Guy Rocher est incontestablement l’un des sociologues les plus connus et respectés dans le monde. Professeur à l’Université de Montréal depuis 1960, il a formé des générations d’étudiants, sans compter tous ceux qui se sont initiés à cette discipline en parcourant son fameux Introduction à la sociologie générale. Ce chercheur de haut calibre et maintes fois récompensé a publié une vingtaine d’ouvrages et plus de 200 articles et chapitres de livre. Intellectuel engagé, il n’a pas hésité à s’impliquer en politique : il a été membre de la Commission Parent (1961-1966) qui a transformé le système d’enseignement québécois, en plus d’occuper les postes de sous-ministre au Développement culturel (1977-1979) et sous-ministre au Développement social (1981-1983). Ces va-et-vient entre le milieu universitaire et la politique ont fait de lui un penseur au regard unique et un candidat tout indiqué pour le poste de chercheur principal au Centre de recherche en droit public (CRDP) de l’Université de Montréal, créé en 1962. Son arrivée au CRDP en 1979 était une petite révolution en soi, car à l’époque, il n’était pas fréquent de retrouver un sociologue parmi des juristes.
C’est de cette histoire dont il est question dans l’extrait suivant par Andrée Lajoie. Ce chapitre est publié dans l’ouvrage collectif bien nommé Guy Rocher : le savant et le politiquerédigé par des universitaires et des amis souhaitant rendre hommage au célèbre sociologue âgé de 90 ans et désormais retraité.
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À la fin des années 1970, dans une université québécoise, la présence d’un sociologue dans une faculté de droit, fût-ce dans un centre de recherche consacré au droit public, n’allait vraiment pas de soi, surtout dans une faculté professionnelle. Aussi vaut-il probablement la peine, à l’occasion d’une série de travaux destinés à honorer l’œuvre de Guy Rocher, de raconter l’histoire, étonnante comme on le verra, de son arrivée au Centre de recherche en droit public (CRDP). Le tout m’oblige par ailleurs à faire un bref retour sur la création de ce centre.
Presque vingt ans ont passé entre les deux événements relatés plus haut, vingt années qui en disent long sur le développement de la recherche universitaire de l’époque et sur le rôle, étonnamment positif en rétrospective, qu’y a joué l’État. Revenons d’abord en arrière, aux débuts de la Révolution tranquille, lors du remplacement du gouvernement Duplessis par celui de Lesage, en 1960. Paul Gérin-Lajoie occupait le poste de ministre de la Jeunesse tout en ayant les universités dans son portefeuille. L’«éducation» continuait de relever du clergé. Alors à sa maison de campagne de Vaudreuil, Gérin-Lajoie convoque Irénée Lussier, recteur de l’Université de Montréal, pour lui assigner le budget de la prochaine année universitaire. Après lecture de la proposition du recteur, «PGL», comme on l’appelait alors, lui dit: «Monseigneur, je vous accorde tout ce que vous me demandez, mais avec en plus cent mille dollars par année: nous nous devons de créer un centre d’études en urbanisme et un centre de recherche multidisciplinaire en droit public, où les professeurs se consacreront entièrement à la recherche.» En pareil contexte, observons-le, on ne saurait se plaindre de l’intervention de l’État en matière universitaire…
Ainsi fut créé le CRDP. À ses débuts, Jean Beetz, alors professeur à la Faculté de droit, est nommé directeur. Il engage à ce moment ce qui constituera un noyau de base professoral: Jacques Brossard, Luce Patenaude, Pierre Elliott Trudeau et moi-même. Le Centre réalisera d’abord ses travaux grâce au financement direct du ministère de la Jeunesse, qui deviendra bientôt le ministère de l’Éducation.
Quelques années plus tard, dès sa création en 1970, c’est le Fonds FCAC qui alimente le CRDP. C’est ainsi qu’en 1975 le Centre, alors sous la direction d’André Tremblay, soumet une demande de subvention à ce fonds, qui dépêchera sur place un comité d’évaluation, sous la direction de René Dussault, alors sous-ministre de la Justice à Québec. Le comité remet un rapport favorable au renouvellement de notre subvention, mais conditionnel – Dussault, avec qui j’avais travaillé à la première commission Castonguay, savait fort bien que la condition posée plaisait davantage au Centre qu’à l’Université. On exigeait de l’Université qu’elle crée un nouveau poste de recherche fondamentale à temps plein pour le Centre. Lorsque le rapport est parvenu à l’Université, à l’été 1976, j’avais été nommée directrice du CRDP. C’est donc à moi qu’est revenue la tâche, non particulièrement désagréable, de pourvoir ce poste.
Compte tenu de ma pratique de recherche déjà multidisciplinaire en droit et en science politique, je complétais le tout, à l’époque, par l’engagement de sociologues comme assistants de recherche. J’étais intéressée à recruter un professeur chevronné en sociologie, un chercheur respecté dans cette discipline dont l’éclairage sur le droit me paraissait si important. Dans ce but, j’ai téléphoné à Guy Rocher pour lui offrir un poste, qu’il a immédiatement accepté compte tenu de la nostalgie qu’il conservait pour le droit. Il avait fait des études en droit par le passé, dans les années 1940, avant de bifurquer vers la sociologie à l’occasion d’un stage en milieu professionnel, en 1944, qui ne lui avait pas particulièrement plu. Rocher a donc ainsi tout de suite acquiescé à ma proposition d’entrer au CRDP, mais l’histoire ne finit pourtant pas là.
Deux semaines plus tard, alors que les procédures de son transfert du Département de sociologie vers le CRDP sont encore en cours, Rocher me téléphone à son tour. Il vient de recevoir un appel de Camille Laurin, alors ministre du Développement culturel, qui lui propose de devenir sous-ministre. C’est une offre qu’il ne peut évidemment pas refuser. Je comprends sa situation, mais en attendant, la directrice que je suis se doit tout de même de pourvoir ce poste tombé du ciel pour le CRDP. J’ai alors engagé Guy Lord, qui a poursuivi ses recherches parmi nous durant plusieurs années.
Environ trois ans plus tard, au printemps 1979, alors que je suis toujours directrice du CRDP, Guy Rocher me fait signe à nouveau. Il me confie par téléphone qu’il envisage de quitter la scène politique, où il estime avoir réalisé la mission qui lui incombait, et il me demande s’il peut revenir au Centre… J’en suis évidemment heureuse, mais il faut comprendre que le poste qui lui était destiné au départ est depuis lors pourvu. Je me replace dans la situation qui était la mienne alors. D’un côté, je ne peux pas remercier Guy Lord, ce dont je n’ai d’ailleurs pas envie, mais d’un autre côté, hors de question de laisser filer Rocher ! Je m’entends alors répondre sur-le-champ : « Oui, certainement ». Comme si de rien n’était, c’est-à-dire en omettant de lui faire part de ce léger détail qu’est une absence de place disponible. C’est dire qu’il me faut trouver une solution, et vite.
Mue par une impulsion soudaine, je garde le combiné à la main et je m’empresse de joindre René Dussault, alors sous- ministre de la Justice. Je le sais responsable d’un budget important. Sans perdre de temps, je lui fais part de la situation. Je me souviens de lui avoir dit : « Put your money where your mouth is.» C’était manifestement bien joué. Séance tenante, après à peine une courte hésitation, il me répond : «Je vais te donner la moitié de son salaire, trouve le reste ailleurs.» La partie n’était donc qu’à moitié gagnée… Que faire pour la suite ? Sans perdre une minute, j’appelle alors le sous-ministre fédéral de la Justice de l’époque, dont j’oublie malheureusement le nom (il s’agit peut-être de Roger Tassé). Je l’ai simplement placé devant ce choix: préférait-il me donner la seconde moitié du salaire dont j’avais besoin ou lire dans Le Devoir, le lendemain, une lettre de ma part rendant public son refus de subventionner la candidature de Rocher? La menace a fait son effet. L’homme a immédiatement accepté de fournir la subvention nécessaire.
La question du salaire réglée, certains détails exigeaient encore quelque doigté. Le combiné toujours à la main, je joins alors Paul Lacoste, recteur de l’Université de Montréal. Il faut savoir que Rocher s’était présenté à ce poste et il faut savoir aussi que, à l’assemblée universitaire, Lacoste et moi, nous nous traitions mutuellement de «cher(ère) ennemi(e)»… Apprenant au recteur Lacoste que Rocher revient à l’Université, je lui fais ainsi remarquer : «S’il rentre au Département de sociologie, c’est vous qui le payez, mais s’il vient au CRDP, c’est moi. Me le laissez- vous?» Présenté de la sorte, il a évidemment accepté. Et c’est ainsi que, quelques semaines plus tard, un sociologue, Guy Rocher, entrait dans une faculté de droit: il entrait chez nous, au CRDP.
Les chercheurs et les administrateurs actuels de l’université auront peine à croire qu’il fut un temps où le processus d’embauche des professeurs était simple. L’État jouait peut-être alors un rôle plus positif à travers ce qui constituait néanmoins de discutables intrusions dans les affaires internes des universités. Et cela surtout quand on pense en particulier aux effets des détournements qu’impliquent maintenant les nouveaux modes de subvention de la recherche universitaire, dont le ciblage et l’imposition de modalités de réalisation qu’ils comportent sont loin de favoriser la recherche fondamentale sur des sujets choisis par les chercheurs.
À l’époque, non seulement les engagements étaient plus faciles qu’aujourd’hui, mais la liberté de recherche était totale. Ainsi, pour sa part, Rocher ne subissait aucune contrainte dans le choix de ses recherches. Il a mentionné plus tard avoir été inspiré par certains sociologues, dont Claude Brunet-Parizeau et Pierrette Mulazzi, engagés par le Centre dans le cadre de projets multidisciplinaires en matière de santé et d’éducation. Il a aussi rappelé avoir été marqué par les travaux de Jean-Guy Belley, qui travaillait alors dans le champ de la sociologie du droit à l’Université Laval. Rocher analysera et théorisera d’abord, en rétrospective, son expérience au sein de l’action gouverne- mentale, en publiant en 1980, dans Sociologie et Sociétés, un article intitulé «Le sociologue et la sociologie des administrations publiques et l’exercice du pouvoir politique». Dans un second article intitulé «Le droit et l’imaginaire social», paru en 1982 dans Recherches sociographiques, il élargira ensuite vers la sociologie du droit et le pluralisme juridique.
Nous sommes à l’aube des années 1980 et nous connaissons la suite. Dans les trente années qui suivent et jusqu’à maintenant, le financement de la recherche s’est détérioré. L’État continue d’intervenir, mais surtout dans l’intérêt d’un développement économique à court terme et non plus comme il le faisait à l’époque, en faveur d’une réflexion scientifique autonome. Quoi qu’il en soit, il importe ici de souligner que, contournant ces obstacles, Rocher continue, encore et toujours, d’enrichir le regard sociologique sur le droit. Son œuvre est exceptionnelle. De nombreux collègues analysent cette dernière dans le présent ouvrage : tous le reconnaissent.
Andrée Lajoie est professeure émérite et ancienne directrice (1976-1980) du Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal.
LEMAY, Violaine et Karim BENYEKHLEF (dir.). Guy Rocher : le savant et le politique. Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2014, 246 p. Cet extrait a été reproduit aux termes d’une licence accordée par Copibec.