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Juste récompense

Des chercheurs témoignent devant la cour et expliquent aux juges comment utiliser les témoignages d’experts.

par PASCAL ZAMPRELLI | 08 FEV 10

Rappelez-vous la nuit qui a précédé la présentation de votre thèse de doctorat ou d’un exposé universitaire important? Vous étiez anxieux, mais fin prêt. Après tant d’heures de préparation, vous étiez impatient que sonne l’heure H, espérant même vous heurter aux questions les plus difficiles. Déception! Ces questions ardues dont vous aviez rêvé n’étaient pas au rendez-vous, alors qu’il y en avait tant qu’on aurait pu, et dû, vous poser…

Les tribunaux, par contre, n’hésitent pas à poser de telles questions aux chercheurs. L’un d’eux témoigne : « Toutes ces questions pour lesquelles vous avez passé des nuits entières à vous préparer vous seront posées en cour. À condition bien sûr que les membres du tribunal fassent leur boulot, vous serez cuisiné comme jamais, croyez-moi! »

Des chercheurs issus de nombreux domaines se sont illustrés devant les tribunaux. En plus de faire office de témoins experts, ils ont contribué à la formation des juges et des avocats. Certains ont même vu le fruit de leurs recherches influer sur les lois qui régissent la procédure devant les tribunaux. Quels que soient les rôles qu’ont pu jouer ces chercheurs, un même sentiment extraordinaire les habite aujourd’hui : celui de savoir que leur travail a permis à la société d’avancer vers un objectif louable entre tous : la justice.

Dans la préface de son ouvrage intitulé The Courts, Ian Greene, politologue de l’Université York, écrit que si c’est une chose d’exposer les conclusions de ses recherches dans des revues ou des ouvrages, « c’en est une autre de les présenter devant un tribunal ». Il faut alors compter sur le discernement des juges et les stratégies des avocats, sans parler des règles de preuve.

En tant que chercheur, M. Greene s’intéresse avant tout aux tribunaux et à la notion d’indépendance de la justice. C’est ce qui a poussé un avocat à faire appel à ses services. Le client de l’avocat en question s’était vu refuser le droit de faire appel d’une décision judiciaire lui refusant le statut de réfugié. L’avocat avait pourtant cru la demande d’appel recevable, mais s’était heurté au plus sévère des juges de la Cour d’appel fédérale. L’idée lui est alors venue de contester la décision de ce magistrat en alléguant un traitement des demandes d’appel variable en fonction des juges, ce qui contrevient à la Charte canadienne des droits et libertés.

L’avocat a donc demandé à M. Greene de passer en revue les décisions de l’année précédente en matière de demandes d’appel touchant des réfugiés, histoire d’établir l’existence de telles variations.

M. Greene a analysé une décision sur trois et décelé des incohérences, y compris en ce qui a trait à certaines variables. Cela changeait tout : l’avocat et son client avaient désormais en main un dossier solide. Hélas, deux statisticiens cités comme témoins experts par la Couronne ont mis en doute les conclusions de M. Greene au motif qu’elles ne reposaient que sur l’étude du tiers des dossiers. Le politologue s’est donc livré à l’analyse de la totalité des dossiers, avant de procéder à une seconde déclaration sous serment.

La Couronne n’a pas cédé, exigeant cette fois un contrôle accru des variables, une analyse des facteurs et une nouvelle étude indépendante. M. Greene a relevé le défi, mais ses conclusions n’ont guère varié au fil des étapes, devenant ainsi de plus en plus difficiles à mettre en doute.

« Cela m’a conduit à effectuer plus de recherches que pour n’importe quel document universitaire », se souvient M. Greene. Entre-temps, toutefois, la revue International Journal of Refugee Law avait publié un article rédigé par le chercheur uniquement sur la base de sa toute première déclaration sous serment. M. Greene en a tiré une leçon : être un témoin expert de premier ordre exige souvent plus de recherches qu’il n’en faut pour rédiger un article.

La partie adverse a finalement modifié sa stratégie : après avoir reporté le contre-interrogatoire de M. Greene au début de l’année sabbatique qu’il devait alors prendre à l’étranger, elle l’a tout simplement annulé quand le chercheur a décidé de rentrer au Canada à ses frais pour témoigner. Au bout du compte, le gouvernement a fini par autoriser le client de l’avocat à demeurer au Canada pour raisons humanitaires.

Même si tout ne s’est pas déroulé comme prévu, les recherches de M. Greene ont conduit à une décision juste. Un des juges du tribunal rencontré par hasard lui a d’ailleurs confié que ses confrères avaient unanimement apprécié son travail et pris des mesures pour éviter les variations dans le traitement des demandes. « C’est merveilleux d’avoir ainsi la sensation de pouvoir contribuer à améliorer la loi », conclut M. Greene.

Exposer les résultats à titre de preuve

Ronald Melchers, criminologue à l’Université d’Ottawa, fait sien le conseil qui consiste à s’en tenir à des arguments qui interpellent les tribunaux. « À titre de témoin expert, vous devez toujours avoir une idée du but de votre témoignage. »

Conscient de l’incompréhension grandissante entre chercheurs universitaires et le milieu juridique, M. Melchers forme depuis plusieurs années des juges et des avocats pour qu’ils soient en mesure d’utiliser adéquatement les témoignages d’experts.

Selon M. Melchers, il existe une différence entre publier les résultats de ses recherches et les exposer à titre de preuve. En tant qu’ancien rédacteur en chef de deux revues universitaires, il affirme que certains articles reposant sur des méthodes ou comportant des conclusions discutables sont néanmoins publiés parce qu’ils viennent alimenter des débats à la fois intéressants et nécessaires. « Beaucoup d’articles publiés dans les revues spécialisées aident à faire évoluer le discours, mais leurs conclusions n’ont rien de scientifique : ce ne sont que pures spéculations. »

Le discernement des tribunaux à l’égard de ces articles a beaucoup progressé dernièrement. Pendant l’essentiel du XXe siècle, un témoignage d’expert était jugé admissible pourvu que les conclusions du chercheur interrogé soient partagées par la majorité de ses collègues. Malheureusement, l’assimilation des conclusions publiées dans les revues à des conclusions partagées par la majorité du milieu s’est soldée par un nombre inégalé de « témoignages d’experts » des plus douteux sur le plan scientifique. Il suffit de se rappeler le cas de cette professeure d’anthropologie américaine qui avait réussi à faire croire au monde juridique qu’elle pouvait déterminer l’âge et le sexe d’une personne, et même l’existence ou non d’une grossesse, à partir d’une simple empreinte de pied.

« Le monde juridique ne se méfiait pas suffisamment des témoignages d’experts », explique M. Melchers. Devant tous ces professeurs d’université bardés de doctorats, auteurs de nombreuses publications et encensés par leurs pairs, « le scepticisme des juges tendait nettement à s’émousser ».

Au début des années 1990, les tribunaux américains et canadiens ont enfin réagi, adoptant des règles beaucoup plus strictes en matière d’admissibilité des témoignages d’experts. Selon M. Melchers, le défi consiste aujourd’hui à former les juges à l’application de ces nouvelles règles. C’est la raison pour laquelle il leur propose des séances de formation avec l’assistance d’un juriste. L’exercice consiste à passer en revue divers dossiers en donnant aux juges les outils indispensables pour savoir quelles questions poser aux chercheurs et trier les témoignages admissibles. « Je m’emploie à leur inculquer plus de rigueur », explique-t-il.

M. Melchers enseigne en somme aux juges à être plus critiques face aux interventions des chercheurs devant les tribunaux. À ses yeux, le fait de devoir affronter des juges aux exigences accrues stimule les chercheurs. Il évoque à titre d’exemple un contre-interrogatoire dont il a fait l’objet : « Cela a été les trois plus beaux jours de ma vie. On m’a posé toutes les questions dont j’avais toujours rêvé! »

De toute évidence, M. Melchers apprécie son nouveau rôle de formateur : « Si vous aimez enseigner, rien n’est plus gratifiant que de s’adresser à des gens intelligents, conscients de l’importance des décisions qu’ils ont à prendre et qui ont besoin de vous pour les prendre. »

Faire des changements

Victoria Talwar, spécialiste du développement sociocognitif de l’enfant au département de psychopédagogie et de psychologie du counselling de l’Université McGill, en est aussi venue à éprouver ce sentiment de gratification, mais par des voies différentes. Elle n’a jamais fait office de témoin expert ou été appelée à contribuer à la formation des juges. Pourtant, ses recherches sur le comportement des enfants, et en particulier sur leur compréhension des notions de vérité et de mensonge, ont contribué à modifier radicalement les dispositions de la Loi sur la preuve au Canada relatives aux témoignages d’enfants.

« Vous avez beau faire des recherches et formuler des recommandations, dit-elle, ces dernières ne sont pas toujours retenues. Quand elles le sont, par contre, c’est infiniment gratifiant. »

Auparavant, un enfant ne pouvait témoigner qu’après avoir fait l’objet d’un « examen de ses compétences » portant notamment sur sa compréhension des notions de vérité et de mensonge. Les examinateurs, explique Mme Talwar, « interrogeaient souvent les enfants en des termes qu’ils ne pouvaient comprendre. Répondre à une question comme ‘‘Qu’est-ce que la vérité?’’ est déjà tout un défi pour un philosophe. Alors, imaginez pour un enfant de sept ans… »

Selon Mme Talwar, ce type d’examens n’avait pas son pareil pour perturber et intimider les enfants. La capacité d’un enfant à répondre à ce type de question n’a en outre rien à voir avec sa propension à dire la vérité ou à mentir. Il n’y a qu’à observer les adultes pour s’en convaincre : le fait qu’ils sachent ce qu’est le mensonge ne les empêche nullement de mentir. Bien trop d’enfants ont donc été écartés comme témoins sans raison, sur la base de tels examens.

Mme Talwar et son équipe ont fini par découvrir un moyen étonnamment simple d’inciter les enfants témoins à dire la vérité : il suffit de leur demander de jurer de dire la vérité. Les enfants sont alors nettement plus enclins à le faire, « car le fait de devoir jurer les pousse à prendre les choses très au sérieux ».

À force de présenter le fruit de ses recherches lors de conférences, Mme Talwar s’est vu consacrer un éditorial par un grand quotidien. Elle a par la suite été invitée à soumettre au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes un rapport qui a fait forte impression et conduit à la modification de la loi. « C’était vraiment une expérience hors du commun », commente-t-elle.

Depuis, des recherches semblables à celles de Mme Tawlar ont été menées ailleurs, et de nouvelles règles ont été mises en application au sein des tribunaux. « C’est formidable de se dire que vos travaux ont contribué à faire évoluer les choses », conclut Mme Talwar.

Pascal Zamprelli est diplômé en common law et en droit civil de l’Université McGill. Il a récemment réussi l’examen du Barreau de l’État de New York.

Rédigé par
Pascal Zamprelli
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