Si toute lecture n’est pas forcément inspirante, certains ouvrages laissent un souvenir impérissable. Affaires universitaires a demandé à quelques universitaires canadiens de parler du livre qui a « changé leur vie ». Pour certains, l’influence d’un livre tient en partie aux circonstances dans lesquelles ils l’ont découvert, pas seulement à son contenu. Quelques-uns ont opté pour un ouvrage lié à leur discipline, alors que d’autres ont préféré parler de leur récit d’enfance favori. Dans tous les cas, les livres choisis ont été marquants pour leur lecteur.
Droit des transports : transports terrestres, maritimes et aériens, par Jean Pineau
Guy Lefebvre, vice-recteur et professeur titulaire de droit, Université de Montréal
Jeune étudiant à la Faculté de droit de l’Université de Montréal j’envisageais, comme la majorité des étudiants de mon groupe, de devenir avocat. Le choix d’étudier le droit m’était venu à la suite d’une impossibilité de devenir « pilote de ligne », dû au fait que j’éprouve des difficultés à bien différencier les couleurs. Au cours de ma troisième année de licence, un livre a, en quelque sorte, changé ma vie : Droit des transports : transports terrestres, maritimes et aériens (1977), publié par mon professeur Jean Pineau. Après avoir lu ce livre, ce fut le coup de foudre et un nouveau départ. J’ai alors choisi d’orienter mes études supérieures en droit des transports et en transactions commerciales internationales afin de devenir professeur dans ce secteur du droit.
Au retour d’études effectuées au University College London, on m’a offert un poste de professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal où j’ai suivi une bonne partie de mon parcours universitaire. J’ai pu à nouveau côtoyer mon « maître à penser », tout en effectuant mes travaux de recherche principalement en droit des transports. Un jour, l’idée m’est venue à l’esprit de faire une mise à jour remaniée du volume qui avait en quelque sorte guidé mon destin. M. Pineau, à qui j’ai fait part de ce projet, a accepté avec une grande joie. J’ai alors remarqué une lumière intense dans ses yeux et une grande émotion m’a envahi!
Au fil des ans, après de nombreux efforts et, malheureusement, le décès de mon mentor, j’ai publié, avec lui, près de quarante ans plus tard, une édition remaniée de ce volume en droit des transports. Je suis très heureux d’avoir contribué à faire revivre en quelque sorte, une partie de l’œuvre de M. Pineau. J’espère tout simplement que le maître n’est pas trop déçu de son élève!
Vers une écologie de l’esprit, par Gregory Bateson
Chiara Piazzesi, professeure régulière, département de sociologie, Université du Québec à Montréal
Imaginez : vous avez vu le monde en deux dimensions, et un jour quelqu’un vous donne des lunettes 3D. Vous avez pensé en termes d’individus ce qu’il faut concevoir en termes de relations. Vous avez conçu la communication comme une circulation de messages, et on vous explique qu’elle est un phénomène vivant. Vous avez pensé vos habitudes comme des plis tantôt mignons, tantôt énervants, et quelqu’un vous explique qu’elles sont des apprentissages complexes, cruciaux pour la survie et pour la santé mentale. Et cetera.
Une reconfiguration de la manière de penser, le passage d’une vision du monde décidément naïve à une vision du monde légèrement plus consciente et réflexive : voici ce qu’a signifié pour moi la lecture de Vers une écologie de l’esprit (1972) de Gregory Bateson. Connu principalement comme le fondateur de l’école de psychologie de Palo Alto et l’instigateur du mouvement antipsychiatrique, M. Bateson a été un génie polyvalent, dévoué à l’effort pour construire des ponts entre les sciences de la vie et celles du comportement. Biologiste, anthropologue, psychologue, philosophe, sociologue, penseur de la cybernétique et de la théorie des systèmes, il nous a offert un héritage conceptuel complexe par un style de pensée des plus élégants. Les sujets de ses travaux sont diversifiés, mais ce style en est le fil rouge, ainsi que la source d’un apprentissage transformateur pour ses lecteurs.
On doit à M. Bateson des concepts cruciaux pour les sciences sociales, tels l’idée de « frame » pour indiquer la manière dont êtres humains et animaux définissent des contextes : le cadrage d’un contexte, par exemple comme « jeu », nous permet de nous orienter, et permet à la communication de continuer. L’idée de « double bind » (double lien) qualifie des relations pathogènes dans lesquelles un sujet reçoit systématiquement des messages contradictoires et également valides : par cette idée M. Bateson a identifié les racines relationnelles de certaines formes de schizophrénie.
L’une des tâches principales pour les esprits du XXIe siècle est de penser, à différents niveaux, les interconnexions entre diversités et la continuité entre processus vitaux et mentaux : c’est pourquoi la leçon de M. Bateson est à redécouvrir.
Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne
Todd Pettigrew, professeur agrégé d’études anglaises, Université du Cap-Breton
Quand j’avais 11 ans, j’allais tous les samedis matin jouer aux quilles dans une ligue pour jeunes. Je portais une petite chemise ornée d’écussons reflétant mes exploits à ce jeu. À Noël, la ligue offrait des cadeaux aux joueurs. Une fois, on a reçu des livres.
Lorsque j’ai ouvert le paquet, j’ai découvert que le mien s’intitulait Le tour du monde en 80 jours. Il y avait une grosse montgolfière jaune sur la couverture. Ça avait l’air d’un ennui… En revanche, la fille à côté de moi avait reçu un livre avec un monstre sur la couverture. Je lui ai proposé un échange. Comme ni son livre ni le mien ne l’intéressaient, elle a accepté. C’est ainsi que je me suis retrouvé avec Voyage au centre de la Terre et m’y suis plongé pendant les vacances de Noël.
J’ai été absorbé par sa lecture dès les premières pages surtout lorsque le professeur Lidenbrock défend auprès de son neveu Axel la notion que le centre de la Terre pourrait être froid et l’activité volcanique ne se trouver qu’à la surface de la planète. Tout en sentant que le récit était daté sur le plan scientifique, j’ai été fasciné par ce que cet ouvrage m’a révélé : les idées véhiculées par un livre peuvent être tout aussi excitantes, voire même plus, que le récit lui-même.
Quelques années plus tard, je me suis réveillé en pleine nuit avec un de ces maux d’estomac qui ont affligé ma jeunesse. Incapable de me rendormir, j’ai attrapé mon vieil exemplaire de Voyage au centre de la Terre, espérant que sa lecture m’aide à retrouver le sommeil. J’ai finalement relu l’ouvrage en entier. Au matin, je me sentais mieux. Je n’ai jamais tant apprécié la lecture d’un livre.
Je possède aujourd’hui deux magnifiques éditions spéciales de Voyage au centre de la Terre, qui trônent fièrement dans ma très modeste bibliothèque. J’ignore ce qu’il est advenu de ma vieille version abrégée. Je l’ai probablement laissée chez mes parents quand j’ai quitté la maison pour l’université et, croyais-je, un avenir meilleur. Je suppose que l’idée d’emporter ce bouquin avec moi m’avait à l’époque paru puérile. Il y a peu choses de mon enfance que j’aurais aimé conserver, mais ce livre figure en première place.
Du bonheur : un voyage philosophique de Frédéric Lenoir
Vivian Lewis, bibliothécaire, Université McMaster
Il y a quelques mois, je suis tombée sur un petit ouvrage de Frédéric Lenoir intitulé Du bonheur : un voyage philosophique. Vu son titre, j’ai cru à tort que c’était une sorte de livre de croissance personnelle, si bien que j’ai failli ne pas le lire. Au bout d’à peine quelques pages pourtant, j’ai été séduite par l’analyse faite par le philosophe français. Brève mais bien structurée, cette analyse portait sur 2 000 ans de discours sur les questions les plus fondamentales de l’existence : Qu’est-ce que le bonheur? Et comment être plus heureux?
Le bonheur n’est pas un sujet facile à aborder en cette époque où notre attention et celle des médias sont accaparées par le terrorisme international, les changements climatiques ou les injustices sociales. C’est peut-être pour cette raison que j’ai été à ce point fascinée lorsque l’auteur a rappelé que les plus grands philosophes (Aristote, Épicure, et même le sombre Schopenhauer) avaient consacré l’essentiel de leur œuvre à l’étude du bonheur en tant que bien universel ultime. Par contraste, les universitaires d’aujourd’hui se détournent du bonheur comme sujet de recherche approfondie, semblant plus attirés par « l’esthétique du tragique ».
Ne vous attendez pas à trouver dans l’ouvrage de Lenoir une solution en 12 étapes au problème de la condition humaine. Ce petit bouquin se caractérise plutôt par un mélange étonnamment convaincant de philosophie et de religion, saupoudré d’une touche de recherche scientifique. L’auteur présente l’œuvre des grands penseurs, mais sans tenter de prescrire une ligne de conduite. J’ai toutefois été frappée par l’une de ses affirmations : nous sommes en grande partie responsables de notre propre bonheur. D’après Lenoir, le bonheur est affaire de destin, mais il dépend aussi d’une série de décisions ou de choix délibérés. La vie nous distribue une série de cartes, et notre part de bonheur est ensuite en grande partie tributaire de la façon dont nous choisissons d’y donner suite.
J’ai été intriguée par l’affirmation de Lenoir selon laquelle certaines personnes n’aspirent pas vraiment au bonheur, du moins en permanence. Certains d’entre nous ont tout simplement peur d’y aspirer, par crainte d’échouer. D’autres se complaisent dans le drame, et les périodes d’angoisse qui y sont associées. Les personnages décrits par Lenoir n’existent pas qu’en télé-réalité. Nous les croisons tous les jours. Ils semblent se croire condamnés à la déception, alors que le bonheur est à leur portée.
L’ouvrage de Lenoir m’a-t-il rendue plus heureuse? Pas vraiment, mais sa lecture attentive m’a forcée à réfléchir à mon propre parcours de manière plus disciplinée.