Marianne Stanford, 34 ans, a passé presque la moitié de sa vie à l’université, rêvant de devenir professeure. « J’adore la recherche universitaire et l’enseignement, confie-t-elle. Aucun autre cheminement de carrière ne m’attire réellement plus que celui-ci. »
Mais elle termine son deuxième contrat de recherche postdoctorale sur le cancer à l’Institut de recherche de l’Hôpital d’Ottawa rattaché à l’Université d’Ottawa, et elle en arrive à une conclusion peu réjouissante : elle devra peut-être abandonner son rêve et chercher du travail ailleurs. « C’est mathématique, explique-t-elle objectivement. Il n’y a simplement pas assez de postes. »
D’une certaine façon, ce n’est pas étonnant. L’effondrement de l’économie a ébranlé de nombreux secteurs, dont les universités, qui sont nombreuses à avoir gelé les embauches. Certaines éliminent même des départements entiers. De plus, la vague de départs à la retraite prévue dans le corps professoral ne s’est pas encore concrétisée.
En réalité, les postes universitaires se sont toujours fait rares, même avant la récession. Selon le recensement de 2006, 31 pour cent des titulaires d’un doctorat canadiens qui travaillaient alors à temps plein occupaient un poste de professeur à l’université; peu de changement par rapport à 2001, mais une chute de près de 36 pour cent par rapport à 1986.
Assurément, bon nombre de ceux qui travaillent hors du milieu universitaire le font de leur plein gré. Carolyn Watters, doyenne aux études supérieures à l’Université Dalhousie, explique que les enquêtes que l’établissement réalise auprès des finissants au doctorat indiquent qu’environ 40 pour cent d’entre eux souhaitent travailler dans le milieu universitaire; les autres ciblent le secteur privé, le gouvernement et les organisations à but non lucratif.
Selon elle, les universités sont tout de même loin de faire assez pour informer leurs étudiants sur les perspectives d’emploi hors de leur enceinte et pour les former en vue de ces postes. « En réalité, on se contente de former des Mini-moi, soutient Mme Watters, présidente de l’Association canadienne pour les études supérieures. Les membres du corps professoral devraient être davantage conscients du fait que tous ne suivront pas leur trace. »
On observe toutefois des signes de changement. Les universités offrent à leurs doctorants un éventail de plus en plus large de programmes destinés à leur procurer des compétences professionnelles. Il y a aussi au moins quelques départements qui font beaucoup pour informer les aspirants au doctorat au sujet des perspectives d’emploi. Certains observateurs estiment tout de même que les universités devraient mieux informer leurs étudiants sur ce qui les attend pour qu’ils puissent se préparer.
Le Centre for Innovation and Research in Graduate Education de l’Université de Washington à Seattle, a produit l’une des études les plus approfondies sur les perspectives d’emploi des doctorants. On y apprend que, dans 28 pour cent des cas, le premier emploi occupé après l’obtention du diplôme est un poste menant à la permanence. Entre 10 et 14 ans après l’obtention de leur doctorat, 54 pour cent des participants au sondage détenaient un poste de professeur, généralement permanent ou menant à la permanence. Les proportions varient toutefois grandement d’une discipline à l’autre.
Plus révélateur encore, l’étude indique qu’un grand nombre de titulaires de doctorat, toutes disciplines confondues, estiment ne pas avoir été bien conscients des débouchés lorsqu’ils ont obtenu leur diplôme. « De nombreux participants ont affirmé qu’ils n’avaient qu’une vague idée du marché du travail extrêmement restreint et concurrentiel qu’ils s’apprêtaient à intégrer, précisent les auteurs de l’étude. Ils s’attendaient à ce que leurs conseillers et leurs professeurs les informent mieux. »
Selon un sondage plus récent mené par le Centre auprès de titulaires d’un doctorat en sciences sociales, 65 pour cent des participants estiment avoir été mal préparés à une carrière hors du milieu universitaire (lire l’article « Faire découvrir aux doctorants des carrières hors du milieu universitaire », en page 23).
Carolyn Steele, coordonnatrice du développement professionnel à l’Université York,confie que « les étudiants qui entreprennent un programme au troisième cycle sont absolument convaincus qu’il y aura bien assez de postes pour tous ». Lorsqu’elle étudiait au doctorat à la fin des années 1990, on lui assurait à répétition que de nombreux professeurs étaient sur le point de partir à la retraite, offrant d’excellentes perspectives d’emploi pour les diplômés. Elle affirme que les mêmes promesses vides sont adressées aux étudiants aujourd’hui. Elle ne croit pas qu’il s’agisse d’un complot de la part des universitaires, mais les universités ne lui semblent pas suffisamment disposées à donner un portrait réaliste de la situation.
Mark C. Taylor, professeur à l’Université Columbia, ne mâche pas ses mots : « Les études aux cycles supérieurs sont le Detroit de l’enseignement supérieur; elles mettent sur le marché des produits qui ne se vendent pas », écrivait-il dans le New York Times. Le terrible secret de l’enseignement supérieur, c’est que sans les étudiants aux cycles supérieurs, qui travaillent dans les laboratoires et enseignent pour un salaire dérisoire, les universités ne pourraient pas effectuer de travaux de recherche, ni même former leurs effectifs croissants au premier cycle », poursuivait-il dans cet article amplement cité.
Susan Pfeiffer, doyenne aux études supérieures à l’Université de Toronto, est offusquée de ces propos. « Ce n’est tout de même pas comme si nous devions dorloter les étudiants pour les inciter à s’inscrire aux cycles supérieurs, réplique-t-elle. C’est une aspiration mutuelle. »
Elle soutient que les universités ne conspirent pas pour cacher l’information aux doctorants. Il est difficile pour le corps professoral de dire plusieurs années à l’avance comment se portera le marché de l’emploi dans le monde universitaire. Les professeurs ne sont pas non plus en mesure de fournir des conseils éclairés sur les carrières hors de ce milieu parce que la plupart d’entre eux n’y ont jamais travaillé.
« Je ne peux que parler aux étudiants potentiels du cheminement de ceux que j’ai supervisés, explique-t-elle. Je prends la peine d’attirer leur attention sur le cas des diplômés au troisième cycle que je connais et qui mènent une carrière hors du milieu universitaire; ils sont heureux et font des choses intéressantes. Malheureusement, ajoute-t-elle, les étudiants s’informent peu. »
Mme Pfeiffer fait observer que les départements des universités recueillent des données, qui sont accessibles aux étudiants qui en font la demande. En Ontario, un règlement provincial oblige les départements à faire un suivi périodique de la situation des titulaires d’un doctorat. Certains départements font mieux que d’autres pour recueillir et diffuser cette information, note Nanda Dimitrov, directrice adjointe du Teaching Support Centre de l’Université Western Ontario. Certains n’ont tout simplement pas les ressources nécessaires. D’autres excellent. Le département d’études anglaises de l’Université Western Ontario, par exemple, organise une série d’ateliers pour préparer les doctorants à occuper un emploi au sein ou hors du milieu universitaire. Des représentants de l’industrie de la publication et d’organismes gouvernementaux et non gouvernementaux sont invités à renseigner les étudiants au sujet des perspectives d’emploi dans ces secteurs. Le département entretient des liens avec les anciens étudiants qui n’occupent pas un poste universitaire et les met en lien avec les étudiants qui le souhaitent.
Le département est sur le point de lancer un nouveau site Web qui dressera le portrait de diplômés, dont certains mènent une carrière universitaire, et d’autres, non. Le site diffusera les résultats d’une enquête menée récemment auprès de diplômés ayant obtenu leur doctorat entre 2002 et 2007. Des 37 diplômés interrogés, 18 (49 pour cent) ont accepté un poste menant à la permanence.
L’Université Western Ontario compte parmi les établissements, de plus en plus nombreux, qui offrent des cours visant l’acquisition de compétences professionnelles. L’établissement a récemment mis sur pied l’initiative 360º Graduate Student Professional Development, qui offre sous un même toit ateliers, séminaires et cours. Le cours intitulé « Preparing for Non-Academic Employment », un séminaire d’une semaine pour étudiants au doctorat et boursiers postdoctoraux, affiche complet en quelques minutes.
L’Université de Toronto a récemment mis sur pied une initiative analogue, le Graduate Professional Skills Program. On inscrit au relevé des étudiants qui cumulent 20 crédits de formation visant l’acquisition de compétences professionnelles une note à l’intention d’éventuels employeurs.
Du point de vue des étudiants, les perspectives demeurent sombres. Pour certains, l’élimination de la retraite obligatoire dans de nombreuses provinces contribue à la rareté des postes menant à la permanence. D’autres déplorent que les universités, à court d’argent, recourent de plus en plus à des employés contractuels. Sans compter le gel des embauches. Tout ceci se produit à l’heure où les gouvernements provinciaux investissent pour que les programmes aux cycles supérieurs puissent accueillir un nombre accru d’étudiants.
« Les choses se présentent plutôt mal, affirme Ashley Burgoyne, étudiant au doctorat en technologie musicale à l’Université McGill qui intégrera bientôt le marché du travail. Je sais que mes chances sont minces, mais j’espère de tout cœur travailler à l’université. »
M. Burgoyne estime que, généralement, on ne souligne pas suffisamment, dès le début de la formation doctorale, à quel point les postes de professeur sont rares. Il semble que la responsabilité de transmettre ce type d’informa-tion revienne souvent aux directeurs de recherche, ce qui n’est pas idéal.
« C’est une relation de type parent-enfant, explique-t-il. Tout comme des parents, les directeurs de recherche voient toujours le meilleur dans leurs étudiants, et c’est souvent tant mieux. Mais quand il s’agit d’évaluer nos chances réelles d’obtenir un emploi, nous ne nous tournons généralement pas vers nos parents. »
La rareté des postes menant à la permanence est décourageante, ajoute un autre étudiant. « Je me marie dans quelques semaines, après quoi nous emménagerons avec mes parents », explique cet étudiant au doctorat qui a préféré conserver l’anonymat. Tout en travaillant à terminer sa thèse dans une université, il enseigne dans une autre comme chargé de cours à temps partiel, espérant se qualifier pour un poste menant à la permanence. Il commence toutefois à douter de ses chances. « Je veux devenir professeur, mais je dois gagner de l’argent. Je ne veux pas vivre chez mes parents indéfiniment. »
Dans le cas de Mme Stanford, après deux ans de recherches infructueuses, elle a décidé à contrecœur de postuler dans l’industrie des biotechnologies et au gouvernement. « J’ai dû me demander ce qui importait le plus, la recherche ou ma vie. J’ai choisi ma vie. J’ai besoin de stabilité professionnelle et d’avantages sociaux. » Elle aimerait éventuellement fonder une famille.
Mme Stanford comprend la volonté des gouvernements de former des citoyens à même de participer à l’économie du savoir du Canada. Mais elle soutient que, sauf dans les domaines appliqués, ce qu’on enseigne au doctorat, c’est la recherche universitaire. On ne consacre qu’un ou deux exposés d’une heure par année aux perspectives professionnelles hors du milieu universitaire. À son avis, il n’est donc pas étonnant que les étudiants conçoivent ces autres voies comme des choix de second ordre destinés à ceux qui n’arrivent pas à se tailler une place dans le monde universitaire. Elle croit qu’un changement culturel s’impose au sein des universités, qu’il faut faire plus que montrer aux étudiants comment rédiger un curriculum vitae.
John Wickett, titulaire d’un doctorat en psychologie de l’Université Western Ontario, a accepté un poste dans le secteur privé en 1998, au moment où sa bourse de recherche postdoctorale prenait fin. « J’avais des factures à payer », dit-il. C’est environ six mois plus tard que la prise de conscience l’a frappé : il avait quitté le milieu universitaire pour de bon. Il a ensuite découvert qu’il aimait travailler dans le secteur privé, ce qui a facilité les choses à long terme.
« J’aime travailler dans un domaine appliqué », soutient M. Wickett, actuellement vice-président principal au Conseil relatif aux standards des planificateurs financiers. Même s’il le pouvait, il ne retournerait pas dans le monde universitaire. Toutefois, il ne regrette pas d’avoir obtenu son doctorat et le referait avec plaisir.
Ses conseils à l’intention de ceux qui aspirent à une carrière universitaire? On ne doit pas faire un doctorat uniquement dans le but de décrocher un emploi. « Lancez-vous, mais gardez les yeux grands ouverts. Informez-vous sur vos chances d’obtenir un poste universitaire et, surtout, demeurez ouverts aux autres possibilités. »