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La culture des nombres

La manière de mesurer la science est le reflet de l’époque.

par BENOÎT GODIN | 08 NOV 10

La mesure de la science est devenue une industrie. Comment et pourquoi en est-on venu à mesurer une activité « culturelle » telle que la science?

La compilation de statistiques sur la science a débuté vers 1850, dans un contexte eugénique. Beaucoup jugeaient alors l’espèce humaine et sa qualité en déclin, estimant aussi que ceux qui contribuaient le plus à la civilisation, à savoir les sommités scientifiques du moment, ne généraient pas suffisamment d’émules. C’est ainsi qu’est née l’idée de dénombrer les scientifiques.
Le statisticien britannique Francis Galton a été le premier à le faire dès 1869 et a conclu au recul du nombre de scientifiques. En 1895, un de ses élèves, le psychologue américain James McKeen Cattell, s’est lancé dans une étude « scientifique » de la science, répertoriant des « hommes d’exception dans chaque discipline ». S’appuyant sur ce répertoire, il a dressé des statistiques qui ont été publiées régulièrement jusqu’à sa mort. En 1944, son répertoire recensait plus de 34 000 scientifiques.

En fonction du nombre d’experts dans chaque discipline, Cattell a établi un classement des plus grands scientifiques et des établissements auxquels ils étaient rattachés, dressant ainsi le premier tableau comparatif des universités. À la même époque, les psychologues ont commencé à compiler des statistiques pour démontrer que leur discipline était bel et bien une science. Ils ont été les premiers à comptabiliser systématiquement à cette fin les publications scientifiques de leurs pairs. Deux indicateurs, fondamentaux pour Catell, continuent de régir les évaluations menées aujourd’hui : la productivité, soit le nombre de scientifiques produits par chaque nation, et le rendement, c’est-à-dire la nature des travaux scientifiques récompensés pour leur apport à la société.

À partir des années 1940, les statistiques ont principalement été compilées par des organismes gouvernementaux spécialisés, et ciblaient principalement l’argent consacré à la recherche. En plus de contribuer au contrôle des dépenses du gouvernement en matière de recherche-développement, les statistiques ont acquis une valeur stratégique et ont été utilisées pour convaincre les bailleurs de fonds de consacrer davantage d’argent à ce secteur.

Cette démarche a notamment conduit à l’établissement des dépenses intérieures brutes en recherche-développement (DIRD) des pays de l’OCDE. Les DIRD correspondent au total des sommes consacrées à la recherche-développement dans quatre secteurs : l’industrie, les universités, les gouvernements et les organismes à but non lucratif. Bien qu’elles ne reposent pas sur des statistiques compilées à l’échelle nationale, mais plutôt sur les conclusions de diverses enquêtes, les DIRD (comme leur dérivé, le ratio DIRD-PIB) constituent l’indicateur le plus prisé qui soit dans les sphères politiques et stratégiques pour lesquelles, selon l’OCDE, « la simplification se pare parfois de certaines vertus ».

Les statistiques en sont ainsi venues à être regroupées dans un cadre comptable axé sur les coûts, recueillies par efficience, selon un principe qui suppose que l’accroissement des investissements multiplie les résultats. Vers le milieu du XXe siècle, on s’est mis à évaluer la science en fonction du nombre d’extrants scientifiques ou technologiques qu’elle engendrait, puis de son incidence sur la croissance économique et la productivité. De nos jours, les statistiques reposent toujours sur une démarche eugénique, mais prennent également en compte les organisations et leurs secteurs économiques.

Les membres de la société censés bénéficier de la science et du financement public ne font cependant pas l’objet de statistiques. Ils ne l’ont d’ailleurs jamais fait, bien que l’on discoure depuis des siècles sur les retombées bénéfiques de la science pour la société. La culture des nombres relève en réalité du culte de l’efficience économique.

La manière dont les statistiques sont utilisées aujourd’hui ne contribue pas vraiment à déceler et à encourager la science de haut calibre ou émergente. Il faudrait pour cela qu’elles portent sur la science novatrice, porteuse de changements, et non sur une science conservatrice aux résultats attendus. Hélas, les statisticiens ont opté pour une  vision très étroite de l’innovation, réduite à la contribution des inventions au progrès social : l’innovation se résume aux inventions utiles.

L’innovation demeure difficile à mesurer. La méthode américaine traditionnelle, fondée sur l’économétrie, consiste principalement à évaluer l’intégration de la technologie aux processus industriels, ou l’évolution technologique. La méthode européenne classique, assimile pour sa part l’innovation à la génération d’inventions technologiques au profit du marché. Elle repose sur des statistiques descriptives, qualifiées d’indicateurs, qui portent sur les étapes entre recherche et commercialisation. Bien que ces deux traditions s’ignorent, elles partagent certains postulats. Pour l’une et l’autre, l’innovation est avant tout affaire de sous. Les retombées de l’innovation technologique se mesurent en termes d’augmentation de la productivité et des parts de marché. L’évaluation de l’innovation repose sur le même fondement que celle de la science : le culte de l’efficience.

Benoît Godin est professeur à l’Institut national de la recherche scientifique à Montréal.

Rédigé par
Benoît Godin
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