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Le pouvoir et la rectrice

Un extrait du mémoire de la première rectrice de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard.
par ELIZABETH ROLLINS EPPERLY
11 SEP 17

Le pouvoir et la rectrice

Un extrait du mémoire de la première rectrice de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard.

par ELIZABETH ROLLINS EPPERLY | 11 SEP 17
Dr. Rollins Epperly. Photo par Jessica Brookes-Parkhill.

Elizabeth Rollins Epperly a enseigné pendant 22 ans à l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, où elle a été la première femme à occuper le rectorat, de 1995 à 1998. Dans son nouveau livre, Power Notes: Leadership by Analogy, elle explore la perception et la dynamique du pouvoir « dans les moments ordinaires du quotidien où nous prenons des décisions ». Dans l’extrait qui suit (traduit librement), elle évoque un de ces moments.


En quoi une rectrice est-elle différente d’un recteur? La question était-elle pertinente? Je n’en étais pas sûre. Je comptais apporter des changements importants, y compris à la structure organisationnelle de l’Université, mais je me doutais que de petits gestes contribueraient le plus à changer les mentalités. Combien de ces petits gestes seraient attribuables au fait que je suis une femme?

Dès la première semaine, la différence entre les sexes m’a été rappelée de façon flagrante. Pendant la rénovation de nos bureaux, ma secrétaire et moi avons exploré les moindres recoins du campus, prenant note de tous les travaux à faire. Lorsque je me suis présentée au bureau de la sécurité, on m’a dit que je pouvais rester dans l’embrasure de la porte, mais que je ne pouvais pas aller dans le vestiaire. Je suis restée bouche bée devant mon interlocuteur. Il me bloquait le passage poliment, mais résolument. J’ai levé la tête pour le regarder dans les yeux.

« Qu’est-ce que vous ne voulez pas que je voie? », lui ai-je demandé en m’approchant.

Il a rougi et s’est penché vers moi en chuchotant : « Certaines affiches pourraient vous… déplaire. »

« Il y a des affiches dans un vestiaire du campus que je ne peux pas voir en tant que rectrice… Ne pensez-vous pas qu’il s’agit d’un problème? » Il est resté planté là, l’air embarrassé. J’avais parlé fort.

« Nous allons les retirer. Nous ne savions pas que vous viendriez au-jourd’hui », s’excusa-t-il.

« Vous avez aussi une femme dans l’équipe, non? Avez-vous pensé à elle? C’est son vestiaire aussi. »

« Ça ne la dérange pas », déclara-t-il, toujours en chuchotant.

« Vous en êtes sûr? rétorquai-je. De toute façon, là n’est pas la question. Vous véhiculez une image négative – une image sexiste – de plus de la moitié de la population étudiante. Et c’est sans compter l’agente qui fait partie de votre équipe ainsi que la rectrice. »

Un jeune agent est alors sorti de derrière le mur de casiers et s’est tourné vers nous, un sourire aux lèvres.

« La voie est libre, à présent », lança-t-il en faisant un signe de tête à son collègue. Les punaises étaient toujours en place, retenant quelques fragments des affiches qui venaient d’être arrachées.

« Si le vestiaire est ici, qu’est-ce qui se trouve au sous-sol? », ai-je demandé après ma brève inspection des lieux.

Soulagé, le jeune homme s’est exclamé avec entrain : « Oh! Rien qu’un débarras et la salle d’Owen. » Mais aussitôt ces paroles prononcées, il est devenu livide.

J’ai posé la main sur la rampe d’escalier en commençant à descendre.

« Je vous en prie! me supplia-t-il. Vous ne pouvez pas y aller! »

« Un autre coin du campus que la rectrice n’a pas le droit de visiter? », lui lançai-je en guise de réponse. Que pouvait bien renfermer la
« salle du dénommé Owen Flint »? Est-ce qu’un membre clé de l’administration avait un bureau privé dans un autre pavillon?

À ce moment précis, un agent vêtu d’un short et d’un t-shirt est sorti de la pièce en s’épongeant le visage et les bras avec une serviette. Avec embarras, il a baissé la tête en s’excusant de m’avoir frôlée dans ses vêtements trempés de sueur.

« Qu’est-ce que cette pièce dans laquelle on n’a pas le droit d’entrer, au juste? »

« Les femmes ne sont pas admises. C’est une salle de musculation », avoua le jeune homme en baissant de nouveau les yeux. Je me suis alors tournée vers ma secrétaire. « À noter : il y a ici une salle de musculation privée, même si on trouve des poids et haltères au centre d’entraînement. Ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi les agents ont le droit de l’utiliser, mais pas les agentes. »

« Je n’irai pas là aujourd’hui », ai-je déclaré au jeune homme en lui tournant le dos. J’ai quand même ajouté à l’intention de mon assistante : « S’il te plaît, pourrais-tu fixer un rendez-vous avec ce M. Flint le plus tôt possible? » Je suis restée impassible, ne voulant pas leur laisser voir que je les imaginais se féliciter du fait que je n’aie pas osé mettre les pieds dans la salle privée d’Owen. Laissons-les fanfaronner, me suis-je dit. Cet espace sera un excellent symbole de ce que je comptais changer et user de la force ne saurait constituer une bonne stratégie.

Elizabeth Rollins Epperly (2017). Power Notes: Leadership by Analogy, Oakville (Ontario), Rock’s Mills Press. Extrait reproduit avec autorisation.

Rédigé par
Elizabeth Rollins Epperly
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  1. Pierre Toussaint / 15 février 2018 à 14:30

    Je vous félicite madame. C’est comme ça que les institutions avancent et font avancer la société par le fait même. Votre façon de faire témoigne de votre respect envers l’humain, notamment envers les femmes. Certains diront que vous que avez agi en féministe. Et après!
    Bravo, car vous avez tracé le chemin vers plus de reconnaissance et du respect des deux sexes. Une nouvelle façon de gouverner. Nos universités, au Québec sont de plus en plus dirigées par des femmes. Elles pourront suivre votre exemple et ce sera un gage de succès pour toutes et tous.
    Pierre T

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