Entre propagande et résistance, la musique est appelée à occuper une place ambivalente au fil de l’Histoire. C’est ce qu’a constaté Marie-Hélène Benoit-Otis, professeure à l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en musique et politique. Musicologue, pianiste et « mélomane dans l’âme », la chercheuse s’intéresse aux processus d’élaboration du discours musical, à la fois dans la théorie et la pratique. Son époque de prédilection? Les années 1940-1950, qui ont vu émerger des mécanismes-types repris plus tard dans divers contextes sociopolitiques. Plongée dans un parcours universitaire fascinant rythmé par la passion, le passé, la transdisciplinarité et la construction collective du savoir.
Contrairement à bon nombre d’instrumentistes né.e.s de parents qui l’étaient aussi, Mme Benoit-Otis doit son intérêt pour la musique à des cours d’éveil pour les enfants de quatre ans. Elle jette son dévolu sur le piano et poursuit sa formation en musique au cégep, avant de considérer deux voies possibles à l’université : pharmacie ou musicologie. « J’ai vécu une épiphanie en faisant mon choix de cours », se souvient la chercheuse qui anticipait plutôt une carrière de pianiste à l’orée de son orientation professionnelle. Mais c’est la collaboration impromptue avec l’une de ses collègues, alors en stage à la Bibliothèque nationale de France, qui donnera le la à sa spécialité universitaire. « Elle m’a demandé de l’aider car je parle allemand », raconte Mme Benoit-Otis qui détient aussi un diplôme de troisième cycle en études allemandes grâce au Centre canadien d’études allemandes et européennes.
Certains parlent de moment-clé, de révélation ou de déclic, Marie-Hélène Benoit-Otis, elle, raconte que cette expérience de collaboration universitaire a ouvert « la boîte de Pandore ». C’est décidé. Elle consacrera ses années de recherches à mieux comprendre comment et pourquoi la musique peut être mise au service de discours politiques. Dans ce domaine, la musique joue sur plusieurs partitions. Elle peut constituer un outil de propagande instrumentalisé par les autorités, ou au contraire, un élément de résistance revendiqué par les auditeurs et auditrices ou les musicien.ne.s. « Chanter en prison peut être un vecteur de résistance pour survivre, par exemple, dans les camps de concentration », illustre la chercheuse.
Matière malléable
Quel que soit le contexte, musique et politique restent intimement liées. Les politicien.ne.s en quête de votes ont souvent cherché à faire appel au rock and roll pour renforcer leur crédibilité, avec un résultat parfois mitigé. La chercheuse évoque la controverse musicale qu’a connue la campagne électorale de Justin Trudeau en 2019. En hymne du Parti libéral du Canada, le groupe anglophone ontarien The Strumbellas avait maladroitement traduit sa propre chanson en français, dont le résultat (On lève une main haute) avait décontenancé nombre d’oreilles francophones.
« Il arrive souvent que des partis politiques récupèrent des musiques et que ça ne fonctionne pas auprès du public ou que les artistes ne soient pas content.e.s. »
Une version ré-enregistrée et rectifiée fut accompagnée de plates excuses du chef libéral. « Il arrive souvent que des partis politiques récupèrent des musiques, relève Mme Benoit-Otis, et que ça ne fonctionne pas auprès du public ou que les artistes ne soient pas content.e.s. » Comme en Allemagne, où l’utilisation d’Angie par Angela Merkel en 2005, n’a pas plu à ses auteurs, les Rolling Stones, même si la politicienne avait obtenu les droits pour la diffuser lors de ses rassemblements.
Il arrive aussi qu’un même morceau connaisse des utilisations politiques aux antipodes. La Neuvième Symphonie de Beethoven, poursuit-elle, a aussi bien été récupérée par Hitler pour célébrer son anniversaire en 1937 et 1942, que pour souligner la chute du mur de Berlin en 1989. Cette versatilité d’usage s’explique notamment par le fait qu’« il n’y a pas de sémantique associée à la musique instrumentale, on peut lui faire dire ce que l’on veut, ça permet de construire un discours autour d’une œuvre », fait remarquer Mme Benoit-Otis qui a obtenu un doctorat en musicologie de l’Université de Montréal et de la Freie Universität Berlin (cotutelle) en 2010.
Neuf ans plus tard, à la faveur d’une initiative permettant à des chercheurs et chercheuses ayant obtenu leur diplôme le plus avancé 10 ans et moins auparavant de postuler à la création d’une chaire de niveau 2 (dite junior), la musicologue germaniste en propose une sur la musique et la politique. « Ultimement, Mme Benoit-Otis et son équipe cherchent à classifier les différents rôles politiques que la musique et les musiciens peuvent jouer dans la Cité, et plus particulièrement dans les sociétés actuelles», précise alors l’offre de projet.
Aura internationale
La structure qu’elle dirige comprend désormais 12 étudiant.e.s inscrit.e.s, sans compter qu’elle en cosupervise d’autres qui sont rattaché.e.s à divers départements. « En tout, il y a environ une vingtaine d’étudiant.e.s », se félicite la titulaire. Les projets de recherche, notamment internationaux, se multiplient au fil des ans. Parmi les travaux d’envergure, une équipe d’une douzaine de personnes s’est penchée sur les liens entre diplomatie et propagande musicales pour tenter de définir la différence entre les deux. « L’idée était de ratisser le plus largement possible en rassemblant les exemples disponibles, explique-t-elle. Nos premières conclusions illustrent une telle diversité d’usages que nous nous demandons s’il faut les clarifier, les catégoriser, ou s’il est préférable de les laisser dans leur diversité. »
« Il n’y a pas de sémantique associée à la musique instrumentale, on peut lui faire dire ce que l’on veut, ça permet de construire un discours autour d’une
œuvre. »
En août dernier, ses recherches ont fait l’objet d’une table ronde au 21e Congrès quinquennal de la Société internationale de musicologie, à Athènes, où elle a organisé une discussion sur la délicate frontière entre diplomatie et propagande dans les relations internationales, le terme diplomatie étant utilisé pour les contextes jugés moralement acceptables, et le terme propagande pour les utilisations plus problématiques de la musique, résume-t-elle.
La chercheuse s’est aussi récemment envolée vers la Nouvelle-Orléans pour participer au congrès 2022 de l’American Musicological Society où elle a présenté en compagnie de Cécile Quesney (Université de Rouen), une conférence sur les chansons de prison de la résistante Yvonne Oddon arrêtée en 1941. Tout au long de son séjour carcéral, Mme Oddon a gardé la trace des chansons qu’elle et ses codétenues ont inventées à partir de mélodies connues.
L’analyse des deux chercheuses porte sur l’importance du chant collectif sur des mélodies populaires pour maintenir le moral d’un groupe de prisonniers et prisonnières fortement politisé.e.s. Les chansons « soutenaient ainsi la solidarité et l’espoir sans lesquels il est impossible de survivre à la détention », ajoute Mme Benoit-Otis. Ce qui n’est pas sans rappeler les racines du blues qui a, à une autre époque, servi de moyen de résistance à l’esclavage et qui est un énième exemple du rôle de la musique comme ultime espace de liberté et d’humanité.