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Faire cavalier seul

Chercheurs indépendants : une vie passionnante au service des idées, une liberté grisante et… des défis financiers

par PASCAL ZAMPRELLI | 01 DÉC 08

Il y a une dizaine d’années, Yosef Wosk, directeur des programmes interdisciplinaires du département de l’éducation permanente de l’Université Simon Fraser, a fondé un café philosophique, soit une série de débats intellectuels sous forme de discussions à bâtons rompus qui se déroulent dans des lieux publics.

« Je découvrais, hors du cadre professoral, des personnes absolument fascinantes », explique-t-il.

Ce type d’assemblées est maintenant répandu partout au pays, et certaines de ces rencontres ont conduit à la fondation de la Canadian Academy of Independent Scholars (CAIS), un organisme qui aide les chercheurs à réaliser des travaux hors du milieu universitaire.

M. Wosk, président de la CAIS, estime que le Canada compte au moins 10 000 chercheurs indépendants, ce qui représente un immense potentiel. « L’appréciation de ce potentiel dépend réellement de la définition de ce qu’est un chercheur. »

Selon lui, les chercheurs indépendants ne sont rattachés à aucun établissement d’enseignement, mais, par leurs travaux, continuent d’intervenir « dans la sphère universitaire » en contribuant ou en procédant à la publication de « travaux de recherche inédits et originaux ». La plupart ont généralement en commun « un amour de l’apprentissage, une curiosité à découvrir le monde et une volonté d’apporter une contribution ».

La CAIS compte de nombreux membres diplômés aux cycles supérieurs, professeurs à la retraite ou simplement chercheurs autodidactes. Il existe aux États-Unis et en Australie des associations analogues; le phénomène est donc de plus en plus reconnu à l’échelle mondiale.

Mais pourquoi consacrer sa vie au savoir hors du milieu universitaire, alors que ce milieu semble le plus indiqué et le plus profitable sur le plan personnel? « En termes simples, certains rêvent d’être professeurs, d’autres non, et d’autres encore oscillent entre les deux », explique M. Wosk.

Dans sa jeunesse, alors étudiant aux cycles supérieurs, Ronald I. Cohen, un fervent philatéliste, se passionne pour les écrits de Winston Churchill. « J’avais du flair et j’ai monté minutieusement une riche collection. »

Complète, voilà qui est bien peu dire. M. Cohen a constitué la plus importante collection privée d’écrits de Churchill et a récemment publié une impressionnante bibliographie en trois volumes, le genre d’ouvrage de référence qui se retrouve habituellement dans chaque bibliothèque universitaire du monde.

Après ses études, il enseigne le droit pendant quelques années à l’Université McGill, puis pratique le droit, devient conseiller stratégique au gouvernement et réalise un film grâce auquel il rem-porte un prix Génie. Il consacre une grande partie de son temps libre à ses recherches sur Churchill.

Comme d’autres collectionneurs de livres, M. Cohen constate qu’aucun ouvrage de référence ne rend compte des pièces recueillies, de leur importance et « de la façon dont elles s’assemblent pour former un tout ». Plus ses travaux avancent, plus il est persuadé qu’il faut renouveler la bibliographie existante. Il s’attelle à la tâche et produit un ouvrage de référence que Sir Martin Gilbert, biographe respecté de Churchill, décrit comme le nec plus ultra des bibliographies consacrées à Churchill.

M. Cohen parcourt le monde entier, et ses découvertes dépassent invaria-blement ce qu’il avait pu imaginer. Pendant les décennies qu’il consacre à cette entreprise, jamais il ne cesse de se considérer comme un chercheur indépendant. Il nourrit sa passion jusqu’à être en mesure d’offrir au monde entier une expertise inégalée.

Tous les chercheurs indépendants ne jouissent pas d’une indépendance financière, et le fait de consacrer leur vie au savoir hors du cadre universitaire semble peu satisfaisant pour certains. C’est le cas d’Yves Laberge.

« Vous connaissez la chanson J’aurais voulu être un artiste, de Claude Dubois?, demande le sociologue québécois. Eh bien, dans mon cas, ce serait plutôt J’aurais voulu être un universitaire. »

M. Laberge a publié, dans des revues à comité de lecture, des articles dans les domaines des études culturelles, de l’éthique dans les médias, de la philoso-phie et de l’histoire du cinéma. Il a participé à des conférences, écrit des articles encyclopédiques et été professeur invité au Canada et à l’étranger.

Il obtient son doctorat à la fin des années 1990, mais ne réussit pas à décrocher un poste de professeur qui assurerait sa sécurité professionnelle à long terme. « Je finance mes propres travaux de recherche », explique-t-il. Il puise son financement à diverses sources, notamment dans des contrats à court terme avec des universités, des bibliothèques et des musées.

Ses publications et son expérience s’apparentent à ceux d’universitaires à mi-carrière; il aurait donc du mal à accepter de retourner au bas de l’échelle en amorçant maintenant une carrière à l’université. Le principal problème auquel les chercheurs indépendants se heurtent est selon lui l’impossibilité de profiter de la plupart des programmes de financement gouvernementaux. « À leurs yeux, nous ne sommes rien », dit-il.

Lorsqu’un chercheur indépendant réussit à obtenir les quelques miettes qui ne sont pas réservées au milieu universitaire, il doit utiliser les fonds pour le financement des travaux de recherche et l’équipement, et non comme salaire de base.

Le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) n’offrent que peu de financement aux chercheurs indépendants. Aucune donnée canadienne n’est encore facilement accessible, mais M. Wosk, de la CAIS, estime que cette information serait probablement analogue aux données statistiques des États-Unis, qui montrent que les chercheurs indépendants ne reçoivent qu’environ deux pour cent des subventions de recherche gouverne-mentales.

Les politiques des organismes gouvernementaux indiquent clairement qu’ils financent principalement, sinon exclusivement, la recherche universitaire. Elles n’excluent pas explicitement les chercheurs indépendants, mais établissent d’entrée de jeu le postulat selon lequel l’université est le lieu de l’activité savante. Tout naturellement, les politiques ont été élaborées de sorte que chaque chercheur doive inexorablement être lié à un établissement d’enseignement.

« Le programme de bourses de recherche a évolué en fonction de la structure des universités », précise Barbara Conway, secrétaire du Conseil au CRSNG. La question d’accorder du financement à des chercheurs indépendants soulève selon elle de nombreux enjeux, non seulement quant à l’aide à apporter, mais également au processus d’attribution des bourses. « Sans la participation d’un établissement, il y a un grand vide. »

Les chercheurs qui réussissent à combiner carrière universitaire et travaux indépendants sont rares, mais l’ethnobiologiste Kelly Bannister est du nombre. Elle occupe un poste de professeure adjointe à l’Université de Victoria et collabore avec des centres de recherche rattachés à deux autres universités de la Colombie-Britannique. La possibilité de continuer de recevoir des subventions représente l’un des principaux avantages qu’elle tire de ces liens qu’elle entretient depuis longtemps.

Malgré tout, après avoir obtenu son doctorat, Mme Bannister a poursuivi ses travaux de recherche scientifique en ethnobiologie exclusivement hors du milieu universitaire. Elle a décidé de faire cavalier seul en raison d’un différend concernant l’utilisation de ses résultats de recherches doctorales, consacrées au savoir traditionnel des collectivités autochtones sur les propriétés nutritives et médicinales des plantes. Elle subissait des pressions pour publier les résultats de ses travaux, mais elle craignait d’attirer l’attention des sociétés pharmaceutiques et l’exploi-tation des collectivités avec lesquelles elle collaborait.

Un examen minutieux des politiques universitaires sur la propriété des données et les droits relatifs à ces dernières après leur publication révèle, selon Mme Bannister, des « obligations contradictoires » pour le chercheur. Elle faisait preuve de loyauté envers les collectivités autochtones qui lui ont transmis leurs connaissances. Son directeur avait toutefois un autre point de vue, plus conventionnel : il fallait publier les résultats de recherche pour le bien de l’Université. Elle ne lui reproche pas sa vision des choses, mais elle ne la partage pas.

Elle s’est donc retrouvée sans directeur, mais a tout de même réussi à terminer son doctorat. Jusqu’à tout récemment, sa thèse était mise sous scellés, ce qui permettait d’éviter le plus longtemps possible que ses résultats de recherche tombent dans le domaine public. Elle a mis sur pied sa propre entreprise, qui lui permet de collaborer directement avec la collectivité.

Elle est consciente d’avoir pris un risque financier, mais estime que le jeu en a valu la chandelle. « Lorsque je contemple ma carrière universitaire, j’estime avoir réalisé presque tout ce que je voulais faire, en toute intégrité », affirme-t-elle.

Pour sa part, M. Wosk ne reproche pas aux universités de participer à l’activité savante. Il conteste toutefois ce qu’il appelle le quasi-monopole des universités dans ce domaine. « Il n’y a qu’un modèle, déplore-t-il, et tout ce qui s’en écarte, ou tout ce qui se fait hors du milieu universitaire, est considéré comme une hérésie et condamné à l’exclusion. »

Pour M. Wosk, le fait que les chercheurs indépendants soient de plus en plus nombreux et qu’ils se fassent de plus en plus entendre au Canada et à l’étranger pourrait contribuer à éroder les vieux préjugés au sujet de la qualité et de la valeur de leurs travaux.

Rédigé par
Pascal Zamprelli
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  1. Frédérick Fortier / 6 avril 2023 à 14:24

    À part le gouvernement, il y a mention de contrats avec des universités, musées et bibliothèques, mais y a t-il d’autres instituts indépendants au Québec et au Canada qui peuvent financer la recherche indépendante? Probablement, mais si une liste existe ou peut être fait, ça m’intéressait beaucoup de connaître l’étendue des possibilités. Et je suis certain que je ne suis pas le seul!

    Merci!

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