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Les intellectuels en danger dans la sphère publique

À l’heure où le débat public se limite à la surface des choses et où la spécialisation des universitaires s’accentue, à quoi servent les intellectuels?

par SUZANNE BOWNESS | 10 SEP 14

Malgré leurs positionnements politiques diamétralement opposés, Margaret Somerville et Judy Rebick appréhendent de la même manière le rôle des intellectuels. Toutes deux insistent en effet sur l’importance du débat public et sur la nécessité de veiller à l’amplification de sa réflexion et de sa portée pour éviter qu’il ne se borne à des échanges prévisibles. Même si, comme nombre d’intellectuels, elles rechignent à se qualifier de la sorte, elles conviennent que le rôle des intellectuels est essentiel.

Activiste progressiste, ex-présidente du Comité canadien d’action sur le statut de la femme et fondatrice du cybermagazine de gauche rabble.ca, Mme Rebick s’inquiète du déclin du débat public au Canada, qu’elle attribue entre autres à la rareté croissante des forums qui permettent de discuter en profondeur de questions d’importance nationale.

De nos jours, les médias en quête de commentaires font souvent appel à des observateurs aux points de vue opposés, et les poussent à défendre leurs idées respectives plutôt que de se livrer ensemble à une réflexion approfondie. « Les intellectuels refusent de céder à ce piège, précise-t-elle. Ils tiennent non seulement à défendre leurs idées, mais également à aller au fond des choses. »

Mme Somerville juge elle aussi essentiel de prendre le temps de débattre en profondeur. Déontologue et professeure aux facultés de droit et de médecine de l’Université McGill, il lui arrive fréquemment d’exprimer des opinions tranchées sur divers sujets, notamment contre l’euthanasie et l’avortement. « Les débats doivent en priorité porter sur les points de convergence, et non de désaccord. Cela donne un ton moral différent aux discussions, estime-t-elle. Par exemple, en ce qui concerne l’euthanasie, tout le monde convient qu’on ne doit pas laisser les gens souffrir. C’est sur ce qu’il faut faire pour éviter cette souffrance que les opinions divergent. »

Mme Somerville a récemment collaboré à une collection d’essais intitulée The Public Intellectual in Canada. Dirigée par Nelson Wiseman, professeur de sciences politiques à l’Université de Toronto, la collection regroupe notamment des ouvrages de l’universitaire Stephen Clarkson, du sénateur à la retraite Hugh Segal (désormais directeur général du Massey College de l’Université de Toronto), ou encore de l’activiste conservateur Tom Flanagan.

La définition même d’« intellectuel » est floue. Nombre de ceux qui s’emploient à la circonscrire évoquent les mêmes caractéristiques. « Dans notre monde sans cesse plus hyperspécialisé et marqué par un espace public de plus en plus fragmenté, les intellectuels contribuent à façonner la culture publique en communiquant leurs points de vue sur divers sujets à un auditoire qui ne se limite pas à leurs pairs », écrit M. Wiseman.

Certains universitaires rechignent à se voir apposer l’étiquette d’« intellectuel », en partie à cause de sa connotation potentiellement négative et élitiste. Thomas Homer-Dixon avoue ne pas être un grand « fan » de cette étiquette, en partie du fait de son ambivalence. « Tout universitaire qui prend part au débat public risque de passer pour un universitaire de carnaval, qui préfère acquérir une notoriété personnelle plutôt que de se concentrer sur ses recherches », estime-t-il. À la fois enseignant à la Balsillie School of International Affairs et professeur à la faculté d’études environnementales de l’Université de Waterloo, M. Homer-Dixon confie que la rigidité des règles des établissements l’inciterait personnellement à dissuader ses collègues non encore permanents de prendre part au débat public, si frustrant cela soit-il.

Toujours selon M. Homer-Dixon, la désertion du débat public par les universitaires est porteuse de graves conséquences. « Cela risque de conduire à la monopolisation du débat par les seuls défenseurs d’intérêts partisans, ce qui n’est pas sain pour la démocratie », précise-t-il. Il aimerait que les dirigeants universitaires reconnaissent « combien il est important pour la santé de la société canadienne d’offrir aux universitaires à la fois la possibilité de prendre part au débat public et l’espace nécessaire pour ce faire ».

Selon M. Wiseman, la hausse du niveau d’éducation et la multiplication des médias font en sorte que le public actuel est moins enclin que celui d’hier à faire preuve de révérence à l’endroit de l’autorité et à se ranger aveuglément à l’opinion des soi-disant spécialistes. Cette démocratisation est une bonne chose pour les aspirants intellectuels selon Christl Verduyn, professeure d’études anglaises et canadiennes à l’Université Mount Allison et coorganisatrice de la conférence intitulée « Discourse Dynamics: Canadian Women as Public Intellectuals », qui doit se tenir à la mi-octobre à cet établissement.

Les personnes précitées ont-elles des conseils à formuler à celles et à ceux qui, contre vents et marées, aspirent à contribuer au débat public?

Mme Rebick affirme avoir appris à s’exprimer publiquement en observant les autres. « Même si je détestais ses politiques, je me suis notamment beaucoup inspirée de Ronald Reagan. En l’observant, j’ai compris qu’il est possible de tenir des propos radicaux et d’aller au-delà de la norme acceptable pourvu qu’on le fasse avec humour, chaleur et doigté. »

L’auteur à succès Wade Davis, actuellement professeur d’anthropologie à l’Université de la Colombie-Britannique, a coutume de demander à ses étudiants combien d’entre eux étudient la création littéraire, les techniques médiatiques ou l’art oratoire. Il les prévient : « Pour devenir un bon anthropologue, il faut avoir le sens de la narration et savoir comment véhiculer efficacement son récit. »

Rédigé par
Suzanne Bowness
Suzanne Bowness est une rédactrice-réviseure basée à Toronto et une professeure d'écriture à temps partiel. Trouvez-la en ligne à www.suzannebowness.com.
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  1. Bétina Eustache / 13 septembre 2014 à 10:55

    Ne faudrait-il pas se demander s’il est normal que les intellectuels réchignent à se faire appeler comme tels par crainte des connotations négatives ou élitistes? Ne revient-il pas précisément aux intellectuels de défendre les concepts sociaux et de part leur travail de maintenir ces concepts dans le champs positif du regard social? Je crois au contraire qu’ils devraient se laisser qualifier car c’est ainsi que les gens arrivent à donner un visage aux concepts, à les rendre tangibles peut-être. Je pense aussi que les sociétés ont besoin de leurs élites intellectuelles. Il faut un groupe qui représente un idéal à atteindre. Bien sûr, il faut que les élites de notre siècle mettent en place des mécanismes pour éviter les erreurs du passé et ne pas se couper ainsi des sociétés dont elles sont issues. Il faut pouvoir se présenter et s’identifier à un groupe dont la définition se base sur des concept pour ensuite demander aux gens de vous écouter.

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