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Les chercheurs de demain

Un débat d'envergure sur la manière de former les doctorants de manière appropriée pour les emplois qu'ils occuperont est entamé depuis une quinzaine d'années en Europe et aux États-Unis. Il est à peu près temps que le Canada se prête aussi à cet exercice.

par JEAN NICOLAS | 07 JAN 08

Les yeux pétillants, l’excitation à son comble, le doctorant accourt à mon bureau afin de me faire constater une première validation de notre hypothèse. Les phrases s’entrechoquent, les mains s’agitent. La joie de la découverte est latente, mais il y a aussi les doutes et les questions qui assaillent le directeur de thèse que je suis. Pour un professeur d’université, faire de la recherche et former un chercheur sont deux missions intimement liées. La formation de chercheurs est une fierté et il est important que cela demeure ainsi.

Ces chercheurs en devenir constituent, et de loin, le plus important transfert de la recherche universitaire vers la société. Un transfert ayant d’autant plus d’impact que, dans le cas des diplômés de doctorat, il s’agit de créateurs et non pas seulement d’utilisateurs de savoir. Un transfert d’autant plus important qu’il est commun à toutes les disciplines, ce qui n’est pas le cas de la commercialisation de la recherche. Compte tenu du marché du travail qui se transforme, peut-on mieux préparer cette transition?

L’avènement de l’économie du savoir a eu essentiellement deux effets sur la formation des chercheurs. D’abord, la plupart des pays ont tenté d’accroître significativement le nombre d’étudiants aux cycles supérieurs. C’est le cas du Canada où, selon l’Association des universités et collèges du Canada, le nombre de doctorants a connu une croissance de 48 pour cent, passant de 24 000 en 2000 à 35 000 en 2006. Ensuite, les perspectives d’emploi après l’obtention du doctorat se sont transformées. Un plus grand nombre d’emplois occupés après le doctorat ou le postdoctorat – devenu incontournable dans certaines disciplines universitaires – se trouvent désormais hors du milieu universitaire. Au Canada, deux titulaires de doctorat sur trois ne deviendront pas professeurs d’université.

En soi, il s’agit d’une bonne nouvelle. Le transfert de diplômés s’opère de plus en plus largement dans la société, et les titulaires de Ph. D. ont désormais des possibilités de carrière plus diversifiées. Cependant, cela a créé progressivement de nouvelles attentes à l’égard de la formation. Au Canada, avec l’accélération récente des inscriptions, le besoin de rendre les diplômés aptes à occuper un large spectre d’emplois devient encore plus souhaitable qu’il ne l’a été jusqu’ici. Un nombre croissant de doctorants dans la société canadienne sera toujours un atout, mais encore faut-il que ce transfert se réalise et que la société offre à ces diplômés des emplois de qualité en quantité suffisante.

La question qui se pose alors est la suivante : faut-il adapter la formation doctorale pour tenir compte de ces nouvelles perspectives de carrières? Cette question, plusieurs pays, dont les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne, se la sont posée avant nous. Voyons quelles leçons nous pouvons en tirer et quels sont les défis pour le Canada.

Faut-il revoir la copie?

Depuis une quinzaine d’années, la formation doctorale est sujette à un débat d’envergure au niveau international : des milliers d’articles, de multiples enquêtes, de nombreux colloques, livres et recommandations. Les écrits et les discours viennent de tous les horizons : sociétés savantes, chercheurs, universités, étudiants, employeurs, fondations philanthropiques. Bref, pour qui se donne la peine de fouiller la littérature, la documentation est abondante.

Deux écoles de pensées s’affrontent sur cette question. Certains expriment l’avis que la formation pratique en recherche est une formation universelle et doit demeurer inchangée. Ce sont les tenants du « modèle unique convenant pour toute carrière », comme indiqué dans un rapport européen. Ils soulignent que les progrès formidables de la science sont là pour en témoigner. Cette position est celle qui prévaut généralement au Canada, et c’est pourquoi la formation doctorale n’a peu ou pas changé jusqu’à maintenant.

D’autres proclament avec conviction que des changements s’imposent et que le statu quo est intenable à moyen ou à long terme. Le rapport de 1995 du National Academy of Sciences, Re-shaping the Graduate Education of Scientists and Engineers, et le rapport de 2000 subventionné par le Pew Charitable Trust, Re-envisioning the PhD, sont probablement les plus marquants dans cette ligne de pensée. Les tenants de cette position soutiennent que si la formation ne s’adapte pas, il n’y aura pas d’emploi de qualité en quantité suffisante pour les diplômés. Les vocations de chercheurs pourraient donc diminuer.

Avant de rejeter du revers de la main ces préoccupations et de nous sentir offusqués que certains jettent un regard critique sur la formation que nous donnons avec énergie et passion, il convient de prendre connaissance de la littérature et de faire preuve de réflexivité afin de cerner ce qui est en jeu et ce qui ne l’est pas. Ayant approfondi la question depuis cinq ans, j’affirme haut et fort que le modèle d’apprentissage pratique de la recherche qui vise l’approfondissement et l’originalité est, et doit demeurer, la plateforme de formation. Cependant, je suis aussi convaincu que, autour de cette ossature, il y a place pour des améliorations visant à mieux préparer nos doctorants à être des acteurs de progrès partout dans la société.

Les forces et les lacunes

Il est important de rappeler les grandes forces de la formation doctorale. Ce sont ces valeurs distinctives qui doivent être maintenues, voire renforcées, quelles que soient les améliorations envisagées. L’une d’elles est la métamorphose qui consiste à faire passer l’étudiant du stade d’utilisateur de connaissances au stade de créateur : « le cœur de l’expérience doctorale est la transition psychologique d’un état où on apprend ce qui est connu à un état où on doit découvrir soi-même ce qui était jusque-là inconnu » (selon le Doctoral Studies and Qualifications in Europe and the United States: Status and Prospects, UNESCO, 2004 (PDF)). On peut également souligner la formule pédagogique originale qui veut que le doctorant apprenne à faire de la recherche de façon pratique. Accompagné d’un chercheur, l’apprenti-chercheur réalise donc un projet avec une autonomie grandissante.

L’aptitude à formuler des questions ou des hypothèses originales et importantes, la reconfiguration des connaissances complexes ou avancées et la résolution de problèmes nouveaux sont également des éléments qui font la force de la formation doctorale. Et comme Robert Day le dit si bien dans son livre How to Write and Publish a Scientific Paper, « les chercheurs sont reconnus ou demeurent inconnus en fonction de leurs publications ». La capacité à expliciter ses découvertes ou ses créations, et à les soumettre au jugement de ses pairs et de la communauté scientifique, constitue également un incontournable atout.

Tout en reconnaissant les forces de la formation doctorale, la littérature met en évidence un certain nombre de lacunes qui pointent à répétition. On y mentionne notamment que la formation est trop étroite, trop individuelle, trop locale et manque d’ouverture, au détriment d’une bonne assiette scientifique, selon Jules LaPidus, ancien président du U.S. Council of Graduate Studies, dans le document A Walk Through Graduate Education. Dans une autre publication, Re-envisioning the PhD, des employeurs donnent leur opinion et l’un d’eux mentionne : « Je ne veux pas qu’il creuse dans le même trou, je veux qu’il sache où creuser. »

Autre point soulevé : les compétences personnelles et professionnelles ne sont pas suffisamment développées, ce qui nuit tant à la réussite du doctorat qu’aux perspectives d’emploi, y compris en milieu universitaire. Dans un atelier organisé en 2004 par le Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie du Canada, des employeurs ont déclaré que la quantité n’était pas une question aussi importante que la qualité : « Il y a un besoin d’améliorer les compétences. » Une étude récente effectuée par Sunny Marche, vice-doyen aux études supérieures de l’Université Dalhousie, révèle des différences frappantes entre les étudiants aux cycles supérieurs, les professeurs et les anciens en ce qui a trait à la valeur qu’ils accordent à diverses compétences professionnelles à acquérir.

L’encadrement tend à devenir davantage de type gestion, afin d’obtenir des résultats, plutôt que de type compagnonnage, pour former un chercheur. « Cherche-t-on à obtenir des résultats ou à former un chercheur? », s’interroge Jules LaPidus. Les doctorants déclarent souvent que leur projet se prolonge parce qu’ils sont une main-d’œuvre bon marché plutôt que pour le bien de leur formation.

La littérature souligne également que les évaluations ne sont pas très fréquentes et qu’elles portent plus sur la recherche que sur la formation. D’où un problème d’assurance de la qualité. Les rétroactions relatives à l’encadrement, au programme et à l’insertion sur le marché du travail sont plutôt rares.

Finalement, la durée de la formation doctorale est jugée trop longue et le taux de réussite, trop faible. Ces deux données préoccupent beaucoup les responsables universitaires et les associations de doctorants. Pour le Canada, les travaux de Frank J. Elgar (PhD Completion in Canadian Universities, 2003) confirment qu’il y a gaspillage de talents.

Les expériences en cours

La recommandation faite par les auteurs du rapport « Re-shaping the graduate education of Scientists and Engineers « me semble fondamentale. Ils proposent de maintenir les forces tout en enrichissant le parcours doctoral pour une meilleure préparation aux différents métiers de chercheurs :

« La formation aux cycles supérieurs est très efficace pour préparer les étudiants qui se destinent à la recherche universitaire. Il faut continuer à maintenir ce niveau d’excellence qui fait la force de notre système scientifique […], mais la formation aux cycles supérieurs doit aussi mieux desservir les besoins de ceux dont les carrières ne seront pas centrées sur la recherche […]. Nous recommandons que la formation aux cycles supérieurs – particulièrement au niveau des départements – mette en œuvre plusieurs réformes fondamentales pour enrichir l’expérience de nos futurs scientifiques qui travailleront aussi bien en milieu académique que non académique. »

Parmi la myriade des expérimentations qui ont été lancées, deux s’avèrent particulièrement intéressantes. D’abord aux États-Unis, avec le « Carnegie Initiative on the Doctorate » et le programme IGERT (Integrative Graduate Educational Research Trainingship), lancé par la National Science Foundation en 1997, qui appuie maintenant plus de 150 projets. Ensuite au Royaume-Uni, où il y a le « New Route PhD » et les formations mises sur pied pour appliquer les recommandations du « Joint Skills Statement » (2004) et dont les compétences visées sont les suivantes : savoir chercher, connaître son environnement, savoir gérer la recherche, être efficace, savoir communiquer, savoir établir un réseau et travailler en équipe, gérer sa carrière.

Au Canada, la formation doctorale n’a pas été jusqu’à maintenant sujette à des débats et à des expérimentations d’envergure comme c’est le cas aux États-Unis et en Europe. Aucune recommandation officielle n’a été proposée. Cependant, quelques pionniers ont lancé des initiatives qui sont surtout pilotées par les « Teaching and Learning Centres » au sein des universités canadiennes. Le premier colloque portant sur les compétences professionnelles des nouveaux chercheurs a été organisé en juillet 2007 par les trois organismes subventionnaires fédéraux en collaboration avec l’Association canadienne pour les études supérieures et la Société pour l’avancement de la pédagogie dans l’enseignement supérieur.

Globalement, des expériences similaires ont permis des progrès. Mais plusieurs auteurs ont souligné ces dernières années qu’il est inapproprié de faire des listes de compétences dites « complémentaires » et d’y associer des cours supplémentaires, sans cadre global et sans lien avec le projet et la science : il en résulte plus de temps requis, des connaissances téflons qui s’avéreront superficielles, et peu de valeur ajoutée.

Notre projet

Mieux préparer les chercheurs de demain demande donc une approche systémique, en soutien à la formation pratique en recherche, afin de mettre en valeur ses forces et de pallier certaines lacunes. Ce sont les ingrédients que nous avons tenté de réunir dans l’expérience menée à l’Université de Sherbrooke. Je tiens à remercier ici les professeurs, les doctorants et les experts externes qui ont contribué à cette aventure.

Ce projet regroupe les facultés de génie, des sciences et de médecine et des sciences de la santé. Il ne se veut pas un modèle, mais plutôt une contribution expérimentale visant à mieux préparer nos jeunes chercheurs pour une large palette d’occupations, tout en consolidant leur formation scientifique. Il se démarque de plusieurs façons.

Il s’agit d’abord d’une approche systémique qui vise à améliorer l’interdisciplinarité, à enrichir les compétences, à élargir l’encadrement, à responsabiliser le doctorant et à assurer la qualité. Cette approche entièrement intégrée se distingue des autres qui se limitent à offrir quelques cours à la carte.

Le projet constitue aussi un creuset de 17 programmes, ce qui favorise l’interdisciplinarité. C’est en présentant tour à tour leur définition de projet, un résumé ou un article, ou en analysant des questions éthiques liées à leur environnement, que les doctorants apprennent à s’ouvrir aux autres disciplines par un dialogue constructif et enrichissant.

De plus, les doctorants enrichissent leurs compétences scientifiques, personnelles et professionnelles par des activités jumelées au projet de recherche des doctorants. Les compétences visées sont principalement les suivantes :

  • rédiger et publier un article scientifique
  • gérer un projet de recherche ou d’innovation
  • prendre en main sa carrière
  • intégrer l’éthique dans ses activités de recherche
  • protéger et valoriser le savoir
  • enseigner en contexte universitaire

Ces ateliers ont été montés pour et par des chercheurs et des experts; ce ne sont pas des cours de formation déjà existants ou adaptés. Le jumelage avec le projet de recherche permet de progresser sur plusieurs dimensions. Par exemple, en apprenant à créer, à définir, à planifier et à réaliser leur propre projet, les doctorants investissent de six à huit journées, ce qui représente seulement trois pour cent de leur temps sur une année. Ils gagnent en efficacité et en motivation et ils acquièrent une compétence transférable hautement valorisée pour leur carrière future.

L’encadrement est élargi avec la mise sur pied de comités de conseillers aux compétences et aux connaissances diversifiées qui ont pour objectif d’accompagner les doctorants, non seulement dans leurs progrès scientifiques, mais aussi dans leur développement personnel et professionnel. Le doctorant est quant à lui responsabilisé par la mise en œuvre adaptative d’un parcours doctoral inspiré de bonnes pratiques de gestion de projet de recherche à futur incertain.

Les premières évaluations montrent des résultats forts encourageants. Plus de 95 pour cent des doctorants recommanderaient ces activités, ce qui montre qu’elles correspondent à un besoin. Certains signalent que, sans comité-conseil ni parcours doctoral, ils auraient décroché. Tous soulignent que leur motivation a été accrue, renforcée, voire relancée par ces activités. Or, la motivation est le moteur principal du chercheur.

Les défis pour le Canada

Le premier défi est de lancer un débat d’envergure au Canada à propos de la formation doctorale. Il faudra faire preuve de réflexivité, faire l’état des connaissances et faire participer directement les acteurs concernés : les professeurs-chercheurs, les étudiants et les employeurs. Il faudra aussi convaincre les gouvernements et les organismes subventionnaires d’investir dans la valorisation du potentiel intellectuel et humain de nos jeunes chercheurs, et pas seulement dans la valorisation commerciale de la recherche : « Faire fructifier des talents, pas la technologie », a déjà dit Richard Florida, chercheur reconnu en études urbaines, maintenant à l’Université de Toronto.

Le second défi sera de favoriser la réalisation de projets de recherche-action visant le double objectif de renforcer la qualité de la formation pratique en recherche et de mieux préparer les doctorants à devenir des acteurs de progrès partout dans la société. Si le Canada veut devenir un chef de file en formation de chercheur, il devra appuyer des projets construits sur la trilogie : formation, encadrement et assurance de la qualité. Il serait bon, comme le font déjà d’autres pays et comme nous le faisons en recherche, de favoriser des regroupements interuniversitaires et intersectoriels (universitaire, privé, public). Le financement pourrait venir des organismes subventionnaires, des ministères de l’éducation et de l’emploi et des fondations philanthropiques qui sont très actives dans ce domaine aux états-Unis.

La mise en œuvre de ce grand chantier permettra de redonner toute sa pertinence à la formation pratique en recherche en répondant au défi posé par le « transfert » des diplômés vers une diversité d’occupations. Le Canada sera alors à même de profiter du plein potentiel de son investissement dans la formation de chercheurs qui s’avéreront des acteurs de progrès partout dans la société.

Jean Nicolas est professeur en génie mécanique et titulaire de la Chaire pour l’innovation dans la formation en recherche à l’Université de Sherbrooke, où il a aussi été recteur à la recherche. Il remercie Alexandre Bourque pour ses suggestions très pertinentes.


Faiblesses des détenteurs de Ph. D. relevées par les employeurs américains

  • pas de valeur accordée au temps
  • difficulté à établir des priorités
  • absence de vision d’ensemble
  • curiosité limitée à la leur seulement
  • manque d’ouverture aux problèmes et aux besoins des autres
  • gestion de projet déficiente
Rédigé par
Jean Nicolas
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