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La musique en tête

Des chercheurs canadiens ouvrent la voie à la compréhension des aspects neurologiques, psychologiques et cognitifs de la musique.

par JACOB BERKOWITZ | 15 JAN 14

Sur le flanc sud du Mont-Royal, à côté de la porte principale de l’Institut et hôpital neurologiques de Montréal qui surplombe la ville, figure une citation du célèbre fondateur de l’établissement, Wilder Penfield : « Le propos de la neurologie, c’est de comprendre l’homme lui-même. » [traduction libre]

Dans son bureau du premier étage du « Neuro », comme l’appellent ceux qui y travaillent, le neurochercheur Robert Zatorre tente de mettre la main sur un article de 1963 du docteur Penfield répertoriant « toutes les zones du cerveau stimulées par la musique ».

De 1934 à 1961, le docteur Penfield, neurologue et chirurgien du cerveau, a effectué des centaines d’opérations sur des patients, dans le but d’enrayer les crises dont ils étaient victimes. Avec une électrode de la taille d’une pointe de stylo, il stimulait doucement différentes zones du cerveau, notant ce que le sujet percevait : odeurs, images, sensations intenses ou sons. L’une des patientes soumises à ce traitement, la « patiente no 4 », a affirmé avoir clairement entendu la chanson White Christmas. Deux autres, les no 31 et 37, ont soutenu avoir respectivement entendu la Marche guerrière des prêtres de Mendelssohn et un air de Guys and Dolls de Gershwin. Le docteur Penfield avait à l’époque noté qu’ils avaient clairement perçu ces airs et les rythmiques exactes par l’entremise de leur cerveau.

« Aujourd’hui, 40 ans plus tard, la neuroimagerie permet de mener des expériences pour étudier ce phénomène », souligne M. Zatorre, pionnier de l’usage de cette technologie pour observer la manière dont le cerveau réagit à la musique et l’apprécie.

À l’époque de la publication de l’article phare du docteur Penfield sur la localisation fonctionnelle de la musique dans le cerveau, pratiquement aucun psychologue ou neurochercheur n’étudiait la musique et le cerveau. De nos jours, 50 ans plus tard, la musique, sous toutes ses formes, est devenue un outil privilégié d’étude du cerveau sans la moindre chirurgie.

Au cours des 40 dernières années, les chercheurs canadiens ont été de véritables chefs de file de ce tout nouveau domaine de recherche (voir encadré en bas). Avec Montréal comme centre nerveux, un réseau d’instituts canadiens solidement financés a vu le jour, parmi lesquels ceux des universités McGill, de Montréal, Ryerson et McMaster. Générateurs d’un grand nombre de publications, ces instituts ont su attirer les étudiants aux cycles supérieurs et permettre l’émergence d’un dynamique milieu canadien de la recherche sur la musique et le cerveau.

La musique au cœur de l’Homme

Un demi-siècle après les observations initiales du docteur Penfield sur la musique et le cerveau, les chercheurs estiment que rien ne permettrait mieux que la musique de cerner les subtilités de ce qui nous fait réagir. La musique est, avec le langage, l’une des seules formes d’expression culturelle commune à tous les hommes. La plupart des chercheurs estiment d’ailleurs qu’elle est propre à l’homo sapiens, en dépit de l’existence du chant des oiseaux, « plus proche du langage que de la musique », précise M. Zatorre.

Les études par neuroimagerie ont peu à peu montré que le docteur Penfield n’avait découvert que la pointe de l’iceberg. La musique ouvre en effet une fenêtre unique sur la complexité du cerveau. « La musique est traitée dans l’ensemble du cerveau, qui ne comporte pas de zone de la musique proprement dite », affirme Lola Cuddy, de l’Université Queen’s, pionnière en matière de psychologie de la musique. Cela tient au fait que la musique est beaucoup plus qu’un son.

Les chercheurs qui se penchent sur le cerveau et la musique étudient cette dernière en lien avec le mouvement (Daniel Levitin, de l’Université McGill, signale à ce propos qu’un même mot désigne la musique et la danse dans la plupart des cultures), la vision, la mémoire et le langage, ainsi qu’avec ses résonnances émotionnelles et ses aspects liés à la génétique et à l’évolution. Ils épluchent la musique note par note afin de cer-ner le mécanisme qui fait qu’elle nous touche.

Telle est la nature du travail mené au laboratoire MAPLE (Music, Acoustics, Perception and LEarning) de l’Université McMaster, le premier laboratoire d’étude de la musique et du cerveau centrée sur les percussions. « Le MAPLE est probablement le seul laboratoire de psychologie du monde à posséder un marimba », affirme son fondateur et directeur, le psychologue Michael Schutz, qui est également percussionniste professionnel et dirige l’ensemble de percussions de l’Université McMaster.

L’équipe de M. Schutz a récemment révélé avoir constaté que le fait de taper du pied ou de claquer des doigts aide l’auditeur à garder le rythme pendant un silence. « Beaucoup de mes amis percussionnistes jugent cela si évident qu’ils ne comprennent pas qu’on puisse être payé pour étudier ce phénomène », précise M. Schutz, qui a obtenu plus de un million de dollars de financement de recherche depuis la création du MAPLE en 2009, dont 430 000 $ de la Fondation canadienne pour l’innovation.

Selon M. Schutz, ces « évidences » ouvrent paradoxalement une voie nouvelle vers la compréhension de la complexité de l’intégration sensorielle au sein du cerveau. Une étude dirigée par le chercheur a par exemple montré qu’un joueur de marimba est en mesure de créer une illusion auditive : bien que chaque note émise par l’instrument soit de même durée, que les lames soient frappées rapidement ou lentement, il est possible de créer chez l’auditeur l’impression de notes plus longues ou plus courtes.

« J’ai été renversé de voir à quel point l’information visuelle influence la perception musicale, précise M. Schutz. Ce constat est pourtant contraire à l’ensemble de la documentation sur l’intégration audiovisuelle, selon laquelle l’acuité auditive est supérieure à l’acuité visuelle. »

Selon M. Zatorre, qui travaille au Neuro depuis l’acquisition par celui-ci du premier tomodensitomètre au Canada en 1981, le fait de pouvoir visualiser l’effet de la musique sur le cerveau « a permis aux chercheurs d’aborder des questions beaucoup plus complexes ».

En avril 2013, M. Zatorre et Valorie Salimpoor (alors étudiante au doctorat et désormais chercheuse au Rotman Research Institute de Baycrest axé sur les sciences de la santé à Toronto) ont publié dans Science les résultats d’une étude établissant clairement le lien entre musique, émotion et neurotransmetteurs. Grâce à la neuroimagerie, ils ont littéralement pu voir le cerveau d’un sujet libérer de la dopamine, un important neurotransmetteur lié au plaisir, plusieurs secondes avant même le sommet du crescendo émotionnel d’une musique donnée. Une étape importante dans l’étude du cerveau et de la musique a été franchie.

Sur le flanc du Mont-Royal opposé à celui du Neuro, Isabelle Peretz, neuropsychologue cognitiviste à l’Université de Montréal, fait office de pionnière en matière d’étude de l’amusie, une affection autrefois appelée « surdité musicale » qui touche environ deux personnes sur 100.

Mme Peretz œuvre au BRAMS, ou Laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et le son, qu’elle a fondé avec M. Zatorre en 2007. Coincé entre le cimetière du Mont-Royal et le verdoyant arrondissement Outremont, le BRAMS occupe une aile rénovée à grands frais du premier étage d’un ancien couvent. Il accueille environ 100 étudiants venus du monde entier, au premier cycle, aux cycles supérieurs et au postdoctorat.

L’an dernier, l’équipe de Mme Peretz a rapporté avoir décelé le tout premier cas d’amusie congénitale chez un enfant, en l’occurrence une fillette montréalaise de 10 ans dirigée vers le BRAMS par un directeur de chorale patient, mais découragé. Ce cas n’était pas sans rappeler celui de Monica, qui fut à l’origine du rapport phare publié par Mme Peretz en 2002. Montréalaise intelligente et structurée de 37 ans, Monica avait été repérée par Mme Peretz grâce à la parution dans la presse locale d’une petite annonce visant à recruter des sujets.

« Je n’avais jamais vu un cas comme ça, raconte Mme Peretz. C’était terrible. Monica était incapable de chanter, voire même de reconnaître la mélodie de Joyeux anniversaire. Elle ne distinguait pas les tonalités. » Mme Peretz est parvenue à démontrer que l’amusie découle justement de cette incapacité à distinguer non pas le rythme, mais les tonalités.

Mme Peretz fait aujourd’hui office de chef de file de la recherche mondiale visant à déceler les premiers gènes liés à la musique (potentiellement issus d’après elle de mutations des gènes qui président à la formation des neurones frontotemporaux dans le cerveau). Ce type de recherche s’inscrit dans la foulée de la découverte, en 2011, du gène FOXP2, le premier gène associé à un désordre héréditaire de la parole et du langage à avoir été découvert.

Selon Mme Peretz, la recherche sur les gènes liés à la musique « n’en est qu’à ses débuts ». Le BRAMS travaille actuellement à l’analyse moléculaire de l’ADN des membres d’une famille nombreuse souffrant d’amusie multigénérationnelle.

Musique et santé

La recherche fondamentale sur les interactions entre musique et neurones confère une nouvelle légitimité à la musicothérapie et génère de nouveaux outils à son profit. « La musicothérapie est une pratique très ancienne. Pendant longtemps, le milieu scientifique ne croyait pas à ses vertus, mais les choses changent », explique le psychologue cognitiviste Frank Russo, fondateur en 2005 du laboratoire SMART (Science of Music, Auditory Reseach and Technology) à l’Université Ryerson.

Selon M. Russo, la recherche sur la musique et le cerveau génère des données empiriques qui démontrent, ou pas, l’efficacité des diverses formes de musicothérapie, désormais qualifiées de « thérapies neurologiques fondées sur la musique ». Cette façon de concevoir les essais cliniques sont en partie à l’origine de la mise sur pied de l’ambitieuse équipe de recherche Music and Health Research Collaboratory, à l’Université de Toronto.

En mars dernier, Daniel Levitin, psychologue à l’Université McGill et chef de file en matière de recherche sur la musique et le cerveau, a cosigné une première analyse à grande échelle des effets de la musique sur la santé. (Il a depuis fait savoir qu’il quittait l’Université McGill pour devenir doyen de la faculté des arts et des sciences humaines des Minerva Schools, à San Francisco.) Résumant les conclusions de plus de 400 études scientifiques, cette analyse signale qu’il a été cliniquement démontré que le fait de jouer et d’écouter de la musique peut contribuer à stimuler le système immunitaire et à réduire le stress. L’écoute de musique serait même plus efficace que les médicaments pour réduire le stress préopératoire chez les patients.

Il est d’ores et déjà clairement établi que la musique a bien plus que des vertus apaisantes : les chansons et les rythmes peuvent en effet aider à reprogrammer le fonctionnement du cerveau pour compenser les dommages qu’il a subis. Le cas le plus connu à cet égard est celui de Gabrielle Giffords, ancienne membre du Congrès américain touchée par balle du côté gauche du cerveau en 2011. À sa sortie du coma, Mme Giffords ne savait plus parler, mais savait toujours chanter. Pour restaurer ses aptitudes linguistiques, les musicothérapeutes ont utilisé une technique souvent employée auprès de victimes d’AVC appelée thérapie par intonations mélodiques, qui consiste à utiliser une mélodie pour faire basculer le centre cérébral du langage de l’hémisphère gauche à l’hémisphère droit.

M. Russo, du laboratoire SMART de l’Université Ryerson, espère pour sa part parvenir à tirer parti des liens neurologiques entre musique, mouvement et émotion pour rendre aux patients atteints de Parkinson leur expressivité perdue. À l’Université Western, la neuroscientifique cognitiviste Jessica Grahn cherche à établir comment le rythme pourrait, un peu comme un déambulateur sonore, aider les patients atteints de cette maladie ou d’autres troubles moteurs à améliorer leur démarche et leur équilibre.

À l’heure où les chercheurs sur la musique et le cerveau entreprennent un nouveau demi-siècle de recherches, ils découvrent que la musique n’est pas qu’indissociable de l’Homme : elle pourrait bien être la dernière chose à laquelle beaucoup d’entre nous auront encore accès en fin de vie. Mme Cuddy, psychologue à l’Université Queen’s, dirige actuellement une étude par neuroimagerie portant sur des patients atteints de la maladie d’Alzheimer qui vise à déterminer pourquoi, quand pratiquement toutes les fonctionnalités mentales ont disparu, la perception musicale demeure.

« C’est fascinant, s’exclame Mme Cuddy. Nous suivons actuellement un ou deux patients atteints de démence avancée qui ne reconnaissent plus leurs familles, mais la musique, si! »

Jacob Berkowitz est rédacteur scientifique à Almonte, en Ontario. Il est l’auteur de
The Stardust Revolution: The new story of our origins in the stars.

Les origines d’une nouvelle science

L’intérêt grandissant pour la musique et le cerveau à l’heure actuelle est à mille lieues du désintérêt qu’affichaient les chercheurs quand, en 1969, Lola Cuddy a mis sur pied le premier laboratoire pilote canadien axé sur la psychologie musicale à l’Université Queen’s.

« On ne parlait guère du cerveau et de la musique à l’époque, compte tenu de l’absence d’aspects comportementaux mesurables (comme dans le cas d’un animal confronté à un labyrinthe) » explique Mme Cuddy, grande dame canadienne de la psychologie musicale et professeure émérite à l’Université Queen’s, qui dirige toujours un laboratoire de recherche.

Elle explique qu’il a fallu attendre la révolution engendrée par la psychologie cognitive pour que les chercheurs s’intéressent à la musique et au cerveau. Plutôt que d’opter pour une démarche fondée sur l’étude de comportements physiques observables, les psychologues cognitivistes étudient le cerveau par l’entremise d’éléments liés à celui-ci, mais non directement observables, comme la mémoire ou les sentiments. Cette nouvelle démarche a profondément modifié la manière dont les psychologues perçoivent la musique.

« Jusqu’alors, tous percevaient la musique comme un art, une forme d’expression culturelle indigne d’attention », raconte la neuropsychologue cognitiviste d’origine belge Isabelle Peretz qui, au début des années 1980, a renoncé à une carrière de guitariste classique pour étudier la psychologie musicale à l’Université de Montréal.

En 2007, grâce à subvention de 14 millions de dollars de la Fondation canadienne pour l’innovation, Mme Peretz et son collègue Robert Zatorre ont fondé ensemble le BRAMS, ou Laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et le son, devenu depuis une référence mondiale. Dotés des dernières technologies en matière d’imagerie cérébrale et de musique numérique, les laboratoires comme le BRAMS permettent aux chercheurs d’observer les interactions entre cerveau et musique par des moyens jadis inimaginables.

Les travaux d’avant-garde des chercheurs canadiens « ont poussé toute une génération d’étudiants comme moi à s’intéresser à ce domaine », souligne dans un courriel le psychologue cognitiviste Daniel Levitin, jusqu’à tout récemment à l’Université McGill et auteur de succès de libraire comme This Is Your Brain on Music qui ont su attirer l’attention du public sur les aspects psychologiques de la musique.

Rédigé par
Jacob Berkowitz
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