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La course pour mieux produire les isotopes

L’imagerie nucléaire a révolutionné le diagnostic des maladies potentiellement mortelles. Un approvisionnement fiable en isotopes est toutefois essentiel à la production des images de grande qualité que génère cette technologie. Après l’avoir eu, le Canada l’a presque perdue et une crise de l’imagerie nucléaire s’en est suivie. Le gouvernement fédéral entend veiller à ce que cela ne se reproduise pas.

par TIM LOUGHEED | 06 FEV 12

Dans cet article paru le 6 février 2012, certaines phrases ont été réécrites parce qu’elles comportaient des erreurs. L’entreprise canadienne Nordion – qui a cessé de s’appeler MDS Nordion en 2010 – ne fournit pas les isotopes médicaux directement au marché canadien, et n’expédie pas non plus les isotopes directement aux hôpitaux. Nordion transforme les produits radiochimiques en isotopes médicaux qu’il fournit aux fabricants de produits radiopharmaceutiques. Précisons aussi que des patients ont reçu du technétium 99m produit par un cyclotron du Cross Cancer Institute à Edmonton et non d’un centre associé à l’Université de Sherbrooke.

 

L’imagerie nucléaire a révolutionné le diagnostic des maladies potentiellement mortelles. Un approvisionnement fiable en isotopes est toutefois essentiel à la production des images de grande qualité que génère cette technologie. Après l’avoir eu, le Canada l’a presque perdue et une crise de l’imagerie nucléaire s’en est suivie. Le gouvernement fédéral entend veiller à ce que cela ne se reproduise pas.Avec ses paysages magnifiques et son climat tempéré si propice à un mode de vie paisible, la région du Lower Mainland, en Colombie-Britannique, est en première ligne de l’action destinée à résoudre d’urgence l’une des plus graves crises médicales que le Canada ait eu à affronter.

La ville de Richmond abrite en effet l’un des principaux fabricants mondiaux d’équipement destiné aux accélérateurs de particules servant à la production de matériaux radioactifs. L’entreprise en question, Advanced Cyclotron Systems Inc. (ACSI), a grandement contribué à la mise sur pied de TRIUMF, le laboratoire de physique subatomique national du Canada, situé près du campus de l’Université de la Colombie-Britannique. Les façades des installations d’ACSI comme de TRIUMF sont très discrètes : il est facile de passer devant en voiture sans les remarquer.

Pourtant, dans un entrepôt situé à l’arrière des installations d’ACSI, masqués par des piles de vieux métal et des véhicules chargés de grosses poutres, se trouvent plusieurs bijoux technologiques dont les essais en sont à leur phase finale. Il s’agit de cyclotrons d’avant-garde, dont certains ont la taille d’un garage monoplace.

Au nombre des réalisations d’ACSI figure en effet la construction du plus grand cyclotron au monde, rouage central de TRIUMF. Doté d’un aimant de 4 000 tonnes et de 18 mètres de diamètre, ce cyclotron domine un espace de la taille d’un terrain de football, sis trois étages sous un immeuble anonyme de l’Université et ceint d’un bouclier formé de trois couches de blocs de béton de 100 tonnes.

Un cyclotron exploite de puissants aimants en vue d’accélérer des atomes d’hydrogène chargés négativement jusqu’à des vitesses incroyables pouvant atteindre les trois quarts de la vitesse de la lumière – soit de quoi faire l’aller-retour Terre-Lune en deux secondes. Ces atomes sont ensuite propulsés en faisceaux vers des cibles métalliques semblables à des pièces de monnaie surdimensionnées, qui se transforment alors en isotopes, à savoir en versions radioactives des métaux qui les composent ou d’autres éléments.

Forts de leur expertise avérée, TRIUMF et ACSI comptent parmi les 15 organisations canadiennes à se partager un financement fédéral de 35 millions de dollars, dans le cadre de quatre projets distincts assortis d’échéanciers serrés. Tous ces projets visent à trouver comment garantir aux hôpitaux canadiens l’accès au technétium 99m, l’isotope radioactif essentiel à la plupart des formes d’imagerie numérique les plus pointues. Facilement injectable dans le corps humain, cet isotope génère des images haute résolution des éléments souhaités (tumeurs, abcès, etc.), de même que des processus physiologiques qui les entourent. Il constitue de ce fait un puissant outil de diagnostic utile, entre autres, en cardiologie ou en oncologie, qui permet de déterminer les traitements à mettre en œuvre pour lutter contre diverses pathologies potentiellement mortelles. Cet outil surpasse et complète les capacités d’autres techniques d’imagerie médicale, comme la radiographie, la tomodensitométrie ou l’imagerie par résonance magnétique. Or, jusqu’à récemment, les médecins comme les patients tenaient à tort pour acquis l’approvisionnement en technétium 99m.

Encore récemment, les cyclotrons n’intéressaient principalement qu’un petit nombre de disciplines scientifiques. Tout a changé il y a quelques années avec la « crise des isotopes » qu’a connue le Canada. Le système bien huilé qui, des décennies durant, assurait l’approvisionnement des hôpitaux en isotopes s’est enrayé à la fin de 2007 quand, vieillissant, le réacteur national de recherche universel (NRU) est tombé en panne et des problèmes de sécurité ont été dépistés.

Construit en plein âge d’or du nucléaire dans les années 1950, à Chalk River, à 180 kilomètres au nord-ouest d’Ottawa, le réacteur NRU se voulait au départ un outil de recherche d’une conception très différente de celle des réacteurs utilisés alors dans les centrales énergétiques un peu partout dans le monde. Dans les années 1970, il a toutefois été mis à profit pour transformer des types précis de métaux en particules radioactives éphémères, idéales pour certaines applications commerciales. C’est ainsi que le réacteur NRU en est venu à assurer entre autres plus de la moitié de l’approvisionnement mondial en technétium 99m.

L’arrêt du réacteur NRU a forcé les cliniciens du Canada et des États-Unis à reporter et même à annuler des séances d’imagerie numérique. On a craint que les soins aux patients soient mis en péril. Il n’existe en effet dans le monde qu’une poignée de réacteurs capables de produire ce type d’isotopes. La plupart sont situés loin du Canada, notamment aux Pays-Bas, en Afrique du Sud, en Australie et en Corée du Sud, et certains approchent du terme de leur vie active.

Déjà, au début des années 1990, une brève panne du réacteur NRU avait poussé ses responsables à chercher comment prévenir toute nouvelle interruption de la production d’isotopes. Une paire de réacteurs baptisés Multipurpose Applied Physics Lattice Experiment (MAPLE) ont été construits à Chalk River, et ils devaient entrer en service au début des années 2000, mais les essais menés ont révélé de possibles problèmes de stabilité et de sécurité. Ces problèmes n’ayant pu être résolus, les réacteurs MAPLE ont finalement été officiellement abandonnés en 2008, après plus d’une décennie de vains efforts et plus de 800 millions de dollars dépensés.

Les signes d’une crise des isotopes sont actuellement peu perceptibles dans les hôpitaux du Canada. Le réacteur NRU a été redémarré en 2010, et la production d’isotopes a été rétablie. Cette situation n’est toutefois que provisoire. Déjà vieux de plus d’un demi-siècle, le réacteur NRU doit être définitivement arrêté en 2016. Le distributeur multinational d’isotopes Nordion Inc., d’Ottawa, qui eut un temps l’usage exclusif du réacteur NRU pour les isotopes médicaux, recherche d’autres sources d’approvisionnement. Il s’est tourné vers Rosatom, une entreprise d’État russe qui construit des réacteurs nucléaires et lui fournit une part croissante des isotopes nécessaires depuis ses installations en ex-Union soviétique.

La situation à Chalk River a été qualifiée de catastrophique par les autorités médicales canadiennes, qui ont exigé que l’on trouve à la fois une solution immédiate, pour répondre à la demande à court terme, et la mise sur pied d’un nouveau système apte à garantir à long terme un approvisionnement continu et stable en isotopes. C’est dans cette optique que Ressources naturelles Canada a officiellement communiqué au début de l’année dernière la liste des participants à son Programme de contribution financière à la production d’isotopes ne nécessitant pas de réacteur (le Programme de contribution financière). Cette liste regroupe les principaux utilisateurs d’isotopes médicaux au pays. Ce sont eux qui mènent actuellement les quatre principaux projets susceptibles de conduire à de nouveaux modes d’approvisionnement en isotopes médicaux. Compte tenu de l’urgence que pose la crise des isotopes, ces projets disposent d’un échéancier de 15 mois; les rapports définitifs doivent être rendus dès mars 2012.

Ces quatre projets reposent sur une collaboration exceptionnelle entre des chercheurs canadiens issus d’hôpitaux, d’universités et d’entreprises privées. Deux de ces projets, respectivement pilotés par TRIUMF et ACSI, visent à trouver comment exploiter les cyclotrons déjà présents dans les hôpitaux du pays. Les deux autres sont respectivement dirigés par Canadian Light Source Inc., située sur le campus de l’Université de la Saskatchewan à Saskatoon, et par un consortium de Winnipeg appelé Prairie Isotope Production Enterprise. Ils visent à évaluer le potentiel des accélérateurs linéaires, qui propulsent les particules chargées en ligne droite (plutôt que suivant une trajectoire circulaire comme dans les cyclotrons), ce qui simplifie énormément le processus.

Paul Schaffer, sous-chef de la médecine nucléaire à TRIUMF, est catégorique : « Un réseautage était absolument essentiel. Nul groupe ne peut porter seul une initiative de cette envergure. » TRIUMF, par exemple, travaille avec 16 universités. La plupart des chercheurs qui ont répondu à l’appel du gouvernement après la crise des isotopes entretenaient déjà des liens les uns avec les autres, précise M. Schaffer. « Puis, la crise est survenue. »

Chaque projet vise d’abord à trouver une façon efficiente, sûre et fiable de produire des isotopes au Canada sans avoir ni à assumer les coûts de construction de réacteurs nucléaires, ni à utiliser d’uranium de qualité militaire générateur de déchets nucléaires. La technologie requise existe, mais sa mise en œuvre marquerait une rupture très nette avec les pratiques cliniques en place depuis des décennies. Elle entraînerait une véritable révolution de l’imagerie médicale, invisible toutefois aux yeux des patients canadiens. Les hôpitaux et cliniques resteraient dotés des mêmes machines et utiliseraient le même isotope clé : le technétium 99m.

On ne saurait surestimer l’importance du technétium 99m en médecine nucléaire contemporaine. Les isotopes de ce type émettent de grandes quantités d’énergie électromagnétique sous forme de rayons gamma, principalement au cours de leur brève « demi-vie » d’environ six heures. La brièveté de l’exposition à ces isotopes élimine tout risque pour le corps humain. Pendant les quelques heures où ils sont actifs, ils permettent de réaliser des examens incomparables. Même les processus dynamiques, comme la circulation sanguine ou les interactions médicamenteuses, sont observables au moyen de caméras à tomographie d’émission monophotonique (TEM) assistée par ordinateur.

Dans les années 1980 et 1990, la TEM s’est fortement répandue au sein des laboratoires et des cliniques du monde entier. En proposant à prix raisonnable un approvisionnement constant en isotopes à durée de vie supérieure Nordion dominait le marchés mondial. Comme ces isotopes à durée de vie supérieure produits au moyen de réacteurs restent actifs pendant plusieurs jours, Nordion a pu en expédier vers l’ensemble de l’Amérique du Nord et au-delà.

Peu après la crise des isotopes, les membres de TRIUMF ont commencé à discuter de l’opportunité ou non de produire du technétium 99m au moyen des cyclotrons déjà en usage dans les hôpitaux et les cliniques du Canada, plutôt que dans un réacteur nucléaire. Le financement gouvernemental de 35 millions de dollars vise à évaluer officiellement la faisabilité de cette idée.

Parmi les organisations partenaires de TRIUMF figure le Lawson Health Research Institute, de London (Ontario), qui gère sa propre installation cyclotronique. Son personnel produit déjà des isotopes destinés à un autre appareil de numérisation médicale, dit à tomographie par émission de positons, un processus qui se révèle toutefois plus coûteux pour les cliniques et les hôpitaux explique Michael Kovacs, chercheur en imagerie au Lawson Institute.

La procédure actuelle veut que lorsqu’un paquet contenant des isotopes est expédié aux cliniques et aux hôpitaux canadiens, le personnel active un simple « générateur » destiné à convertir les isotopes reçus en technétium 99m, juste avant l’arrivée du patient. Cette procédure a reçu l’aval de Santé Canada. Norton veille au traitement de l’abondante paperasse qu’exige le gouvernement fédéral pour tout composé appelé à être injecté dans le corps humain. Ainsi, le personnel de sites comme celui du Lawson Institute doit, en plus d’assumer le long processus de production, rendre intégralement compte à Santé Canada des pratiques qui en découlent.

Le technétium 99m produit par cyclotron n’affiche par ailleurs qu’une durée de vie utile de quelques heures, très faible comparativement aux 60 heures des isotopes produits par réacteur. Un cyclotron peut donc uniquement desservir les hôpitaux et les cliniques situés dans un rayon de quelques centaines de kilomètres. Les établissements plus éloignés doivent donc continuer à utiliser des isotopes produits en réacteur, ou diriger les patients vers des centres d’imagerie situés dans ce rayon.

Le second projet du Programme de contribution financière, piloté par ACSI, est mené en collaboration avec les centres cliniques associés aux universités de l’Alberta et de Sherbrooke, qui abritent déjà du matériel d’ACSI. Son objectif est le même : trouver par quoi remplacer les réacteurs pour la production d’isotopes.

Cet objectif est particulièrement précieux pour Éric Turcotte. Clinicien-chercheur à l’Université de Sherbrooke, M. Turcotte a été membre d’un groupe d’experts-conseils chargé d’exposer au gouvernement fédéral les options qui s’offraient à lui à la suite de l’arrêt du réacteur de Chalk River. Aujourd’hui à la tête du Centre d’imagerie moléculaire de Sherbrooke, il s’est trouvé aux premières loges pour observer l’augmentation de l’utilisation des cyclotrons à des fins médicales, enregistré depuis les années 1990.

Selon M. Turcotte, il est possible de remplacer les isotopes produits au moyen de réacteurs par des isotopes produits au moyen de cyclotrons. En novembre dernier, deux premiers patients se sont d’ailleurs vu injecter du technétium 99m produit par un cyclotron du Cross Cancer Institute à Edmonton. Cependant, en plus de forcer certains établissements à diriger les patients vers des centres d’imagerie situés près d’un cyclotron, le recours à de tels isotopes pose également un problème de prix.

Certes, le prix d’un cyclotron, soit 20 millions de dollars, ne représente qu’une partie du coût d’un réacteur nucléaire, mais les réacteurs nucléaires sont habituellement construits et gérés par un organisme gouvernemental. Tel a été le cas du réacteur NRU, à Chalk River, et tel est également le cas des réacteurs de Rosatom en Russie, qui permettent à Nordion d’importer des isotopes moins chers que ceux qui sont produits par les cyclotrons canadiens.

Les deux projets d’accélérateurs linéaires financés par le Programme de contribution financière visent à contrer ce problème grâce à la mise sur pied d’un système plus simple et moins cher. Bien que les accélérateurs linéaires soient moins puissants que la plupart des cyclotrons, il est possible qu’ils puissent convenir tout aussi bien, particulièrement en l’absence de cyclotrons situés dans un rayon acceptable. Les accélérateurs linéaires demeurent toutefois peu utilisés dans le domaine de l’imagerie médicale. C’est la raison pour laquelle les projets d’accélérateurs de ce type menés à Saskatoon et à Winnipeg progressent moins vite que les deux projets de cyclotrons.

En novembre dernier, les responsables des quatre projets ont confirmé qu’ils seraient en mesure de remettre leurs études de faisabilité respectives au gouvernement dès le mois de mars. Lors d’un atelier tenu à Ottawa, tous ont promis de communiquer des résultats complets, incluant les réponses aux questions techniques posées par le remplacement, possible ou non, des réacteurs actuels par des cyclotrons ou par des accélérateurs linéaires. M. Turcotte est toutefois inquiet : qu’adviendra-t-il si jamais le dépôt de ces études marque la fin des discussions? Si les isotopes injectés aux patients canadiens devaient continuer à provenir de Chalk River ou de Russie, peu d’éléments inciteraient à envisager des stratégies plus coûteuses.

M. Turcotte met en garde : pour qu’un réseau canadien de cyclotrons producteurs d’isotopes ait une chance de voir le jour, le gouvernement fédéral devra assumer une partie des coûts de sa construction. « Si le technétium provenant des réacteurs financés demeurait disponible sur le marché pendant encore de longues années, la technologie des accélérateurs aura beaucoup de mal à s’implanter. »

M. Turcotte s’attend toutefois à ce que les choses bougent éventuellement. Dans le cas contraire, une fois l’installation de Chalk River définitivement fermée en 2016, le Canada ne pourra plus compter que sur des fournisseurs étrangers pour s’approvisionner en isotopes : les protestations ne manqueront sûrement pas, et les participants au Programme de contribution financière ne baisseront certainement pas les bras. « D’après moi, dit-il, bien qu’il soit conscient du possible recours aux cyclotrons, le gouvernement risque de ne pas bouger durant des années, attendant la prochaine crise. »

Paul Schaffer, de TRIUMF, s’attend à ce que les choses stagnent tout autant en Colombie-Britannique en ce qui concerne les cyclotrons. Lui et ses collègues souhaitent vivement révolutionner le domaine de l’imagerie, même à l’insu de la plupart des Canadiens. Le recours à la technologie cyclotronique est plus qu’urgent, dit-il. « Il nous faut prouver que la production d’isotopes est possible non pas seulement dans le cadre de la recherche, comme cela a été démontré, mais également à l’échelle commerciale. »

Tim Lougheed est rédacteur scientifique à Ottawa et ancien président de l’Association canadienne des rédacteurs scientifiques. La recherche effectuée dans le cadre de cet article a été appuyée par une bourse en journalisme des IRSC.

Rédigé par
Tim Lougheed
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