Lorsque l’ancien président de la Réserve fédérale des États-Unis, Alan Greenspan, s’est adressé au Congrès en octobre dernier, il a dit aux législateurs américains que l’effon-drement économique avait révélé « une faille dans le modèle » qu’il n’avait pas prévue : des banques exploitées en fonction de leur propre intérêt ne sont pas autoréglementées pour protéger les institutions et les intérêts des actionnaires.
Cette déclaration exprimait avec force l’échec intellectuel des théories économiques contemporaines. Elle illustrait que, loin des batailles politiques rangées, mêmes les économistes les plus inspirés ne pouvaient expliquer comment nous nous étions retrouvés au bord du précipice, et comment éviter de répéter les mêmes erreurs.
Tôt ou tard, il faudra que quelqu’un explique ce qui s’est passé, et la tâche reviendra inévitablement aux économistes, Canadiens comme Américains.
« Il s’agit d’un moment historique, déclare Fletcher Baragar, professeur d’économie à l’Université du Manitoba. Toute notre formation nous donne les outils pour comprendre et expliquer ce qui se passe. »
Stephen Gordon, professeur d’éco-nomie à l’Université Laval et auteur d’un blogue populaire intitulé Worthwhile Canadian Initiative, est du même avis. « La situation me rappelle les années 1970 et l’émergence de la stagflation, raconte M. Gordon. Il s’agissait d’un phénomène nouveau que nous n’avions jamais vraiment connu auparavant. Plusieurs économistes ont d’ailleurs reçu un prix Nobel pour avoir essayé de l’expliquer. »
Une population confuse est forcé-ment avide de trouver des réponses.
Peu de temps après que le géant de l’investissement international Lehman Brothers eut stupéfié Wall Street en déclarant faillite en septembre dernier, M. Baragar et quelques collègues du département ont organisé une table ronde non officielle à l’Université pour discuter de l’essor de la crise. « La salle était pleine à craquer, dit-il, et des dizaines de personnes étaient attroupées à la porte. Les journalistes téléphonaient parfois jusqu’à cinq ou six fois par semaine » pour demander des explications sur ce qui se passait.
« Il est devenu plus facile d’enseigner [l’économie], déclare M. Gordon. J’enseigne un cours de macroéconomie internationale et je n’ai plus aucun problème à maintenir l’intérêt des étudiants pour une matière que les gens trouvent habituellement plutôt ennuyeuse. »
Voici les points de vue d’autres grands penseurs du milieu de l’économie sur l’impact que la crise économique mondiale pourrait avoir sur l’enseigne-ment et la recherche dans ce domaine au Canada.
Mintz : Mea culpa
Il y a deux ans, lorsque l’Université de Calgary a annoncé avoir recruté Jack Mintz pour diriger sa toute nouvelle École d’études politiques, l’établissement ne se rendait peut-être pas compte de l’opportunité de son choix.
La nouvelle école souhaite apporter rapidement une contribution importante aux grands débats sur la politique publique au Canada. Bien peu de sujets sont susceptibles d’éclipser, dans l’immédiat, celui du ralentissement économique, et M. Mintz est prêt à aider à diriger le débat.
En fait, à titre d’ancien président de l’Institut C.D. Howe et de spécialiste renommé des politiques fiscales et financières, M. Mintz s’est retrouvé en plein dedans. Lorsque le ministre des Finances, Jim Flaherty, a mis sur pied un conseil consultatif composé d’éminents gens d’affaires et d’experts financiers afin de le conseiller sur la manière d’aider le pays à faire face à la crise, M. Mintz a été le seul universitaire invité à en faire partie.
En réponse aux accusations de certains milieux selon lesquelles les économistes n’avaient pas surveillé les points chauds des économies occidentales avec toute la rigueur nécessaire, M. Mintz plaide coupable.
« Nous, les économistes, sommes coupables ne pas avoir vu à temps les anomalies du système financier, reconnaît-il, indiquant que les investis-seurs, les emprunteurs et les gouverne-ments n’ont pas su non plus interpréter les signes du marché. »
M. Mintz s’attend à ce que la « sous-évaluation du risque », qui a joué un rôle clé dans la débâcle économique, devienne un sujet abondant de recherche dans les prochaines années.
« Les économistes devront expliquer pourquoi le risque a été à ce point sous-évalué au cours des 20 dernières années. »
Redish : Des modèles économiques en transformation
Angela Redish, professeure à l’Université de la Colombie-Britannique, est l’une des spécialistes de l’histoire monétaire les plus respectées au pays, et elle a été conseillère auprès de la Banque du Canada. Elle sait très bien que la récession mondiale actuelle a déchiré des millions de gens, particulièrement ceux qui ont perdu leur emploi, et rien de tout cela ne l’amuse. Toutefois, la crise rend son travail des plus intéressants puisqu’elle est témoin d’une page de l’histoire.
« C’est un peu gênant à dire, mais la situation actuelle est un plaisir intellectuel enivrant pour une spécialiste de l’histoire monétaire. »
Mme Redish a formé une équipe d’universitaires – historiens de l’économie, économistes du travail, experts de la finance, ainsi que des juristes et des politologues – pour étudier la crise sous divers points de vue. « Comment ce monstre s’est-il développé sans que nous ne nous en apercevions? », se demande-t-elle, ajoutant que les gens qui possèdent une expertise dans divers aspects de l’économie « ne communiquent pas nécessairement entre eux ».
Les crises économiques laissent toutes sortes d’héritages. Le filet de sécurité sociale que nous connaissons aujourd’hui est né de la grande dépression. « Il est intéressant de se demander quels programmes seront créés en réponse à la crise actuelle, et quelles répercussions ces programmes auront pour la société. »
Une crise comme celle que nous connaissons touche la discipline même de l’économie. « Des répercussions sont ressenties sur les modèles économiques émergents », souligne-t-elle. Après la crise asiatique de 1997, « on a beaucoup parlé de la mentalité de troupeau [lorsque les investisseurs se sont retirés en masse de la région] comme étant un des facteurs aggravants de la crise ».
« Les modèles comportementaux ne sont pas encore au centre des théories de l’économie, explique Mme Redish, mais la crise actuelle pourrait faire changer les choses, car la témérité généralisée est un facteur qui y a grandement contribué. Les modèles comportementaux pourraient gagner en popularité, et les modèles qui mettent l’accent sur l’efficacité du marché boursier, connaître un déclin. »
Baragar : Longue vie à Karl Marx
Peut-il y avoir un avantage à une crise économique? Fletcher Baragar pense que oui, du moins en matière de vitalité de l’économie comme discipline universitaire.
M. Baragar fait partie de ces économistes selon qui il n’est pas fou de penser que les théories de Karl Marx peuvent encore être pertinentes de nos jours, surtout pour cerner certaines imperfections du système capitaliste.
« Marx s’intéressait aux sources d’instabilité qui ont tendance à se propager en temps de crise, précise-t-il. Le troisième volume de Das Kapital, qui n’a pas encore été entièrement décortiqué, contient des idées d’une grande richesse. »
Ce n’est pas le genre d’énoncé qui, jusqu’à tout récemment, aurait aidé un professeur d’économie à se faire des amis parmi ses collègues. « En fait, depuis une vingtaine d’années, on remarque un certain triomphalisme de l’idéologie du libre marché qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique », poursuit M. Bara-gar, soulignant que, ces dernières années, les voix dissidentes en économie ont été marginalisées.
Lorsqu’il n’existe qu’une pensée dominante, dit M. Baragar, on néglige de se poser d’importantes questions du genre : « Le système est-il solide? Où se situent les problèmes? Qu’est-ce qui risque de mal tourner? C’est précisément ce qui a été le talon d’Achille de l’économie, pour la profession comme pour la discipline. »
Il croit toutefois que les choses pourraient changer. « Les recomman-dations politiques dont on entend parler en ce moment sont manifestement différentes de ce qu’elles étaient il y a quelques mois », rappelant que Keynes est redevenu d’actualité. John Maynard Keynes est reconnu pour avoir prôné l’intervention du gouvernement dans l’économie, particulièrement en période de crise; une notion très peu populaire auprès des disciples de Milton Friedman, dont la pensée « laissez-faire » a dominé l’économie ces derniers temps.
La crise a aussi un impact immédiat dans la vie de M. Baragar. « Mon travail porte presque exclusivement sur ces questions, confie-t-il. Actuellement, ce sont elles qui composent mon programme de recherche. »
Heath : L’économie pour tous
Bien qu’il soit professeur de philosophie, Joseph Heath, de l’Université de Toronto, s’intéresse beaucoup aux rouages de l’économie.
« Les philosophes passent beaucoup de temps à étudier les sophismes [raisonne-ments populaires qui présentent une apparence de vérité, mais qui sont généralement faux lorsqu’on les analyse soigneusement], et le domaine de l’économie en regorge », affirme-t-il.
Dans son dernier ouvrage, intitulé Filthy Lucre: Economics for People Who Hate Capitalism, M. Heath se penche sur 12 sophismes, dont six semblent appar-tenir à la gauche politique et six, à la droite.
« Il existe très peu d’ouvrages en économie pour les non-initiés », fait remarquer M. Heath, laissant entendre que les perceptions erronées seraient très répandues parce que les économis-tes n’expliquent pas les rudiments de leur science à la population, croyant à tort que tout le monde les connait déjà. En fait, il avoue être « toujours surpris de voir à quel point les détails du fonctionnement de l’économie échappent aux étudiants », même à l’université où on trouve « beaucoup de gens très intelligents ».
M. Heath donne en exemple la croyance boiteuse et répandue selon laquelle les réductions d’impôts contribueraient à stimuler l’économie.
« On ne peut stimuler l’économie sans y injecter de l’argent neuf, de l’argent qui doit forcément être em-prunté d’ailleurs, explique M. Heath. Les réductions d’impôts ne font que transformer les dépenses publiques en dépenses personnelles; elles n’apportent en fait aucun argent neuf à l’économie. »
Bien qu’il souhaite par son livre intéresser les tenants de tous les partis, cet ancien étudiant gauchiste tient surtout à toucher la gauche, dont les adeptes éprouvent trop souvent un dégoût si viscéral envers le capitalisme qu’ils « ne se soucient même pas d’en comprendre le fonctionnement ».
« Il est tout à fait possible d’être dans le domaine de la justice sociale tout en s’intéressant au fonctionnement de l’économie. »
Davies : Ce n’est pas rose dans les écoles
Choisir le bon moment est capital, comme l’a découvert James Davies, économiste à l’Université de Western Ontario, avec la publication de son livre l’an dernier.
Intitulé Personal Wealth from a Global Perspective, ce livre examine comment la richesse est distribuée entre les individus dans divers pays. C’est un domaine que M. Davies connaît bien : l’étude qu’il avait coécrite en 2006 et qui soutient que un pour cent de la popula-tion mondiale contrôle 40 pour cent de la richesse totale des ménages a suscité un vif intérêt de la part des médias. Il comptait donc sur le même succès pour son nouveau livre, qui traite de la complexité des fortunes personnelles, y compris dans les économies émergentes comme la Chine et l’Inde ainsi que dans les pays en développement.
Toutefois, à peine quelques mois après la parution du livre, le climat économique mondial se transforme subitement. « Certaines sections du livres semblent déjà dépassées, admet-il. Mon livre traite de la distribution de la richesse dans le monde, alors qu’une bonne partie de cette richesse vient de disparaître. »
Bien qu’il soit difficile de ne pas trop s’inquiéter par rapport à l’économie, M. Davies espère que les Canadiens ne paniqueront pas. « Nous ne sommes pas aux États-Unis. En matière d’économie, le Canada a su tirer son épingle du jeu au cours des dernières années », fait-il remarquer, relatant les efforts déployés pour rester à flot malgré l’escalade de déficits dans les années 1990. « Nous y sommes parvenus. »
Sans aller jusqu’à dire que le gouvernement ne devrait rien faire, M. Davies se préoccupe du fait que les politiciens canadiens se sentent forcés de prendre des mesures simplement pour prouver qu’ils font quelque chose. Les Canadiens, qui reçoivent en partie de l’information de sources américaines, ne devraient pas transposer ce qui se passe à Washington et croire que nos gouvernements n’en font pas assez, souligne-t-il.
Bien qu’il ne se dise pas préoccupé outre mesure par l’économie canadienne, il avoue avoir certaines inquiétudes par rapport à l’état de la science économique au Canada.
« Les départements d’économie du pays ont été considérablement réduits dans les dernières années. Le nombre d’économistes qui travaillent actuel-lement dans les universités est environ deux fois moins grand qu’il ne l’était dans les années 1970 », dit-il en terminant.
« Les économistes sont des gens assez mobiles. Nous avons perdu de nombreux talents au profit des États-Unis ou d’autres pays où la demande et les salaires sont à la hausse. Nous commencions à peine à renverser cette tendance, et je ne sais pas ce qui va arriver maintenant [compte tenu de l’économie]. »