qu’on cherche toutes sortes d’appellations culturellement acceptables : pleine conscience, contemplation, méditation, réduction du stress.

    Je ne peux que me réjouir que vous fassiez la promotion de ces processus fondamentaux qui nous permettent de découvrir cette force extraordinaire qui est à notre portée : l’esprit.

    Pour ma part, j’ai décidé de prendre à bras le corps le mot spiritualité jeté au détritus avec l’eau sale des religions. D’autant plus que la vie spirituelle est tout à fait possible sans l’adhésion à une quelconque croyance divine. Les croyances peuvent même nuire à la vie spirituelle authentique par la soumission dogmatique qu’elles exigent, par les formats et rituels qu’elles imposent, par la pensée magique qu’elles entretiennent et souvent par l’odieuse (ce mot est délibérément choisi) culpabilité qu’elles injectent dans leurs sujets. Ce n’est pas piété, mais pitié.

    Il demeure que « la culture des esprits et des cœurs » est une mission nécessaire et je me réjouis de savoir que vous vous y engagez.

    Je termine sur ce mot d’André Gide : « Je suis un incroyant, je ne serai jamais un impie ».

    Note : si jamais je peux participer à votre action, c’est avec plaisir que je me joindrai à vous.

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