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La salle de classe réinventée

Exemple de réussite d’une entreprise technologique canadienne, Desire2Learn a pris naissance dans une salle de classe.

par ROSANNA TAMBURRI | 10 AVRIL 13

Nous sommes lundi matin, et les nombreux étudiants des programmes coopératifs récemment embauchés occupent tout le couloir du quatrième étage des locaux de Desire2Learn Inc., fin prêts à commencer leur semestre de travail. Situés dans un édifice de brique beige de la fin du XIXe siècle à Kitchener, en Ontario, où prenait autrefois place l’atelier d’un tanneur et d’un fabricant de selles de cuir, les bureaux à aire ouverte de l’entreprise fourmillent de jeunes employés en grande discussion. L’immeuble compte plusieurs cafétérias offrant de la nourriture gratuite et, bien entendu, des tables de ping-pong et de baby-foot, comme dans toute entreprise de haute technologie digne de ce nom.

John Baker, chef de la direction, entre dans la salle, vêtu d’un jeans, d’une chemise à col ouvert et d’un blazer bleu. Il ne paraît pas beaucoup plus âgé que ses stagiaires, malgré ses 36 ans. En fait, il avait le même âge qu’eux lorsqu’il a fondé l’entreprise, en 1999. Il en était alors à sa troisième année d’études en génie et conception des systèmes à l’Université de Waterloo, à quelques coins de rue de là. Il prévoyait faire un doctorat ou devenir concepteur d’appareils biomédicaux.

En observant autour de lui pendant ses cours au baccalauréat, il a constaté que les étudiants continuaient à prendre des notes manuscrites, comme auparavant, malgré toutes les percées technologiques. Le jeune étudiant en génie a proposé à ses professeurs de les aider à offrir le contenu de leurs cours en format électronique, ce que quelques-uns ont accepté. Cette aventure a pris la forme d’un emploi d’été, puis, comme il n’avait pas gagné suffisamment d’argent pour payer sa quatrième année d’études, il a continué à exploiter son entreprise.

Aujourd’hui, Desire2Learn, ou D2L, joue un rôle prépondérant sur le marché mondial des systèmes de gestion de l’apprentissage (SGA). Un grand nombre de collèges et d’universités utilisent ces plateformes afin d’offrir des cours en ligne et d’enrichir les échanges en classe. Les professeurs se servent des SGA pour concevoir les cours et afficher du contenu en ligne et les étudiants, pour accéder aux documents à lire, répondre à des tests et remettre leurs travaux.

Les SGA ont profondément transformé l’enseignement, indique Stephen Downes, chercheur principal au Conseil national de recherches du Canada (CNRC) et spécialiste de l’apprentissage en ligne et des nouveaux médias. Comme les professeurs affichent les notes de cours et les lectures en ligne, ils peuvent réserver le temps en classe à la résolution de problèmes, à des périodes de questions et à des activités de pédagogie active, d’où le concept de « classe inversée ».

Le marché nord-américain des SGA est évalué par certains à plus de 1,5 milliard de dollars. Outre les établissements postsecondaires, ce marché englobe maintenant des écoles primaires et secondaires, des conseils scolaires, des organismes gouvernementaux et des sociétés, qui se servent des SGA pour la formation professionnelle. Les collèges et universités demeurent néanmoins les principaux clients de D2L et représentent environ 60 pour cent de son chiffre d’affaires.

Selon ce qu’affirme M. Baker, D2L détient de 12 à 15 pour cent du marché international des SGA utilisés par les collèges et les universités et, au Canada, sa part de marché avoisine les 35 pour cent. Les joueurs dominants sont Blackboard Inc., entreprise établie à Washington D.C., et Moodle, qui offre un SGA gratuit à libre accès.

Depuis environ un an toutefois, D2L gagne rapidement du terrain. L’entreprise a presque doublé son effectif, qui atteint 670 employés, et compte plus de 700 clients à l’échelle mondiale. (D2L est une société privée et ne communique pas ses renseignements financiers.) L’an dernier, elle a réuni 80 millions de dollars en capital de risque en vue de sa croissance future. En plus de l’Amérique du Nord, elle a maintenant des bureaux en Europe, au Brésil, à Singapour et en Australie.

À la fin de janvier, lorsqu’une panne du système de D2L est survenue pendant l’intégration d’une nouvelle plateforme de stockage de données, des établissements entiers au Canada et aux États-Unis ont été gravement perturbés, et les étudiants se sont rués sur Twitter pour exprimer leur mécontentement. D2L a indiqué que la panne avait touché environ 25 pour cent de ses clients, pendant 72 heures dans certains cas. « Les étudiants et les employés étaient frustrés avec raison, a écrit M. Baker dans un message d’excuses sur le site Web de D2L. Nous allons travailler à regagner votre confiance en nos systèmes. Je suis convaincu que nous y parviendrons. »

L’entreprise bénéficie actuellement d’un taux de fidélisation de la clientèle de 98 pour cent. Cependant, Phil Hill, consultant en technologie éducative et analyste de marché en poste en Californie, croit que cette interruption de service, la plus importante qu’ait connue D2L, pourrait coûter cher à l’entreprise, reconnue pour la fiabilité de son service.

Toutefois, D2L a vu pire. En 2008, un jury de la cour du district est du Texas a conclu que le SGA de D2L comprenait une technologie de Blackboard protégée par brevet et l’a condamnée à verser à l’entreprise américaine une indemnité de plus de 3 millions de dollars. D2L a porté la décision en appel et a obtenu gain de cause. M. Baker admet toutefois que cette aventure a grandement nui à l’entreprise. Il lui en a coûté des millions de dollars en frais judiciaires et, bien que son entreprise ait réussi à conserver ses clients actuels, elle en a perdu d’autres potentiels. « Nous nous sommes battus pour la survie de l’entreprise », affirme M. Baker.

Par la suite, D2L a connu du succès et s’est imposé parmi les concurrents viables des principaux fournisseurs de SGA, explique M. Hill, ce qui a stimulé sa croissance. Les clients étaient attirés par la plateforme souple et facile à utiliser de D2L, qui permet aux établissements d’adapter la gestion du système. Le marché nord-américain des SGA atteindra bientôt son seuil de saturation, ce qui n’empêche pas D2L de poursuivre sa croissance. Pour y arriver, elle s’approprie des parts de marché de ses concurrents, se tourne vers des marchés étrangers et lance de nouveaux produits, comme son logiciel d’analyse de l’apprentissage.

À partir des données saisies dans le SGA, par exemple les notes obtenues dans les travaux et les examens, ces technologies prédictives analysent le rendement des étudiants et fournissent des prévisions de leurs progrès. Le programme d’analyse de D2L permet de prédire avec exactitude la note finale d’un étudiant, souvent dans les deux premières semaines d’un cours, affirme M. Baker. L’objectif est de repérer tôt les étudiants qui risquent d’échouer, de déterminer la cause de leurs difficultés et de permettre aux professeurs d’adopter des stratégies pour les aider. « L’étudiant est-il démotivé? Souffre-t-il de ne pas avoir d’amis? A-t-il trop de travaux dans ses autres cours? Nous voulons fournir une bonne analyse aux professeurs afin qu’ils puissent intervenir adéquatement », ajoute M. Baker.

Selon lui, l’analyse de l’apprentissage aide aussi à mettre au point des stratégies adaptées aux besoins particuliers d’un étudiant. « Comme les professeurs connaissent et comprennent le rendement de chaque étudiant, ils peuvent concevoir des ressources, des activités et des parcours d’apprentissage variés, en plus de traiter chaque étudiant de façon personnalisée. »

Pour renforcer ses outils d’analyse, D2L a acquis Degree Compass en 2013. Il s’agit d’une application Web qui aide les étudiants à choisir les cours et les programmes qui conviennent le mieux à leurs aptitudes, à accroître leur taux de réussite et à réduire le délai d’obtention de leur diplôme.

Jeff McDowell, vice-président du développement de marchés de D2L, compare les propositions du système à de « véritables conseils donnés aux étudiants ». Degree Compass ne remplace pas les conseillers d’orientation professionnelle et n’empêche pas les étudiants de faire des choix en fonction de leurs intérêts, mais si un étudiant désire suivre des cours en sciences humaines et obtient de bonnes notes, l’application en tiendra compte. Degree Compass fonctionne comme Netflix pour le choix des films, explique M. McDowell. Les utilisateurs peuvent faire abstraction des propositions du système et utiliser le catalogue général. « Ce qui est intéressant avec Netflix, c’est qu’il fonde ses recommandations en fonction des films qui ont été appréciés, indique-t-il. Il s’agit d’un système adaptatif qui évolue au fil du temps. »

Degree Compass a été conçu par Tristan Denley, provost et vice-recteur aux affaires universitaires de l’Université d’État Austin Peay, au Tennessee. L’application est utilisée par cette université et par trois autres établissements postsecondaires du Tennessee. D2L prévoit l’offrir bientôt à grande échelle.

Les outils d’analyse de l’apprentissage en sont encore à leurs débuts, mais ils présentent un immense potentiel, estime M. Downes du CNRC. La plupart des programmes actuels font le suivi de « paramètres de base », comme les notes des étudiants, la fréquence à laquelle ils se branchent au système et le nombre de billets qu’ils publient dans un forum de discussion. Toutefois, « cette technologie permettra un jour d’analyser la manière d’utiliser les mots et de décrire certains concepts », prédit M. Downes.
Tous ne sont pas de cet avis. « Je crois que [les fournisseurs de technologie] exagèrent l’intérêt que présentent les outils d’analyse », déclare M. Hill, analyste de l’industrie. Selon lui, la réticence du système d’enseignement supérieur envers le changement expliquera en partie la lenteur de l’adoption de ces outils. « Le marché n’est pas mûr pour une véritable transformation, même si les produits existent déjà. » Il ajoute que ce sont les services et non la technologie qui aident le plus les étudiants à réussir.

Peter Wolf, directeur du Centre for Open Learning and Educational Support de l’Université de Guelph, voit un autre problème dans les technologies d’apprentissage prédictives : la protection des renseignements personnels des étudiants. Il est formidable d’avoir accès à l’information, soutient-il, mais les établissements doivent apprendre à l’utiliser de façon éthique et avec intégrité.

L’Université de Guelph est le premier établissement d’importance à être devenu un client de D2L, et elle continue d’appuyer fermement l’entreprise. « L’équipe de D2L n’est pas constituée de gourous de la technologie qui conçoivent uniquement des outils amusants et sophistiqués. Elle accorde aussi de l’importance à l’aspect pédagogique, indique M. Wolf. En outre, il s’agit d’une entreprise canadienne. »

L’Université songe à entreprendre un projet pilote pour examiner comment utiliser son SGA afin d’évaluer les résultats d’apprentissage des étudiants. Récemment, elle a mis à l’essai le dossier en ligne de D2L, une sorte de relevé électronique parascolaire qui recense les expériences des étudiants pendant les stages de travail, leurs publications et leurs activités à l’extérieur de l’université. Les étudiants peuvent même soumettre leur dossier à de futurs employeurs.

D2L voit aussi de nouveaux débouchés sur le marché florissant des cours en ligne gratuits. Elle a récemment collaboré avec M. Downes du CNRC, qui a créé le logiciel du premier « Massive Open Online Course » (MOOC), ou cours en ligne ouvert à tous, offert au Canada. Cette collaboration visait la conception d’une nouvelle plateforme de MOOC. D2L travaille maintenant avec plusieurs établissements des États-Unis qui souhaitent offrir des MOOC.

D’après M. Hill, 2013 sera une année charnière, qui déterminera si D2L et d’autres fournisseurs de SGA peuvent percer le marché des MOOC. Lorsque les premiers MOOC à grande échelle ont été offerts aux États-Unis l’an dernier, aucun des principaux fournisseurs, comme Coursera ou Udacity, ne se sont servis des SGA existants; ils ont préféré créer leur propre plateforme. « Les fabricants de SGA peuvent considérer [les MOOC] comme une menace ou bien y voir des possibilités de croissance qu’ils n’avaient pas prévues », avance M. Hill.

Quoi qu’il en soit, les clients les plus fidèles de D2L demeurent convaincus qu’un bel avenir attend l’entreprise. Liesel Knaack, directrice du Centre for Innovation and Excellence in Learning de l’Université de l’Île de Vancouver, a supervisé la transition récente de la plateforme de Moodle à celle de D2L qu’a effectuée l’Université. Mme Knaack a montré à 150 professeurs comment se servir de la toute dernière plateforme d’apprentissage de D2L et a été impressionnée par les résultats. Elle affirme qu’il est très facile de monter un cours avec l’outil de création de cours et de conception pédagogique de D2L. Mme Knaack apprécie également l’importance qu’attache D2L à la pédagogie : « [John Baker] a lancé une entreprise à l’écoute des enseignants et conçu un produit répondant à leurs besoins. » Selon elle, cette orientation s’explique par le passé de M. Baker.

Ce dernier est né à Terre-Neuve et a grandi dans cette province ainsi qu’en Ontario, au sein d’une famille d’éducateurs. Ses deux parents et son grand-père étaient des enseignants. Avec le recul, « je dirais que cela m’a beaucoup influencé, affirme-t-il. Il est très facile de comprendre à quel point l’éducation est déterminante quand on voit des étudiants accourir vers vos propres parents, même 10 ou 20 ans plus tard, et leur dire qu’ils ont été les meilleurs enseignants et qu’ils ont changé leur vie. »

D2L souhaite jouer un rôle tout aussi crucial dans la vie des gens. « Nous en sommes encore au tout début, déclare M. Baker. Je sens que nous commençons tout juste à avoir une incidence sur la transformation de l’enseignement. » Si D2L gagne son pari, M. Baker prévoit que dans cinq ans, les établissements d’enseignement afficheront de meilleurs taux de réussite et de maintien aux études, que les étudiants seront plus heureux et motivés qu’actuellement et que moins d’obstacles empêcheront les étudiants à faible revenu et les autres étudiants sous-représentés à faire des études supérieures.

Il entrevoit une autre grande transformation, qui touchera cette fois la collaboration entre le milieu de l’éducation et le marché du travail. « Le temps est fini où les établissements formaient des étudiants et n’avaient plus à s’en soucier par la suite. Je crois que nous devons offrir une formation continue aux travailleurs. La relation entre les établissements d’enseignement et le milieu de travail changera considérablement dans les prochaines années. »

Et, si M. Baker parvient à ses fins, D2L jouera aussi un rôle important dans cette transformation.

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Rosanna Tamburri
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