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Légalisation du cannabis : les chercheurs se préparent

Le milieu de la recherche est impatient d’observer les multiples conséquences de ce changement historique sur les différentes sphères de la société.
par BRIAN OWENS
06 AVRIL 18

Légalisation du cannabis : les chercheurs se préparent

Le milieu de la recherche est impatient d’observer les multiples conséquences de ce changement historique sur les différentes sphères de la société.

par BRIAN OWENS | 06 AVRIL 18

Cette année, si tout se passe comme prévu, le Canada amorcera ce que Fiona Clement, chercheuse en politiques de la santé à l’Université de Calgary, décrit comme la plus importante révolution culturelle de sa vie : le cannabis cessera d’être une drogue illégale, après des décennies de prohibition. La chose semblait improbable il y a quelques années à peine. Mais aujourd’hui, d’un océan à l’autre, des chercheurs sont impatients d’étudier les multiples conséquences de ce changement capital sur la société, l’économie et la santé de la population.

Le gouvernement fédéral avait initialement prévu de légaliser le cannabis le 1er juillet, mais des retards dans l’adoption de la loi font en sorte que la vente au détail ne débutera qu’en août, au plus tôt.

Se préparant à la légalisation, l’Université du Nouveau-Brunswick et sa voisine, l’Université St. Thomas, ont annoncé l’année dernière qu’elles créeraient une minigrappe de recherche sur le cannabis à Fredericton. Les universités souhaitent pourvoir chacune une nouvelle chaire de recherche afin d’étudier respectivement les aspects biomédicaux et sociaux du cannabis. La Fondation de la recherche en santé du Nouveau-Brunswick verse 500 000 $ sur cinq ans pour chaque chaire, et des partenaires du secteur privé offrent un financement de contrepartie.

Le Conseil de recherches en sciences humaines fournit actuellement quatre subventions totalisant 135 000 $ pour l’étude d’enjeux liés au cannabis. Les sujets vont des dommages psychosociaux causés par l’usage chronique à l’analyse économique des effets de la légalisation. De plus, le 16 janvier, les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) ont nommé les 14 projets qui se partageront 1,4 million de dollars en subventions du programme Catalyseur dans le but d’étudier les répercussions de la légalisation du cannabis sur divers aspects de la santé de la population.

De nombreux chercheurs et décideurs s’intéresseront particulièrement au changement des habitudes de consommation après la légalisation. Pamela Kaufman, qui effectue des recherches sur le tabac au Centre de toxicomanie et de santé mentale (CAMH) de Toronto, a reçu une subvention Catalyseur pour étudier l’exposition à la fumée secondaire du cannabis, avant et après la légalisation. Selon elle, des données probantes indiquent que la fumée de cannabis contient bon nombre des mêmes toxines que la fumée de cigarette. « Nous voulons examiner où et comment les gens sont exposés actuellement, et observer les changements après la légalisation. »

Mme Kaufman et son équipe ont ajouté des questions sur l’exposition à la fumée secondaire du cannabis au présent sondage annuel L’Indicateur de CAMH afin de recueillir des données de référence. Les prochains sondages permettront de mesurer les changements après la légalisation. L’équipe de recherche utilisera ces renseignements et d’autres données pour créer un système informatique de surveillance du cannabis semblable à celui de surveillance du tabac. Grâce à lui, n’importe quel chercheur aura accès à des données sur l’utilisation du cannabis. Mme Kaufman espère que son travail aidera les provinces à déterminer quand et où la population pourra fumer du cannabis en toute légalité.

Photo de Ander Burdain sur Unsplash.

Consommation de cannabis

Le sujet qui intéresse le plus les chercheurs est peut-être l’incidence de la légalisation du cannabis sur la consommation générale. Michael Szafron, chercheur en santé publique à l’Université de la Saskatchewan, indique que nous disposons de bonnes données de référence sur l’utilisation actuelle, dont celles d’une étude qu’il a publiée l’année dernière dans la Revue canadienne de santé publique. « Après la légalisation, nous serons en mesure d’observer les changements dans l’utilisation », précise-t-il.

Un récent rapport de Statistique Canada révèle qu’en 2015, 12,3 pour cent des Canadiens de 15 ans et plus ont consommé du cannabis. Chez les 18 à 24 ans, cette proportion atteint 28,4 pour cent, soit un sommet. Se préparant à la légalisation, Statistique Canada a lancé son Centre de statistiques sur le cannabis en janvier et sa première Enquête nationale sur le cannabis en février.

Geraint Osborne, sociologue au campus Augustana de l’Université de l’Alberta, étudie la consommation de marijuana à des fins récréatives au Canada depuis 2004. Il ne pense pas que le nombre d’utilisateurs augmentera de façon marquée. « L’effet de nouveauté entraînera peut-être momentanément une hausse record, mais les habitudes de consommation ne devraient pas changer beaucoup », prédit-il. La normalisation de l’usage pourrait faire augmenter les chiffres parce que les gens admettront consommer du cannabis. En fait, les statistiques « se rapprocheront simplement de la réalité », explique-t-il.

Bien qu’il soit favorable à la légalisation, M. Szafron s’inquiète de la rapidité de ce processus. Selon lui, tous les problèmes possibles n’ont pas été envisagés et réglés, particulièrement en ce qui concerne l’éducation du public. « Je crois que des recommandations de santé auraient déjà dû être émises », affirme-t-il.

Dans son budget de 2018 présenté le 27 février, le gouvernement fédéral s’est engagé à verser 62,5 millions de dollars sur cinq ans aux initiatives de sensibilisation du public à partir de 2018‑2019. Le gouvernement a aussi annoncé qu’il réserverait 10 millions de dollars à la Commission de la santé mentale du Canada et 10 autres millions au Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances. Ces fonds « contribueront à éclairer l’élaboration des futures politiques ».

Mme Clement, dont les travaux de recherche ont permis d’orienter la politique albertaine, soutient que la légalisation comporte tellement d’aspects différents qu’il pourrait falloir des années pour régler tous les détails. « Je ne crois pas que nous ayons pris conscience de l’ampleur et de la complexité de cette politique », dit-elle.

Certains aspects, comme les règles relatives au cannabis comestible, pourraient être mis de côté pour maintenant, croit-elle, pendant que les décideurs s’occupent de questions plus pressantes, comme la santé au travail et les ventes en ligne. « Nous devons demeurer alertes, réagir rapidement et corriger le tir selon ce qui fonctionne ou non », explique-t-elle.

Photo par Ndispensable sur Unsplash.

Effets sur la santé

Une grande partie de l’incertitude sur le type de conseils à donner en matière de santé découle du manque de recherche sur les effets physiologiques de la drogue. Jusqu’à maintenant, les possibilités d’étudier les effets du cannabis à court et à long terme ont été peu nombreuses. « Il n’est pas facile d’obtenir du financement pour étudier une substance illégale », précise Scot Purdon, neuropsychologue clinicien à l’Université de l’Alberta.

La recherche sur le cannabis est très réglementée, souligne M.-J. Milloy, chercheur au Centre de toxicomanie de la Colombie-Britannique et professeur adjoint au département de médecine de l’Université de la Colombie-Britannique. Les chercheurs qui veulent étudier les effets physiologiques du cannabis sur l’être humain doivent obtenir de Santé Canada une permission spéciale, appelée « exemption de catégories de personnes en vertu de l’article 56 ». « C’est aussi difficile d’étudier le cannabis que d’étudier l’héroïne ou la cocaïne », souligne-t-il.

En juin dernier, M. Milloy a organisé la publication d’une lettre ouverte, signée par des dizaines de chercheurs de partout au pays, afin de demander au gouvernement d’assouplir les restrictions qui rendent difficile la recherche sur le cannabis avant la légalisation. La réglementation n’a pas encore changé, mais Santé Canada a confirmé qu’une fois le cannabis exclu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, l’exemption en vertu de l’article 56 ne sera plus requise.

En raison des obstacles antérieurs, de nombreuses études réalisées il y a des décennies sur des substances comme le tabac et l’alcool commencent tout juste pour le cannabis. Par exemple, Darine El-Chaar, spécialiste en épidémiologie clinique à l’Institut de recherche de l’Hôpital d’Ottawa, et son collègue Daniel Corsi ont reçu une des subventions Catalyseur des IRSC pour étudier les effets de la consommation de cannabis durant la grossesse. Ils examineront 10 années de dossiers de naissance en Ontario pour en savoir plus sur le développement des nouveau-nés et des enfants dont la mère déclare avoir consommé du cannabis pendant sa grossesse.

Mme El-Chaar dit espérer que la recherche contribuera à orienter les conseils prodigués aux femmes enceintes. Actuellement, les données sur les effets se contredisent. « Les femmes enceintes consomment parfois du cannabis hors indication pour traiter leurs nausées. Nous ne savons pas quoi leur conseiller », explique-t-elle.

M. Purdon, de l’Université de l’Alberta, dirige actuellement une étude sur les effets à long terme du cannabis sur le comportement et la performance mentale. Il cherche ainsi à déterminer pendant combien de temps le cannabis nuit aux fonctions motrices, à la capacité d’apprendre et aux perceptions sensorielles. « Nous en savons peu sur les effets au-delà d’une journée ou deux », dit-il. Les résultats aideront les décideurs à élaborer des règles en matière de conduite automobile et de santé et sécurité au travail.

M. Purdon explique qu’il aurait été préférable de régler ces questions avant la légalisation, mais que le travail n’aurait probablement jamais été fait sans la menace d’une date butoir, qui a eu pour effet de concentrer les efforts. « Je soupçonne que nous n’aurions pas les fonds de recherche ni la motivation nécessaires pour étudier ces questions si la légalisation ne pointait pas à l’horizon. »

Photo par Josiah Weiss sur Unsplash.

Une industrie naissante

Au-delà des aspects sociaux et physiologiques de la légalisation du cannabis, un nouvel écosystème commercial doit être établi afin de transformer un produit du marché noir en produit légal. Des chercheurs tentent d’aider à améliorer l’industrie du cannabis et étudient l’évolution de ce nouveau secteur.

Youbin Zheng, professeur agrégé à l’école des sciences environnementales de l’Université de Guelph, souhaite instaurer des stratégies de gestion horticole rigoureuses sur le plan scientifique à l’industrie naissante de la culture du cannabis. « La sélection des cultures se faisait auparavant dans l’illégalité, souligne-t-il. Beaucoup de travail a été fait et beaucoup de cultures ont été sélectionnées, mais rien n’a été documenté scientifiquement. C’est le désordre complet. »

Les producteurs ont des données empiriques sur la quantité de THC contenue dans les différentes variétés de cannabis, mais les conditions de culture (la quantité de lumière, d’eau et de nutriments, ainsi que d’autres facteurs) ont une grande incidence sur le produit final. M. Zheng affirme que les producteurs de cannabis ont des choses à apprendre de l’industrie de la culture en serre et des chercheurs en horticulture sur la façon de gérer la production à grande échelle pour maintenir la qualité et obtenir un niveau de THC constant. « Si nous arrivons à mettre au point une recette pour chaque variété, les producteurs qui la suivront obtiendront une qualité constante. »

L’évolution du marché de détail aura d’importantes répercussions sur l’atteinte des objectifs quelque peu contradictoires du gouvernement, à savoir mettre fin au marché noir, améliorer la sécurité et la santé publiques et percevoir des taxes, tout en évitant une forte hausse de la consommation. « Je ne suis pas certain que le gouvernement comprenne que certaines décisions visant à atteindre un objectif peuvent contrecarrer l’atteinte d’autres objectifs », affirme Michael Armstrong, professeur agrégé à l’école de commerce Goodman de l’Université Brock.

Les principales variables touchant la façon dont les politiques se concrétiseront sont le prix minimum, les règles régissant l’image et le marketing des marques et, surtout, l’offre. Cette dernière devrait varier considérablement d’un bout à l’autre du pays; les provinces de l’Ouest acceptent de confier la vente au secteur privé, tandis que celles de l’Est privilégient les sociétés d’État.

Brad Poulos, qui étudie le commerce du cannabis à l’Université Ryerson, dit que le modèle de l’Ouest facilitera l’accès et qu’il est donc plus susceptible d’éliminer le marché noir, ce qui représente un objectif. En revanche, il montre du doigt le plan de l’Ontario, qui consiste à créer seulement 150 points de vente gouvernementaux en deux ans. « Actuellement, il y a 150 dispensaires (illégaux) à Toronto seulement, souligne-t-il. Il est dérisoire de penser que le plan ontarien permettra au gouvernement d’atteindre ses objectifs. »

La façon dont le gouvernement prend la mesure de la nouvelle industrie soulève aussi des questions intéressantes. Les économistes de Statistique Canada doivent trouver le moyen d’intégrer le marché noir actuel à leurs calculs afin d’évaluer le véritable effet de la légalisation sur l’économie. « Nous ne pouvons pas simplement déclarer une croissance économique de X pour cent attribuable à la légalisation. Ce serait faux, car l’activité économique existait avant la légalisation sur le marché noir, explique James Tebrake, directeur général de la comptabilité macroéconomique à Statistique Canada. Nous devons modifier notre infrastructure statistique. »

Statistique Canada se base sur des enquêtes de santé pour estimer la taille du marché, dont elle tente d’évaluer la valeur en demandant aux Canadiens combien ils paient pour leur cannabis. Pour assurer la continuité des données, l’organisme doit remonter jusqu’à 1961, année de référence des comptes nationaux. Cela signifie qu’il a parfois dû demander à des proches âgés s’ils se souvenaient du prix de la marijuana quand ils étaient jeunes. Le défi de mesurer quelque chose à partir de données si fragmentaires s’est révélé stimulant, affirme M. Tebrake. « En tant que statisticiens, nous devons pousser la réflexion et l’innovation le plus loin possible. Nous inventons au fur et à mesure de nos travaux. »

Rédigé par
Brian Owens
Établi au Nouveau-Brunswick, Brian Owens est un journaliste scientifique qui a remporté de nombreux prix.
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  1. Jean Pasquero / 18 avril 2018 à 21:38

    Une question que je n’ai vu personne traiter: comment le crime organisé va-t-il compenser les revenus perdus? Cette question est très préoccupante. Va-t-il se rattraper en inondant massivement le marché de drogues synthétiques, dont on sait qu’elles sont beaucoup plus nocives que le cannabis? Tous ses réseaux de distribution de cannabis vont être rendus caducs, il serait étonnant qu’il ne les utilise pas à autre chose de plus pernicieux et de plus payant.

  2. Marc-Antoine Giguère / 22 janvier 2019 à 08:29

    Super article. Côté recherche, c’est intéressant de voir que les statistiques doivent prendre le pouls du marché noir et que le nombre de consommateur n’explosera pas : il se dévoilera plutôt en partie pour ce qu’il représente déjà. Je pense que ce sont des distinctions qui sont positives pour notre société : prendre connaissance de cause d’une situation, qu’elle nous plaise ou pas, est toujours préférable à rester dans le déni.

    Rappelons que, côté pratique, la légalisation a pris de nombreux employeurs de court, et que ceux-ci doivent en ce moment s’ajuster en adoptant une politique claire et juste envers leurs employés. Ils peuvent toujours être trouvés responsables de négligence s’ils tardent trop à contrôler cette nouveauté. Une politique de tolérance zéro ne protège pas que l’employeur : elle protège aussi la sécurité des employés.

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