Depuis quelques années, Diane-Laure Arjaliès collecte des idées sur la préservation des terres auprès de groupes de conservation, de biologistes, d’entreprises, de fiducies foncières et de groupes autochtones du sud-ouest de l’Ontario
Celle qui est professeure agrégée en comptabilité à l’École de gestion Ivey de l’Université Western a pu, au fil de ses collaborations, participer à la création du titre obligataire pour la transformation de la conservation Deshkan Ziibi (Deshkan Ziibi Conservation Impact Bond). Deshkan Ziibi désigne en langue anishinaabemowin la rivière Thames, dans le sud-ouest de l’Ontario. Ce titre permet d’investir dans des projets de protection et de revalorisation sur un territoire de 69 hectares près du lac Érié. Depuis 2019, ce sont 53 projets de revitalisation de milieux humides et de prairies, notamment, qui ont pu être réalisés. Il est prévu qu’éventuellement, des titres semblables permettront de couvrir un total de 400 hectares entre Windsor et Toronto, une zone désignée comme étant la plus à risque au Canada du point de vue environnemental.
« La transition environnementale ne se fera pas à moins d’être juste », affirme Mme Arjaliès, qui implique les collectivités dans ses travaux de recherche et critique les biais coloniaux derrière les mesures utilisées en comptabilité.
Oui, son travail universitaire traite bel et bien de comptabilité. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à penser au-delà des chiffres dans ses travaux.
« Je suis comptable; je suis comptable professionnel agréé (CPA). Et je crois fermement que les comptables peuvent changer le monde », lance à peine à la blague Charles Cho, professeur de comptabilité durable à l’École de commerce Schulich de l’Université York. « Les gens se disent qu’on ne parle que de débit et de crédit, mais notre profession se transforme. Il le faut. »
Dans cette branche universitaire en pleine croissance, on retrouve celles et ceux qui se consacrent à la comptabilité verte, environnementale ou durable. Ce n’est peut-être pas l’image que l’on a du militantisme écologique : feuilles de calcul, évaluations, normes comptables, termes comme l’ESG (environnement, société et gouvernance). Mais les comptables débusquent le greenwashing – les entreprises qui survendent ou mentent même sur leurs efforts environnementaux –, influencent la législation et inspirent la relève étudiante, souvent discrètement.
« Je suis comptable; je suis CPA. Et je crois fermement que les comptables peuvent changer le monde. »
Leur avis pèse dans la balance. « Ce que je dis, dans mes cours, c’est que nous sommes le poumon invisible des entreprises. Lorsqu’une décision doit se prendre, elle est souvent justifiée par des données comptables, explique Leanne Keddie, professeure adjointe en comptabilité à l’Université Carleton. Nous pouvons jouer un rôle de protection sociale et environnementale. » Les professeures et professeurs de comptabilité sont sollicités par les entreprises pour obtenir des conseils, et ce sont également eux qui forment la prochaine génération de comptables professionnelles agréées et CPA. Lorsque ces personnes prennent un virage vert, une vague de changement se fait sentir.
Origines de la comptabilité environnementale
La comptabilité environnementale ne date pas d’hier.Pour beaucoup, elle est apparue de manière plus officielle au Centre de recherche en comptabilité sociale et environnementale, fondé en 1991 à l’Université de St. Andrews, en Écosse. Les rapports sur les retombées, dans lesquels les entreprises font le bilan de leurs bonnes œuvres, font également partie du portrait depuis des décennies; une norme internationale en la matière est établie depuis 1999. Depuis quelques années, avec l’accélération des changements climatiques, les entreprises subissent des pressions pour lister leurs mesures ESG, et les différents paliers politiques s’attendent à ce qu’elles améliorent leurs pratiques et leur transparence en matière d’environnement. C’en est devenu une branche des travaux de recherche universitaires en comptabilité.
David Cooper, professeur émérite en comptabilité à l’Université de l’Alberta, a été l’un des premiers au Canada à investir le domaine. « Je n’ai jamais eu peur d’être critique comme chercheur », dit-il. Lorsqu’il vivait au Royaume-Uni (son pays d’origine), il a entendu parler de la recherche en comptabilité environnementale après avoir publiquement remis en question les livres d’entreprises minières lors d’une grève dans les années 80. Il a ensuite émigré au Canada, où il a continué de tenir les autorités, les entreprises et les cabinets de services professionnels imputables. C’est ce qui l’a mené à passer l’industrie gazière et pétrolière à la loupe il y a environ six ans. Il collabore aujourd’hui avec l’Alberta Liabilities Disclosure Project, qui fait pression sur le gouvernement albertain pour que des données sur les coûts passifs du secteur gazier et pétrolier soient recueillies et dévoilées. Il a aussi conseillé la Banque du Canada pour que le risque environnemental soit mieux intégré à son évaluation globale de l’économie.
Samir Trabelsi, professeur en comptabilité et en gouvernance à l’Université Brock, a été formé en Tunisie, un pays où l’on valorise l’écoresponsabilité. Ses recherches se penchent sur la transparence et la gouvernance.Il y a quelques années, il a remarqué le lien entre son sujet de prédilection et le développement durable, les entreprises produisant souvent des rapports assez loin de la vérité. « De bonnes normes comptables, une protection des investisseuses et investisseurs, une culture axée sur l’engagement des parties prenantes, des politiques pro-environnement et de bonnes conditions de travail : c’est ce qui combat l’écoblanchiment. » Une entreprise qui n’est pas assujettie à des règles peut faire de grandes déclarations sur ses activités de protection environnementale, sans avoir à les justifier par des données mesurables.
D’autres personnes dans le domaine ont été interpellées en se rendant compte des conséquences des activités commerciales sur les groupes vulnérables, et du lien direct entre les mesures des entreprises et les territoires et collectivités. « Les enjeux environnementaux et sociaux sont indissociables », souligne Mme Arjaliès.
D’autres encore ont eu la piqûre de la comptabilité environnementale à cause de la limpidité des chiffres. « On doit faire connaître l’importance des répercussions financières des changements climatiques », explique M. Cho. Combustibles fossiles délaissés, frais juridiques, pénurie d’eau, transformation de la demande… tout cela a un impact sur les profits.
La brochette de normes de toute espèce qui poussent au Canada et ailleurs en matière de durabilité, que ce soit en lien avec la gestion des risques, la vérification comptable ou les marchés publics, a aussi de quoi occuper les chercheuses et chercheurs.
« Les enjeux environnementaux et sociaux sont indissociables »
Depuis janvier dernier, les entreprises canadiennes peuvent adopter différents cadres de référence pour produire des rapports financiers sur la durabilité et les changements climatiques. Les normes S1 (exigences générales en matière de divulgation de renseignements financiers en lien avec la durabilité) et S2 (divulgation environnementale) des Normes internationales d’information financière (IFRS) pourraient éventuellement devenir obligatoires, tout particulièrement pour les entreprises cotées en bourse.
M. Cooper a mené une campagne de lettres d’opinion et de publications scientifiques où on s’inquiète du fait que ces normes volontaires semblent calquées sur l’approche américaine – centrée autour des actionnaires – au lieu de s’articuler autour d’une vision plus étendue des parties prenantes. La campagne propose de se tourner vers l’Europe, où la production de rapports sur la durabilité qui englobent les aspects des droits de la personne, de la diversité, des enjeux sociaux et de l’impact environnemental au sens large est obligatoire depuis janvier 2024.
« En comptabilité traditionnelle, on s’attarde à ce qui touche aux finances. Mais de notre côté, on se penche sur la comptabilité comme mesure d’imputabilité. Les entreprises devraient rendre des comptes à la société et aux parties prenantes, pas seulement à leurs investisseuses et investisseurs », insiste Walid Ben Amar, un professeur en comptabilité à l’École de gestion Telfer de l’Université d’Ottawa dont les travaux portent sur les pratiques durables en comptabilité. Il croit que le Canada devrait suivre l’exemple de l’Europe.
Selon d’autres, on devrait carrément remettre en question ce qui est calculé par les comptables. « On doit comprendre qu’il y a différentes sortes de capitaux, qui créent de la valeur de diverses façons », illustre Daniela Senkl, professeure adjointe en comptabilité à l’Université de Guelph. On pourrait mesurer la valeur financière des arbres, d’un territoire important pour la collectivité ou des pratiques de travail; on pourrait par exemple évaluer qu’un cours d’eau offre une valeur d’environ un million de dollars en contrôle des inondations; et on pourrait aussi calculer le tout autrement, selon l’angle visé.
M. Trabelsi s’attend à ce que le champ de pratique des comptables et les exigences réglementaires évoluent. « La valeur amenée par les actionnaires est essentielle à la survie des entreprises. Mais pour réellement créer de la valeur, on doit penser aux intérêts de toutes les parties prenantes. » Selon lui, la meilleure façon de franchir la prochaine étape est de faire le ménage dans les règlements en matière de divulgation pour adopter des normes simples à l’échelle de la planète. « On doit pouvoir comparer des pommes avec des pommes », conclut-il.
Étant donné l’éclectisme des normes en comptabilité environnementale – et leur nature généralement volontaire selon le territoire – les entreprises ont le champ libre. « Il n’y a généralement pas d’audit, alors il n’y a aucun contrôle », déplore Mme Keddie. Pour que de telles vérifications soient faites, les normes universelles doivent s’étoffer, tout comme les normes d’audit, qui sont actuellement sur la planche à dessin au pays.
De quoi nourrir le travail de M. Amar, qui a épluché moult rapports annuels grandioses, truffés de photos d’éoliennes et d’enfants de la diversité au milieu de champs verdoyants. « Nous les décortiquons de fond en comble pour comparer les réalisations aux déclarations. Malheureusement, la plupart du temps, ce n’est que du vent et les contributions positives sont exagérées au possible. » L’étude qu’il a réalisée en 2022 met en lumière le lien existant entre transparence dans les rapports et responsabilité sociale de l’entreprise (RSE).
M. Trabelsi, lui, a fait dans ses travaux l’analyse de 700 entreprises situées dans 42 pays, pour se rendre compte que beaucoup d’entre elles faisaient des déclarations trompeuses quant à leur performance environnementale. « C’est la différence entre divulgation réelle et geste symbolique », expose-t-il, en expliquant que les entreprises peuvent souligner leurs bons coups en balayant leurs actions néfastes sous le tapis. Il veut maintenant s’attaquer au socioblanchiment – lorsque les entreprises se vantent de leurs contributions sociales de façon disproportionnée par rapport à leurs actions. « Elles peuvent donner l’impression qu’elles sont exemplaires en matière de responsabilité sociale. Mais quand vient le temps d’agir, on se rend compte que ce ne sont que de belles paroles. »
Cette approche dans les rapports se voit partout sur la planète. Au Ghana, par exemple, après un déversement de cyanure, une mine d’or a tout nié, puis a bâti une école en lui donnant le nom d’une personne de sa haute direction, en se limitant à parler de son geste philanthropique dans ses rapports.
Les entreprises n’ont pas le monopole du blâme toutefois, et plusieurs d’entre elles s’amélioreraient si elles étaient mieux accompagnées, indique Luania Gomez Gutierrez, professeure au Département des sciences comptables de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « L’importance de la divulgation a été prouvée. Elle mène à une amélioration de la performance et de la gouvernance », dit-elle. Ses travaux de recherche, basés sur de grands jeux de données, démontrent cependant que les entreprises utilisent des mesures drastiquement différentes.
Glossaire de la comptabilité environnementale
Une constante en comptabilité? Le vocabulaire propre à la discipline. Quelques définitions :
- Comptable professionnelle agréée ou comptable professionnel agréé (CPA) : Le titre d’une ou d’un comptable agréé au Canada.
- Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) : Un cadre de référence pour évaluer la contribution positive d’une entreprise à la collectivité.
- Facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) : Un cadre de référence pour notamment faire le bilan des activités environnementales (semblable à la RSE, mais en plus vaste).
- Normes internationales d’information financière (IFRS) : Un organisme international qui propose des normes comptables englobant la durabilité.
- Rapport d’impact : Un bilan sur les contributions d’une entreprise à la collectivité.
- Écoblanchiment : Exagérer ou mentir à propos de ses actions environnementales.
- Socioblanchiment : Exagérer ou mentir à propos de ses actions à valeur sociale.
Pendant ce temps sur les campus canadiens, les inscriptions aux cours sur la durabilité se multiplient à tous les cycles universitaires. « La matière est très recherchée. Les étudiantes et étudiants savent que c’est un sujet important et veulent en apprendre plus », affirme Mme Senkl. Même phénomène à l’UQAM, témoigne Mme Gomez Gutierrez. « Ce genre de cours est très apprécié. C’est du nouveau. »
Mme Keddie était des personnes qui proposaient l’intégration de l’ESG dans la grille de compétences des comptables professionnelles et professionnels agréés du Canada, qui guide le curriculum universitaire étant donné l’intégration de l’agrément au cursus. Mme Arjaliès s’inquiète toutefois du retard du Canada en matière de comptabilité environnementale. Les normes changeantes et le manque de consensus sur les pratiques exemplaires à suivre créent aussi un manque d’uniformité dans l’enseignement. « On traîne de la patte. Il faut que nos cohortes aient les connaissances nécessaires », s’inquiète-t-elle.
À l’avenir, ces populaires cours spéciaux (sur des sujets comme la durabilité ou l’anthropocène) pourraient faire partie du curriculum de base. « Il nous reste encore à intégrer toutes ces questions de gestion responsable dans nos programmes, à tous les cycles universitaires », indique M. Cho. M. Trabelsi espère aussi que l’enseignement et la recherche ne se feront plus en vase clos et qu’on pourra, de façon plus globale, chiffrer les impacts environnemental et social des entreprises grâce à la comptabilité. « D’autres nous disent qu’on joue dans leurs plates-bandes. Mais ce sont des plates-bandes qui concernent tout le monde. »
Il faut que le même principe se déploie en entreprise. « Pour réussir, on doit l’intégrer au modèle d’affaires et à la stratégie », déclare M. Trabelsi. Mme Gomez Gutierrez a été témoin de cette nécessité : une compagnie québécoise qui était souvent en tête des palmarès de la durabilité n’était même plus du classement lorsque la personne de la direction qui poussait les démarches environnementales a quitté le navire.
Aussi, même si elle observe un grand intérêt pour ses recherches et celles de ses collègues de la part des têtes dirigeantes du milieu des affaires, d’autres s’inquiètent d’un manque de liens entre le milieu universitaire de la comptabilité et les secteurs commerciaux et gouvernementaux, sans compter de l’absence de collaboration multidisciplinaire avec les sciences de l’environnement, la santé et les sciences sociales, qui pourraient contribuer aux recherches sur la durabilité.
Voilà donc comment la comptabilité pourrait être appelée à se positionner – en affaires et dans le milieu universitaire – et comment les comptables pourraient non seulement défendre l’environnement, mais aussi jouer un rôle clé dans un éventuel écosystème des affaires plus équilibré et conscientisé. « L’une de nos grandes embûches, c’est la perception bien ancrée que la comptabilité se préoccupe majoritairement de mesures financières, soutient M. Trabelsi. On doit déconstruire cette conception pour illustrer le potentiel de la profession de s’attaquer aux enjeux sociaux et environnementaux. »