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Entrevue avec André-François Bourbeau, pionnier de la survie en forêt

« Si je souffre, c’est que j’en ai encore à apprendre » déclare ce professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi.

par MARK CARDWELL | 06 AOÛT 14
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Photos par Alexi Hobbs.

Le professeur émérite André-François Bourbeau est plus petit que je ne l’imaginais. Pourtant, son grand sourire, sa poignée de main musclée, ses vêtements de bûcheron et la scie qu’il porte en bandoulière sont conformes à l’idée que je me faisais de cette véritable légende vivante du milieu des passionnés de survie en forêt du monde entier.

« J’adore me placer en situation périlleuse », avoue M. Bourbeau. C’est peu dire! Aujourd’hui à la retraite, l’homme, cocréateur du programme de baccalauréat en plein air et tourisme d’aventure à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) où il a longtemps enseigné, décrit dans Wilderness Secrets Revealed: Adventures of a Survivor, paru en 2013, nombre des expériences périlleuses qu’il a vécues – dont son séjour de 31 jours dans la forêt boréale en mode survie, inscrit pendant 30 ans au Livre Guinness des records.

M. Bourbeau n’a pas renoncé à sa passion du terrain depuis sa retraite. Au moment de notre rencontre, par exemple, il fabriquait une pirogue à partir de rien d’après une ancienne technique estonienne. Il campait déjà depuis une semaine à cette fin avec un collègue survivaliste, Billy Rioux, dans la Forêt d’enseignement et de recherche Simoncouche (FERS) de l’UQAC, à une demi-heure de route du campus. « Si je souffre, dit-il en concoctant un repas à base de bacon et de banique sur le réchaud de sa tente en vieille toile, c’est que j’en ai encore à apprendre. »

Né au Québec, M. Bourbeau a grandi dans la région des chalets du centre de l’Ontario, où son père possédait un service de traiteur pour colonies de vacances. Il a commencé très tôt à arpenter la forêt et a tout de suite manifesté un goût du risque, partant en randonnée de survie avec peu d’accessoires et d’outils, voire aucun, et consommant des fruits sauvages, des plantes et des racines au hasard : heureusement, il n’aimait pas les champignons!

M. Bourbeau a poursuivi ses séjours en forêt dans les années 1970. Titulaire d’un baccalauréat en mathématiques et en éducation physique et d’un autre en pédagogie de l’Université de Toronto, il enseignait alors au sein d’un établissement secondaire de Thornhill, en Ontario. Il n’a pas tardé à convier des groupes d’élèves à l’accompagner, souvent sans se soucier des consignes ni de l’inquiétude des parents, atterrés de voir leurs enfants rentrer après l’heure prévue, dévorés par les moustiques et en manque de sommeil. « J’ai toujours aimé faire sortir les élèves de leur zone de confort », avoue-t-il.

Poussé par sa passion pour la nature et la survie, M. Bourbeau a ensuite effectué des études à la maîtrise, puis au doctorat, à la School of Education Change and Development de l’Université du Nord du Colorado. C’est là, en 1981, qu’il a fait la connaissance de Mario Bilodeau.

Féru comme lui de survie en forêt, M. Bilodeau était à l’époque jeune professeur d’éducation physique à l’UQAC. « Je le revois encore, raconte M. Bourbeau : petit, amusant, très excentrique, verbomoteur et un peu fou. Nous avons tout de suite sympathisé. »

Avec l’aval du doyen des études de premier cycle de l’UQAC, M. Bilodeau a convaincu M. Bourbeau de rentrer avec lui au Saguenay, à 250 kilomètres au nord de Québec, pour le remplacer pendant qu’il ferait son doctorat en formation de plein air au Colorado. M. Bourbeau précise n’avoir accepté ce poste que pour rembourser ses dettes d’études. Il ne comptait rester qu’un an ou deux, mais est tombé amoureux de cette région sauvage aux 15 cours d’eau vive, idéale pour les excursions en forêt.

M. Bilodeau confie que les choses n’ont pas été faciles au début pour son collègue originaire de l’Ontario : « Il a eu du mal à s’adapter. Son français n’était pas impeccable. Son franc-parler lui a valu de fréquents accrochages avec ses collègues et la direction. » M. Bilodeau évoque la première réunion à laquelle a assisté son ami : « On fumait encore dans les locaux à cette époque, et André-François a une sainte horreur du tabac. Il est entré en criant qu’il ne pouvait supporter toute cette fumée, et a ouvert les fenêtres. Quelqu’un les a refermées : il les a rouvertes! »

Cela donne une idée du parcours tumultueux de M. Bourbeau au sein de l’établissement. Débordant d’énergie et passionné par l’apprentissage et l’enseignement de la survie en forêt, il n’a cessé de bousculer le statu quo et de pousser ses étudiants à faire de même. En 1984, il a fait la une après avoir réussi, avec un ami, à survivre 31 jours dans la forêt boréale sans le moindre accessoire moderne, pas même un couteau ni d’allumettes. Il n’a par ailleurs pas tardé à organiser et à diriger des séjours-camping en forêt pour les étudiants en éducation physique.

« La démarche d’André-François en matière de survie en forêt est celle d’un voyageur », explique M. Bilodeau, qui s’intéresse tout particulièrement aux vertus thérapeutiques de la nature. (Il est le cocréateur de la fondation à but non lucratif Sur la pointe des pieds, qui organise des expéditions en forêt pour les adolescents atteints du cancer.)

MM. Bourbeau et Bilodeau ont inventé une méthode unique en matière de leadership et d’enseignement de laquelle est né, en 1995, un programme de premier cycle de leadership en plein air. « André-François était le bulldozer qui enfonçait les portes, j’étais le charpentier qui les réparait, résume M. Bilodeau. On formait l’équipe idéale. »

À l’époque, M. Bourbeau organisait et dirigeait des séjours sur le terrain de plus en plus audacieux. En plus d’avoir organisé en toutes saisons des expéditions de survie thématiques ou scénarisées, il a entraîné ses étudiants dans une randonnée à vélo qui les a menés du Colorado à la Californie, avec haltes pour visiter les centrales nucléaires jalonnant le parcours, ainsi que dans une excursion en canoë au sein d’une région sauvage du Mexique, lors de laquelle il leur a fallu apprendre à parler l’espagnol. « Rien n’est plus risqué que de ne prendre aucun risque », dit-il, résumant ainsi sa philosophie de l’enseignement et de la vie.

Assistante à l’enseignement à l’UQAC, l’épouse de M. Bourbeau, Lizon Truchon, l’accompagne dans ses expéditions, tout comme sa fille de 14 ans, Veronica, qui a eu droit à sa première randonnée en canoë à l’âge de deux semaines, puis à son premier séjour hivernal en camping quelques semaines plus tard. Sans dire qu’il répéterait l’expérience aujourd’hui, M. Bourbeau confie « avoir appris qu’il y a des risques calculés et d’autres insensés. L’âge et l’expérience apprennent à les distinguer ».

Pour financer les expéditions de ses étudiants, M. Bourbeau a déployé des stratégies uniques. Pendant quelques années, par exemple, il a fait livrer chaque automne sur le campus de l’UQAC des troncs d’arbres entiers (soit l’équivalent de 40 cordes de bois), qu’il faisait ensuite débiter en d’énormes piles de rondins par ses étudiants, à la scie à chaîne et à la hache. Le bois était ensuite vendu aux professeurs et aux visiteurs de l’établissement, pour 80 $ la corde. Cette activité a fini par être intégrée à un cours sur la sécurité en plein air, comptant pour cinq pour cent de la note.

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Pendant son mandat à l’UQAC, M. Bourbeau a pris le temps de rédiger un manuel sur la gestion des risques en plein air encore très utilisé au Québec, aussi bien dans le secteur de l’écotourisme que dans les cours de tourisme en plein air de niveau collégial. Il a également mis au point, avec l’aide de M. Bilodeau et d’autres collègues, un outil d’analyse destiné à aider les gens à faire face de manière stratégique à des situations périlleuses en forêt.

Certains professeurs ont remis en question le bien-fondé d’un programme de tourisme en plein air au sein d’une université et appréciaient peu les facéties de M. Bourbeau. D’autres admirent sa démarche et se réjouissent de l’existence d’un tel programme.

« Le programme de leadership en plein air était modeste, mais prestigieux », rappelle Cylvie Claveau, professeure d’histoire à l’UQAC. D’après elle, M. Bourbeau a contribué à l’émergence de cette nouvelle discipline « avec une originalité et une audace qui ont déplu aux personnes plus conservatrices, mais inspiré les plus progressistes, en particulier les étudiants. Le rôle premier d’un professeur n’est-il pas justement d’inspirer les étudiants? »

MM. Bourbeau et Bilodeau ont tous deux pris leur retraite au printemps 2011, juste après avoir procédé à la refonte du programme de premier cycle qu’ils avaient créé.

« À ses débuts, ce programme visait uniquement le secteur touristique, explique M. Bourbeau. Aujourd’hui, ce secteur, parvenu à maturité, offre moins de possibilités d’emplois aux diplômés qu’il y a 20 ans. C’est pourquoi beaucoup d’entre eux mettent leurs compétences au service d’autres secteurs, comme ceux des mines et de la foresterie, dans le cadre desquels les gens sont amenés à vivre et à travailler en pleine nature, voire dans l’Arctique. Nous nous sommes donc employés à modifier le programme pour le doter d’une nouvelle structure avec un attrait élargi. »

C’est ainsi qu’a été créé le programme de premier cycle Intervention plein air, axé sur divers domaines d’intervention comme la thérapeutique par la nature, les expéditions scientifiques et la gestion des risques en plein air. Ce nouveau programme comprend deux trimestres intensifs en plein air et une expédition d’envergure. « Il est unique au monde », affirme M. Bourbeau.

Directeur du programme depuis l’automne 2013, Manu Tranquard est du même avis. Il affirme que les programmes de l’UQAC axés sur le plein air sont très prisés des étudiants du Québec et d’ailleurs : « La demande de professionnels aptes à travailler en plein air de manière sûre et efficace est importante et va croissant », dit-il, ajoutant qu’un programme d’études supérieures est en cours d’élaboration. Dans un premier temps, il conduira à un certificat, puis à un diplôme.

Natif de France, M. Tranquard s’est installé au Saguenay il y a 10 ans pour étudier avec M. Bourbeau. Aujourd’hui titulaire d’un doctorat de l’UQAC en développement régional, il s’estime privilégié de pouvoir faire appel à son ancien professeur en tant que conférencier, surtout pour traiter de survie en forêt. « André-François est une légende, un phénomène, affirme M. Tranquard. Je l’admire énormément. »

Bien qu’il ait pris sa retraite relativement tôt, à 61 ans, M. Bourbeau demeure actif. Il affirme avoir eu besoin du temps que permet la retraite pour rédiger ses deux derniers ouvrages, Le Surviethon : vingt-cinq ans plus tard (Les Éditions JCL, 2011) et Wilderness Secrets Revealed: Secrets of a Survivor (Dundurn, mai 2013).

La rédaction du premier lui tenait tout particulièrement à cœur : « C’est le traité de ma vie, affirme-t-il. J’y analyse mes bons coups et mes erreurs à la lumière des leçons tirées de mes expériences. » L’ouvrage, dont la lecture est obligatoire dans le cadre du cours de survie au premier cycle, comporte un chapitre sur les techniques de survie. « C’est un manuel qui traite à la fois de sécurité et de survie. »

Comme beaucoup de professeurs à la retraite, M. Bourbeau poursuit des recherches sur les thèmes qui l’intéressent. L’an dernier, il a fabriqué un canoë en écorce d’épinette dans le but de le tester et de le comparer à son équivalent en écorce de bouleau. Il a également rédigé une biographie de Pierre Saint-Germain, un interprète métis qui accompagna l’expédition britannique pilotée par Franklin et l’aida à naviguer sur la rivière Coppermine sur un bateau fait de toiles cousues ensemble au moyen de branches de saule. M. Bourbeau confie aimer fouiller dans les archives historiques « pour tenter de comprendre comment les gens ont fait pour réaliser des choses apparemment impossibles ».

Cette année, M. Bourbeau a passé le jour de son anniversaire à couper du bois 12 heures durant pour fabriquer la pirogue à laquelle il travaillait lors de notre rencontre. Il l’a achevée une semaine plus tard, puis testée sur la rivière Saguenay. Il a constaté qu’elle était lourde et trop instable pour permettre une navigation pratique et sans danger, mais cet échec ne l’a nullement découragé : « Je m’échine à percer les secrets de la nature. Chaque leçon est bonne à prendre. »

Rédigé par
Mark Cardwell
Journaliste chevronné et auteur, Mark Cardwell est établi dans la région de Québec.
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  1. vincent perron / 30 décembre 2017 à 18:08

    très intéressent

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