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Le Tribunal des Femmes du Canada

Des universitaires et des avocates s’associent pour réécrire d’un point de vue féministe la jurisprudence liée à la Charte des droits et libertés.

par DIANE PETERS | 12 SEP 11

Le 6 mars 2008, un groupe principalement constitué d’avocates et d’étudiantes en droit s’est réuni à l’Osgoode Hall de la faculté de droit de l’Université York pour marquer la création officielle du Tribunal des Femmes du Canada. Celui-ci n’est pas une véritable cour de justice, mais un collectif d’avocates, d’universitaires et de militantes qui s’emploient à réécrire certains arrêts.

Le Tribunal ne comptait initialement que 10 femmes, la plupart répu-tées dans leur domaine, comme la militante Shelagh Day ou l’universitaire Denise Réaume. Ses six premiers arrêts, réécritures d’importantes décisions de la Cour Suprême du Canada liées à l’égalité, sont parus en 2008 dans la Revue Femmes et droit.

L’objectif était d’établir quelles auraient été les décisions de la Cour si elle avait donné priorité à la notion d’égalité, définie à l’article 15 de la Charte. Dans chaque cas, le Tribunal est parvenu à un verdict différent de celui de la Cour. Il a, par exemple, accordé à une jeune veuve le droit intégral aux prestations de survivant du Régime de pensions du Canada (RPC), autorisé une femme d’affaires à déduire ses frais de garde d’enfant à titre de dépenses professionnelles et maintenu, en dépit des contraintes budgétaires, les paiements de parité salariale versés à des travailleuses de Terre-Neuve.

Les membres du Tribunal affirment que la rédaction de jugements les a aidées à cerner la notion d’égalité et à comprendre la perspective des juges. Pour ses membres liés au milieu universitaire (pour la plupart), les arrêts du Tribunal sont devenus outils d’enseignement et source de propositions concrètes. Bien qu’ils soient sans effet sur le plan juridique, ces arrêts ont été salués à la quasi-unanimité comme un exercice de réflexion démocratique et d’esprit critique contribuant à cerner la notion d’égalité réelle.

Quatre ans avant la création du Tribunal, un groupe de femmes intéressées par la jurisprudence en matière d’égalité s’était réuni à Toronto à l’occasion d’un colloque sur l’égalité réelle. Elles avaient alors discuté de l’affaire Law, une cause historique de 1999 : Une veuve de 30 ans, Nancy Law, réclamait du gouvernement le droit intégral aux prestations de survivant du RPC. En vertu des modalités de ce dernier, le conjoint survivant de moins de 35 ans, non invalide et sans enfants à charge n’a pas droit aux prestations avant 65 ans. Mme Law alléguait être victime de discrimination fondée sur l’âge. Cause perdue : la Cour Suprême a jugé non discriminatoires les distinctions de la loi fondées sur l’âge.

Cette affaire a marqué un tournant. Avant l’adoption de la Charte, en 1982, l’étroite définition de l’égalité contenue dans la Déclaration canadienne des droits avait conduit à des décisions contestables, comme celle de 1979 refusant d’assimiler la discrimination à l’endroit d’une femme enceinte à une discrimination sexuelle. L’article 15 de la Charte devait en théorie prévenir de tels errements par une définition élargie de l’égalité, introduisant la notion dite d’« égalité réelle » et couvrant entre autres les discriminations sexuelle, raciale et autres. La Cour Suprême avait préa-lablement souscrit à cette notion, mais son sens réel restait flou.

Dans l’affaire Law, la Cour Suprême avait tenté de préciser la notion d’égalité en proposant un test fondé sur trois critères visant à déterminer l’existence ou non de violations des droits à l’égalité. Certains avaient alors estimé que ce test ne faisait que rendre plus difficile la preuve de telles violations. L’affaire Law a influé sur les verdicts ultérieurs, entraînant la perte de causes fondées sur l’égalité.

Des années plus tard, lors d’un dîner en ville entre certaines participantes au colloque de Toronto, Shelagh Day, directrice du Poverty and Human Rights Centre de Vancouver, a lancé en plaisantant : « On gagnerait à réécrire la jurisprudence en la matière! » La chose avait déjà été faite aux États-Unis, où divers groupes avaient réécrit les décisions rendues dans la cause sur l’avortement Roe c. Wade et dans l’affaire de ségrégation raciale Brown c. Board of Education. Les participantes n’ont pas tardé à discuter entre elles des arrêts qu’elles souhaitaient réécrire.

Dix-huit mois plus tard, toutes s’étaient lancées à fond dans la réécriture de la jurisprudence, le soir et les week-ends. Au début de 2008, le processus était achevé. Lors de la création du Tribunal des Femmes, ses 10 membres initiaux s’attendaient à se faire traiter de féministes enragées. Pas du tout : des avocats et même des juges ont estimé que leurs jugements étaient bien ficelés, suffisamment même pour être cités devant une vraie cour. La jurisprudence du Tribunal est aujourd’hui enseignée par ses membres et par d’autres professeurs.

En trois ans, le Tribunal des Femmes a acquis une renommée pancanadienne et mondiale. Des groupes mettent actuellement sur pied des tribunaux du même type en Australie et en Afrique du Sud. Trois femmes universitaires du Royaume-Uni ont déjà réécrit 23 jugements, publiés l’an dernier dans un ouvrage paru grâce à un solide financement.

Rédigé par
Diane Peters
Diane Peters est une rédactrice-réviseure basée à Toronto.
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