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Le don ultime

Chaque année, un millier de personnes font un legs bien particulier aux universités canadiennes : ils donnent leur corps à la science.

par SUSAN PETERS | 07 FEV 11

Après s’être emparée de la clé suspendue contre la porte, Cari Whyne déverrouille un à un les trois réfrigérateurs mortuaires alignés contre le mur du labo. « On n’a pas de têtes! » lance la professeure. Les réfrigérateurs abritent des casiers sur lesquels est apposé le nom des étudiants aux cycles supérieurs appelés à utiliser les spécimens osseux qu’ils contiennent. On y trouve aussi quelques organes sous vide, un fémur sur une étagère ou encore un carton marqué « Épines dorsales ».

Les os ont été légués au département d’anatomie de l’école de médecine de l’Université de Toronto par des personnes soucieuses de voir leur cadavre contribuer à l’enseignement et à la recherche. Désir exaucé, grâce aux bons soins de Mme Whyne, professeure agrégée au département de chirurgie de l’établissement, dont les travaux portent sur la résistance osseuse.

« On teste les os pour évaluer leur résistance, comme on fait pour les ponts », explique Mme Whyne. Titulaire d’une formation en génie biologique, elle porte fièrement l’anneau de fer des diplômés canadiens en génie.

L’orgueil du petit laboratoire, situé au sous-sol de l’hôpital Sunnybrook, est sans conteste sa machine servohydraulique de test des matériaux. Celle-ci peut compresser, étirer et tordre les os afin d’en évaluer la résistance et l’interaction avec les implants métalliques. Dans les bureaux voisins, les chercheurs travaillent à partir de modèles informatiques dont l’étude d’os véritables permet de vérifier l’exactitude. Les recherches musculosquelettiques de Mme Whyne et de ses étudiants pourraient mener à la mise au point de nouveaux implants et profiter aux patients victimes de fractures ou atteints d’un cancer des os. Elles ont d’ailleurs déjà conduit à l’avènement d’une nouvelle méthode de stabilisation de la colonne vertébrale. Mais pour que de tels progrès soient possibles, encore faut-il que des gens lèguent leur corps à la science.

Vous y songez? Sachez que la chose est possible, quel que soit votre sexe, votre âge ou votre religion. Peut-être n’êtes-vous plus tout jeune (les donneurs ont souvent plus de 70 ans). Peut-être êtes-vous atteint d’une maladie en phase terminale ou songez-vous simplement à l’après. Il se peut également qu’après plusieurs séjours à l’hôpital, vous souhaitiez faire don de votre corps en reconnaissance des soins reçus. Ou encore que vous considériez celui-ci comme une simple enveloppe, de sorte que l’idée qu’il profite à d’autres après votre mort vous plaît.

Quelles que soient vos raisons, une fois votre décision prise, il vous suffira de communiquer avec une personne comme Heather Thornton, coordonnatrice du programme de donneurs de l’Université de Toronto. Elle répond avec tact aux questions des gens qui lui annoncent n’avoir plus que six mois à vivre, et avec humour à celles des donneurs qui, pour plaisanter, expliquent qu’ils ont toujours rêvé d’entrer à l’université.

« Le legs procède de l’exercice d’une volonté, explique-t-elle. Il arrive que des gens m’appellent après une opération ou une maladie. Ils se rendent compte que le médecin qui les a traités a été formé grâce aux cadavres de donneurs anonymes et veulent être du nombre. La gratitude est la motivation première des donneurs. »

Dans le bureau de Mme Thorton, le téléphone sonne. Elle doit répondre, elle assure un service essentiel. Son interlocuteur veut savoir si le cadavre d’une personne atteinte d’une maladie infectieuse comme la tuberculose serait accepté. « Il est très rare que nous refusions un corps », explique Mme Thornton après avoir raccroché. Cela peut arriver dans le cas de cadavres porteurs de maladies infectieuses, trop gros, trop lourds, ou encore difficiles à embaumer en raison d’une chirurgie ou d’une ablation récente.

Après avoir choisi d’être donneurs d’organes dans leur jeunesse, certains décident plus tard de léguer tout leur corps à la science. Dans l’ensemble du Canada, environ un millier de personnes lèguent chaque année leur corps aux universités et aux collèges. Les écoles de médecine d’un océan à l’autre bénéficient de ces legs, tout comme des programmes de diplôme en services funéraires, le Canadian Memorial Chiropractic College, ou encore des cours de dissection destiné aux étudiants au premier cycle en propédeutique médicale.

De 125 à 140 corps sont légués chaque année à l’Université de Toronto. En plus de servir à des recherches comme celles de Mme Whyne, ils permettent aux résidents en chirurgie de se perfectionner, et au personnel des services médicaux d’urgence torontois de s’exercer aux procédures à suivre. Quoi qu’il en soit, la majorité des corps servent à enseigner les bases de l’anatomie aux étudiants désireux de devenir médecins, dentistes, physiothérapeutes, voire illustrateurs médicaux, anthropologues ou ingénieurs biologiques.

Le nombre de corps légués à la science est-il suffisant? La question fait débat, mais une chose est sûre : les écoles de médecine pourraient en utiliser davantage. Selon Michael Wiley, directeur du département d’anatomie de l’Université de Toronto, une augmentation des donneurs permettrait de satisfaire un plus grand nombre de demandes de cadavres à des fins de formation médicale – au profit des résidents en chirurgie, par exemple. « D’après mes conversations avec mes collègues, dit Wiley, une situation semblable prévaut dans plusieurs autres écoles d’anatomie de l’Ontario. »

Dans une salle de l’édifice des sciences médicales, Judi Laprade enseigne les rudiments de l’anatomie à quelque 300 étudiants. Ils observent les diapos projetées et griffonnent des notes. « Certains d’entre vous en sont déjà à la plante du pied, lance la professeure adjointe du département d’anatomie, physiothérapeute de formation. Peut-être avez-vous commencé à retirer la peau. Vous avez vu comme c’est dur? Tentez de partir des côtés, et non pas systématiquement depuis le haut ou le bas. »

Si la fascia complique la dissection des pieds, celle d’autres parties du corps se révèle émotionnellement difficile.  C’est le cas de la première dissection de l’année, ou encore de celle de la tête, des mains ou des organes génitaux. Des groupes de huit étudiants se partagent un même cadavre, d’homme ou de femme. Malgré leur emploi du temps chargé, ils consacrent à la dissection de 10 à 12 heures par semaine. C’est beaucoup, mais étudiants et professeurs estiment plus efficace d’apprendre ainsi l’anatomie que de le faire à l’aide de manuels et de simulations tridimensionnelles. Rien ne vaut le fait de constater par le toucher la différence entre nerfs et veines. « Apprendre par l’image et le faire en passant le doigt le long d’un nerf, c’est deux choses différentes », résume M. Wiley.

Même les étudiants nerveux à l’idée d’entailler leur premier cadavre se montrent fascinés par les enseignements qu’il recèle. Ils s’émerveillent devant la taille impressionnante et les couleurs du cœur. « C’est vraiment cool de disséquer, résume Emily McDonough, étudiante de première année en médecine. Ce qu’on découvre correspond au manuel d’anatomie, on repère aisément tous les organes. »

Pour Mme McDonough, respecter les donneurs, c’est notamment faire l’effort d’en apprendre le plus possible à partir de leur cadavre : « Comme dit M. Wiley, ces gens méritent qu’on étudie leur corps à fond, pour apprendre. C’était leur souhait. »

Au cours de la dissection, les tissus et les organes prélevés sont placés dans un contenant au numéro du cadavre, pour éviter tout mélange. Certaines parties du corps restent couvertes jusqu’à ce qu’on les étudie. Il arrive que des étudiants présentent leurs excuses au corps qu’ils dissèquent. « J’ai déjà failli tapoter amicalement le bras d’un cadavre, raconte Natalia Burachynsky, étudiante en communications biomédicales. C’est comme si on essayait de mettre les “gens” le plus à l’aise possible. »

On révèle aux étudiants l’âge des donneurs et la cause de leur mort, mais pas leur nom. Cela dit, la découverte de tatouages ou d’un vernis à ongles permet parfois de se faire une idée de la personne décédée. « Un cadavre de femme portait aux mains et aux pieds un vernis d’un rose très vif. C’était très élégant, très frais, raconte Jesse Kancir, qui en est à sa première année à l’école de médecine. Je pense qu’elle savait qu’elle allait mourir et qu’elle a eu le temps de se faire belle. Ça lui conférait une certaine dignité. »

L’attitude des étudiants d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle de certains de leurs prédécesseurs du XIXe siècle, qui pillaient les tombes pour fournir les universités ontariennes ou québécoises en cadavres et ainsi payer leurs études. Ces pratiques déplorables ont d’ailleurs conduit à l’adoption de lois provinciales confiant les corps d’indigents aux écoles de médecine, puis à l’avènement des cartes de donneur et des formulaires de consentement actuels.

Ce passé macabre côtoie le présent au musée J.C.B. Grand du pavillon des sciences médicales de l’Université de Toronto. La plupart des spécimens anatomiques datent des années 1930, mais quelques-uns sont plus récents. Ces derniers sont conservés en vertu d’une autorisation expresse, donnée en cochant une case du formulaire de consentement.

Ce matin, six étudiants aux cycles supérieurs du programme de communications biomédicales ont investi le musée pour dessiner divers organes et tissus plus faciles à observer en bocal que sur une table de dissection. Cela fait partie de la formation qui leur permettra, une fois leur maîtrise obtenue, d’illustrer des manuels de médecine et de produire des animations tridimensionnelles pour des campagnes de santé publique. Une étudiante tend un crayon pour bien jauger les proportions et les ombres de reins de forme inhabituelle, posés dans un bocal : on dirait des fers à cheval. Une autre s’emploie avec enthousiasme à rendre sur papier la proportion exacte des canaux thoraciques de deux cadavres précédemment disséqués. L’un des canaux est tout petit, l’autre dix fois plus gros que la normale.

Comme beaucoup de leurs confrères et consœurs en anatomie, ces étudiants sont fascinés par ce qu’ils apprennent, par les anomalies et la variabilité naturelle du corps humain. « Chacun de nous rêverait de visualiser l’intérieur de son corps », observe Cindy Lau. Ses collègues acquiescent : s’ils le pouvaient, ils n’hésiteraient pas à se disséquer eux-mêmes.

Après avoir contribué pendant trois ans à la formation des étudiants et à la recherche au sein de l’Université de Toronto, les restes humains sont incinérés. En léguant son corps à la science, on peut opter pour l’enterrement de ses cendres par sa famille. Sinon, les cendres sont placées dans une vaste concession du cimetière St. James. L’Université y a érigé une pierre de granit rose précisant que sous celle-ci reposent les restes de ceux qui ont généreusement légué leur corps à la science au profit de l’enseignement et de la recherche.

Chaque année en juin, trois services commémoratifs non confessionnels se déroulent devant cette pierre. De 100 à 150 amis et parents des donneurs y assistent. Ils allument des cierges. Les étudiants des départements à qui les corps ont été confiés jouent de la musique et lisent des témoignages de gratitude. La liste des donneurs est énoncée à haute voix. En 2010, elle comptait 145 noms. Pour les étudiants et les familles, ces services permettent à la fois de tourner la page et de remercier les donneurs.

« Je tiens vraiment à rendre hommage aux donneurs, souligne Mianyan Wang, étudiante en communications biomédicales. C’est formidable, un tel don de soi, et si utile à notre apprentissage. »

En novembre, le cimetière St. James est paisible. Seul le vent dans les branches trouble le silence. Le sol est jonché de feuilles mortes. Sur la pierre de granit rose, des fleurs artificielles, une bougie et le portrait d’une femme témoignent de visites régulières, d’une affection immuable. Tout le monde ne choisit pas sa fin. Certains, toutefois, optent pour un ultime cadeau.

Solutions de rechange

En matière de formation médicale, l’emploi de cadavres n’est pas l’unique solution. Ainsi, les chirurgiens du Surgical Skills Centre de l’Université de Toronto testent des techniques et outils d’avant-garde au moyen de mannequins hyper perfectionnés, estimés à 175 000 $ chacun. Ils utilisent également des mannequins gonflables, plus sommaires, et des cadavres d’animaux. Depuis leur apparition dans les années 1960, dans le cadre de cours de premiers soins, les mannequins comme Resusci Anne ont permis d’enseigner la réanimation cardio-respiratoire à des millions de personnes.

Pour les universités, gérer un programme de dissection peut coûter cher. Certaines écoles de médecine utilisent donc des parties du corps prédisséquées ou plastinées. D’autres ont recours à des séances de dissection numérique ou encore à des animations, par exemple sur le fonctionnement des muscles oculaires. En cas de pénurie de cadavres, les mannequins, de nourrissons et d’enfants compris, permettent de s’initier à certaines techniques.

De nombreux experts estiment que les for-mations au moyen de mannequins et de cadavres peuvent se compléter. Les futurs ambulanciers paramédicaux, par exemple, passent des heures à insérer des tubes dans la gorge de mannequins de plastique avant de tenter une cricothyrotomie directement sur un cadavre. « Tactilement, l’exécution de cette opération sur un vrai corps procure des sensations différentes, souligne Rob Burgess, premier directeur à l’hôpital Sunnybrook.

Rédigé par
Susan Peters
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