Passer au contenu principal

La cote de la recherche à la hausse

La décision de la Cour suprême dans le dossier Insite marque une avancée de la prise en compte de la preuve fondée sur la recherche par les tribunaux canadiens. Cela pourrait avoir d’importantes conséquences pour les chercheurs en sciences humaines et pour leurs travaux.

par DIANE PETERS | 05 DÉC 11

En septembre, la cour suprême du canada a rendu un verdict unanime et tranché dans le dossier Canada c. PSH Community Services Society. La juge en chef, Beverley McLachlin, a ordonné au ministre fédéral de la Santé d’exempter définitivement le centre d’injection supervisée Insite, de Vancouver, de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, estimant que, Insite contribuant à sauver des vies dans le Downtown Eastside, sa fermeture serait contraire à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, garante du droit de chacun « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ».

Ce verdict rendu s’appuie sur une cinquantaine d’études consacrées à Insite depuis son ouverture en 2003. Elles ne font état d’aucune hausse de la criminalité dans le voisinage immédiat du centre. Elles révèlent que des 336 surdoses survenues à Insite entre 2006 et 2008, aucune n’a été mortelle grâce au travail du personnel infirmier, que chaque dollar investi a généré jusqu’à 2,90 $ d’économies à long terme (surtout par diminution des contaminations par le VIH), et que le recours aux services de sevrage a augmenté de 30 pour cent depuis l’ouverture du centre.

La recherche fondée sur des données probantes influe souvent fortement sur les affaires judiciaires, mais dans ce dossier, son rôle a été déterminant. « Cette fois, ces données ont tout fait basculer », déclare Neil Boyd, professeur de criminologie à l’Université Simon Fraser. Les données issues de la recherche ont en réalité amené le tribunal à enjoindre au gouvernement d’aller à l’encontre de sa propre loi.

« La jurisprudence constitutionnelle a franchi une nouvelle étape, souligne Kent Roach, professeur à la faculté de droit de l’Université de Toronto. Cette décision amènera peut-être les tribunaux à mieux tenir compte de la recherche en sciences humaines. »

Désormais, les avocats pourront faire des constatations en vertu de la Charte au profit de divers enjeux sociaux. Les chercheurs en sciences humaines pourront aborder des questions comme les prisons, la prostitution ou les soins de santé, en plus d’espérer que les fruits de leurs travaux profitent davantage aux individus – personnes défavorisées et accusés en particulier. Par contre, les chercheurs en sciences humaines et leurs travaux seront exposés à une surveillance accrue.

Le verdict de la Cour suprême ne devrait pas tarder à influer sur d’autres affaires judiciaires, dont l’affaire Bedford c. Canada, centrée sur la contestation de certains aspects des lois canadiennes sur la prostitution. Dans sa décision portant sur cette cause, portée depuis en appel par le gouvernement fédéral, la Cour suprême de l’Ontario a déclaré inconstitutionnelles trois de ces lois pour cause d’entrave à la vie, à la liberté et à la sécurité. La preuve soumise par l’avocat torontois Alan Young dans cette affaire tient en plus de 25 000 pages, principalement axées sur ses recherches sur l’incidence des lois relatives à la prostitution sur la santé et le bien-être des travailleuses du sexe. Plusieurs témoins experts (criminologues, psychologues, sociologues et même un historien) ont été entendus depuis l’amorce de l’affaire en 2010.

Selon les spécialistes, la décision de la Cour suprême devrait influer sur une série d’affaires en cours en Colombie-Britannique concernant l’illégalité de la polygamie, sur une autre, toujours dans cette province, portant sur la remise en cause des lois canadiennes sur l’euthanasie, ainsi que sur une affaire ontarienne portée en appel, où l’on soutient que la Charte garantit le droit au logement.

Cette décision ouvre donc la porte à la contestation de toute loi contredisant les données probantes issues de la recherche. Selon les chercheurs canadiens en sciences humaines, la recherche et la loi divergent fortement sur des questions comme l’imposition de peines obligatoires, la légalité des drogues ou même l’accès aux services de garderie.

« La grande majorité des politiques en vigueur dans ce pays ont été élaborées en fonction d’intérêts politiques, non à la lumière de données scientifiques », affirme Gayle MacDonald, doyenne à la recherche et professeure de sociologie à l’Université St. Thomas, à Fredericton, qui a témoigné dans le dossier Bedford.

Cela n’a pas toujours été ainsi. Établie en 1971 et démantelée en 1993, la Commission de réforme du droit du Canada, indépendante, avait pour mandat de formuler au gouvernement fédéral, sur la base de l’expertise existante, des recommandations visant à garantir la mise à jour des lois. En 1997, la Commission du droit du Canada a pris la relève, mais a été démantelée par les conservateurs en 2006, dans le cadre de l’exercice de réduction des dépenses. Aujourd’hui, cinq provinces comptent des organismes similaires, chargés de se pencher sur leurs lois respectives.

Par le passé, tant le gouvernement fédéral que les gouvernements provinciaux avaient coutume d’embaucher des chercheurs en sciences humaines pour aider à la conception des lois; peu de ces emplois ont survécu aux restrictions budgétaires des dernières décennies. « À l’époque de mes études supérieures, raconte Mme MacDonald, l’idée d’entrer au service du gouvernement pour œuvrer à l’élaboration des politiques n’avait rien de saugrenu. Les choses ont changé. »

La primauté des données probantes issues de la recherche sur les lois redonne espoir aux chercheurs dont les travaux, souvent étalés sur des décennies, ont mis en lumière le tort fait par les lois aux prostitués des deux sexes, aux toxicomanes et aux détenus. Cette primauté risque toutefois d’influer subtilement sur le travail des chercheurs en sciences humaines intéressés par les enjeux stratégiques.

« Pour ceux d’entre nous qui sont depuis longtemps convaincus que les tribunaux doivent prêter attention aux données probantes pertinentes dans les dossiers controversés et vecteurs d’émotions, souligne M. Boyd, le message est clair : il nous faut concevoir des concepts de recherche susceptibles de venir en aide aux tribunaux. »

Cela risque de constituer un défi pour de nombreux universitaires du domaine des sciences humaines, prévient Penny Gurstein, directrice de l’École de planification communautaire et régionale de l’Université de la Colombie-Britannique. « Un grand nombre d’universitaires ne comprennent pas vraiment ce que sont les politiques et leur mode d’élaboration », dit-elle.
Pour survivre aux confrontations devant les tribunaux et le Parlement, les chercheurs doivent être prêts à avancer les contre-arguments qui s’imposent, précise M. Boyd. Il ajoute que les études qui font la plus forte impression auprès des législateurs sont celles qui mettent en évidences les coûts et la sécurité publique. Toute étude doit de plus, selon lui, privilégier un langage simple, compréhensible par les juges et les avocats.

L’examen des études par les pairs est déterminant dans les procédures judiciaires : celles qui ne franchissent pas ce cap sont inadmissibles devant les tribunaux. Une grande part de la recherche en sciences humaines s’exerce au profit de structures communautaires ou à but non lucratif, souligne Mme Gurstein. Ses résultats sont souvent publiés dans des rapports annuels et des communiqués, mais rarement dans des revues.

Professeur agrégé de médecine à la UBC, Thomas Kerr est chercheur principal au sein du B.C. Centre for Excellence in HIV/AIDS. Supervisant plusieurs études phares consacrées à Insite, il attend que chaque rapport ait été examiné par ses pairs avant d’en rendre les conclusions publiques. Tout ce que son équipe a publié l’a été dans des revues accessibles à tous. Il a toujours veillé à ce que les méthodes de recherche employées soient rigoureuses et transparentes. « Nous y avons toujours pris garde, faisant tout pour éviter de publier des rapports susceptibles d’être écartés par les tribunaux », dit-il.

Les chercheurs qui sont parvenus à influer sur les lois affirment que la simple publication des résultats de la recherche ne suffit pas. Ils accordent donc des entrevues aux médias, résument leurs études en termes simples et s’investissent dans la collectivité. Les chercheurs qui se penchent sur Insite, par exemple, organisent des forums publics pour communiquer leurs résultats.
Toute étude prise en compte dans des procédures judiciaires ou gouvernementales risque d’être ignorée ou mal interprétée. Quand les chercheurs qui s’étaient penchés sur Insite ont présenté leurs conclusions à la Chambre des communes en mai 2008, les politiciens ont sourcillé en apprenant qu’à peine cinq pour cent des injections dans le Downtown Eastside avaient lieu au sein de ce centre. Les chercheurs ont eu beau leur rappeler que le quartier comptait quelque 4 600 toxicomanes, s’injectant parfois de la drogue plusieurs fois par jour et qu’Insite n’était qu’un petit centre fonctionnant à pleine capacité, rien n’y a fait : les parlementaires ont persisté à mettre en doute l’utilité d’Insite.

Dès qu’un universitaire se présente à la barre d’un tribunal, ses conclusions, ses titres de compétences, le nombre de ses collaborateurs, ses sources de financement et ses relations sont passés à la loupe en contre-interrogatoire. La partie adverse n’hésite pas à commander ses propres études pour démonter ses conclusions. (M. Boyd a ainsi été embauché par le gouvernement fédéral pour remettre en question les études existantes sur Insite, concluant finalement que le centre contribuait à sauver des vies et de l’argent.) Selon M. Roach, les experts sont parfois priés de formuler des conclusions tranchées, auxquelles il est pourtant impossible de parvenir dans certains domaines. « Les chercheurs en sciences humaines qui s’aventurent devant les tribunaux doivent en être conscients », prévient-il.

Pour influer véritablement sur les lois, les chercheurs doivent pratiquement se muer en avocats : ce n’est pas sans conséquence. M. Kerr a vu se réduire le financement que lui accordait Santé Canada. (Il a par la suite soumis ses idées aux Instituts de recherche en santé du Canada, qui lui ont consenti un financement en plus de classer sa proposition au premier rang.) L’automne dernier, l’organisation militante Drug Free Australia a porté plainte auprès de la UBC, invoquant des failles dans l’article publié par son équipe de recherche dans The Lancet, faisant état d’une réduction de 35 pour cent des morts par surdose au sein d’Insite. L’Université a mené une enquête indépendante sur ces allégations, pour finalement les rejeter. « Nous avons été attaqués, ébranlés, dit M. Kerr, mais nous sommes ressortis renforcés de cette expérience. »

Certains prétendent qu’avec l’accentuation du poids de la recherche dans les affaires judiciaires, les tribunaux risquent d’être envahis par une « science de pacotille » , porteuse de confusion. La multiplication des données probantes et des experts pourrait amplifier le coût et la durée des poursuites judiciaires. « Cela risque de faire en sorte que seuls les plus riches puissent engager des procédures mettant en cause la Charte », prévient M. Roach.

Bien que le verdict rendu dans l’affaire Insite ait marqué un tournant, il n’a pas encore eu l’effet d’un séisme sur l’opinion publique. Mme Gurstein souhaite que les universités portent davantage attention à la recherche communautaire. Selon elle, il est impératif que le travail des chercheurs œuvrant dans l’ombre sur le terrain soit davantage reconnu et pris en compte sur le plan des promotions et de l’obtention de la permanence. Le soutien à la publication et à l’examen par les pairs des études sur le terrain doit être renforcé. Mme Gurstein recommande d’accentuer les interactions entre les disciplines des sciences humaines pour permettre aux universitaires de se familiariser avec les lois, les politiques et le fonctionnement des gouvernements. D’autres soutiennent que les juges et les avocats devraient mieux connaître la recherche universitaire.

Certains groupes s’emploient déjà à rapprocher données probantes et politiques. Le Réseau de recherche sur les politiques sociales du Nouveau-Brunswick, fondé en 2010 par un ancien parlementaire, Andy Scott, veille à ce que l’élaboration des nouvelles lois de la province s’appuie sur des faits. Les membres du Réseau, parmi lesquels figurent des politiciens et des représentants d’universités, oeuvrent à son financement. En mars prochain, le David Asper Centre for Constitutional Rights de l’Université de Toronto tiendra un congrès de trois jours consacré aux contentieux fondés sur la Charte et à l’exploitation de la recherche en sciences humaines.

Voilà, en somme, de petits pas vers ce que nombre d’universitaires espèrent être la transition d’un système judiciaire encadré par des lois inspirées par la tradition, la passion et les intérêts politiques, vers des règles qui permettront à chacun de vivre dignement, en santé et à l’abri des inégalités.

Rédigé par
Diane Peters
Diane Peters est une rédactrice-réviseure basée à Toronto.
COMMENTAIRES
Laisser un commentaire
University Affairs moderates all comments according to the following guidelines. If approved, comments generally appear within one business day. We may republish particularly insightful remarks in our print edition or elsewhere.

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Click to fill out a quick survey