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Les programmes de foresterie s’adaptent à notre époque

Devant l’évolution de leur discipline, les professeurs en foresterie envisagent avec un optimisme renouvelé l’avenir des programmes d’études et de l’industrie.

par MARK CARDWELL | 04 DÉC 13

Le biologiste Victor Lieffers affirme qu’à ses débuts dans le programme de foresterie du département des ressources renouvelables de l’Université de l’Alberta, en 1983, ses étudiants étaient faciles à repérer. « À l’époque, la plupart étaient de jeunes hommes blancs des régions rurales, portant la barbe, une chemise à carreaux et des bottes de travail », se souvient en riant M. Lieffers, expert en aménagement forestier. Il ajoute que les étudiants en foresterie étaient alors très nombreux – jusqu’à 250 par année au premier cycle, en plus d’une cinquantaine aux cycles supérieurs.

Aujourd’hui, selon M. Lieffers, il serait difficile de repérer les futurs forestiers sur le campus. D’une part, ils sont beaucoup moins nombreux : l’effectif du programme a chuté de 80 pour cent en 30 ans, atteignant un creux historique de 40 étudiants au premier cycle en 2008-2009.

D’autre part, la composition du corps étudiant en foresterie a aussi évolué. « Nous comptons désormais plus de femmes, de jeunes des milieux urbains et d’étudiants issus de groupes ethniques divers, surtout d’Asie, précise M. Lieffers. On voit encore des chemises à carreaux, mais la foresterie n’est plus une monoculture. »

Selon lui, la diversité et la lente remontée de l’effectif, jusqu’à 50 étudiants l’an dernier, sont attribuables au nouveau programme d’études et à l’arrivée de passionnantes nouvelles perspectives de carrière non traditionnelles. « Nous tentons de faire valoir que la foresterie ne vise pas seulement à couper des arbres, qu’il s’agit au contraire d’une formation équilibrée, multidisciplinaire et polyvalente aux excellentes perspectives d’emploi, explique M. Lieffers. Le message semble enfin passer: les forestiers sont des spécialistes de l’aménagement du territoire, pas seulement des bûcherons. »

La plupart des doyens et des professeurs en foresterie des six autres universités canadiennes qui offrent le baccalauréat et la maîtrise dans le domaine seraient sans doute d’accord. « La matière enseignée, les cours que suivent nos étudiants et leurs perspectives professionnelles ont beaucoup évolué », affirme John Innes, doyen de la plus grande faculté de foresterie du Canada, celle de l’Université de la Colombie-Britannique (UBC).

Natif de l’Écosse et diplômé de l’Université de Cambridge, M. Innes est un expert de l’aménagement durable des forêts. Il travaillait en Suisse, dans un bureau de recherche en foresterie, lorsqu’a éclaté la crise au sujet de la coupe des cèdres géants de Clayoquot Sound, sur l’île de Vancouver, au milieu des années 1990. Les blocus et les arrestations ont à l’époque fait les manchettes internationales, ternissant l’image de l’industrie forestière canadienne et déclenchant des débats publics, des changements de politiques ainsi que l’interdiction pure et simple de nombreuses pratiques de coupe traditionnelles.

« J’avais vu de mauvaises pratiques d’aménagement du même genre ailleurs dans le monde, se souvient M. Innes. J’ai pensé que si je voulais aider à former les forestiers de l’avenir selon les méthodes modernes, la UBC était l’endroit idéal. »

À son arrivée à Vancouver en 1999, M. Innes a été surpris par les visées traditionnelles et étroites des normes universitaires et des programmes d’études en foresterie au Canada. « Les gens semblaient ignorer ce qui se passait à l’échelle internationale en matière d’ententes d’aménagement durable des forêts et de protection de l’environnement », fait remarquer M. Innes, dont la faculté est l’une des deux seules au Canada à offrir un programme de doctorat en foresterie (avec l’Université de Toronto).

Les cours offerts, ajoute-t-il, « ne correspondaient pas aux nouvelles conceptions de la gestion des ressources et aux compétences dont ont besoin les forestiers modernes pour relever les défis qui se posent sur le terrain ». Par exemple, en 2001, 40 pour cent des étudiants au premier cycle en foresterie à la UBC étaient inscrits en aménagement forestier, un programme qui aborde les notions traditionnelles d’exploitation forestière, de sylviculture et de science du sol. Or, l’industrie cyclique des produits forestiers connaissait à l’époque un déclin monumental.

Sur la côte Ouest, devant la force du dollar canadien et le conflit du bois d’œuvre qui opposait depuis une génération le Canada et les États-Unis (le principal marché d’exportation canadien), des scieries fermaient leurs portes et des mises à pied massives étaient effectuées. La même situation prévalait dans le centre et dans l’est du Canada. La montée des publications Web, combinée à la concurrence des pays des zones tempérées, où les arbres poussent beaucoup plus vite, ont entraîné une importante baisse de la demande de papier journal canadien, une chute des actions des entreprises canadiennes de produits forestiers et la fermeture d’usines de pâtes et papiers.

« Les parents disaient à leurs enfants de ne pas étudier en foresterie, car le secteur était en déclin, dit M. Innes. Mais j’aime bien rappeler aux gens qu’après la tempête vient toujours le beau temps. »

La première éclaircie a eu lieu lors d’un sommet national sur le recrutement en foresterie, tenu à Ottawa en juin 2005. L’événement a réuni des représentants du Conseil canadien des ministres des forêts, de l’Institut forestier du Canada et de l’Association des écoles forestières universitaires du Canada. Cette dernière représente huit facultés de foresterie et fournit une plateforme de coopération et de partage d’information, de contenu de cours et de personnel.

Le sommet a mené à la publication d’un livre blanc, Baisse inquiétante du nombre d’étudiants inscrits aux programmes de foresterie dans les établissements d’enseignement postsecondaire (PDF, en anglais seulement), qui proposait une série de mesures pour enrayer la baisse des inscriptions au Canada. Il appelait à la création d’un partenariat entre les intervenants du milieu de la foresterie, afin de diffuser l’information sur les perspectives de carrière, ainsi qu’à un effort de recrutement commun au sein de l’industrie.

À l’époque, les départements et programmes universitaires de foresterie avaient déjà entamé leurs efforts de diversification, de modernisation et de promotion en réaction à la restructuration radicale de l’industrie. S’il est vrai que les changements faisaient souvent écho à la réalité régionale, tous insistaient cependant sur le rôle crucial des forêts pour l’environnement, l’économie et les collectivités, de même que sur la demande croissante d’experts-forestiers et de spécialistes de l’aménagement des ressources naturelles.

Don Floyd, doyen de la faculté de foresterie et de gestion environnementale de l’Université du Nouveau-Brunswick, souligne que les 400 millions d’hectares de forêt que compte le Canada couvrent 54 pour cent du territoire du pays et représentent 10 pour cent des forêts de la planète, un chiffre ahurissant. L’industrie forestière du Canada génère des retombées annuelles de 23 milliards de dollars, dont près de 9 milliards de dollars en salaires versés aux quelque 200 000 personnes directement employées dans le secteur.

Par ailleurs, les Canadiens sont de plus en plus sensibilisés à la valeur intrinsèque des forêts, ajoute M. Floyd. « Au Nouveau-Brunswick, 60 pour cent de la population tire son eau potable des bassins versants forestiers, souligne-t-il. Qu’on parle de changements climatiques, de protection des stocks de saumon sauvage, de remise en état des zones d’exploitation des sables bitumineux ou de droits fonciers des Autochtones, on revient toujours aux forêts. Selon lui, les forêts prendront de la valeur, non pas à cause des produits forestiers, mais comme ressource gérée. »

Cette évolution ouvrira des perspectives intéressantes pour les diplômés en foresterie, qui seront de plus en plus en demande. « Il y a 25 ans, deux voies s’offraient aux forestiers : travailler pour les gouvernements provinciaux propriétaires de la ressource, ou pour l’industrie des produits forestiers », affirme M. Floyd. À présent, les diplômés travaillent pour « des offices de protection de la nature, des agences de commercialisation, des sociétés-conseils en ressources naturelles, le choix est vaste ».

Le message est transmis aux élèves du secondaire des quatre provinces de l’Atlantique par un recruteur à temps plein ainsi que sur le site Web de la faculté. L’effectif des deux programmes de premier cycle et des six programmes de cycles supérieurs de la faculté a presque doublé depuis 10 ans, atteignant respectivement 160 et 120 étudiants.

D’autres départements et programmes de foresterie ont connu des hausses semblables. À l’Université du Nord de la Colombie-Britannique (UNBC), dans le centre de la province, l’effectif du programme de premier cycle en foresterie remonte lentement, avec environ 50 inscriptions cette année (toujours très en deçà des 150 inscriptions enregistrées au milieu des années 1990).

« Grâce à notre programme de sensibilisation, nous réussissons à faire envisager des études en foresterie aux étudiants en physique et en biologie ainsi qu’aux élèves du secondaire », affirme Kathy Lewis, professeure de science et de gestion des écosystèmes à la UNBC. Comme M. Floyd, elle signale que la sensibilisation de la population à la valeur environnementale, économique et sociale des forêts stimule l’intérêt des étudiants. « La forêt est omniprésente ici. Les gens se souviennent de séjours au chalet sur le bord d’un lac et de promenades en forêt, ils sont donc très à l’aise avec cette idée. J’aimerais avoir davantage d’étudiants, mais je vois l’avenir avec beaucoup d’optimisme. »

Toucher du bois

Plus au sud, le programme de foresterie de la UBC est de loin le plus important du pays, attirant 700 étudiants au premier cycle en 2012-2013 (contre 400 il y a huit ans), en plus de 250 étudiants aux cycles supérieurs. Fait notable, au premier cycle, quatre étudiants sur 10 sont inscrits au programme de conservation des ressources naturelles. Les autres se répartissent également entre le traditionnel programme d’aménagement des ressources forestières, celui de traitement des produits du bois et celui de science forestière.

En outre, le quart des étudiants au premier cycle viennent de l’étranger, surtout de Chine, de Corée et de la côte ouest américaine, qui partage son écosystème avec la Colombie-Britannique. « Ce fut le plus important changement, affirme M. Innes. À mon arrivée à la UBC, il n’y avait qu’un seul étudiant étranger. »

La composition du corps professoral a aussi évolué : seuls quelques-uns des scientifiques de renom parmi les 60 professeurs en foresterie à la UBC sont des forestiers professionnels inscrits. « Les biologistes n’ont pas besoin d’être forestiers », précise M. Innes.

L’intérêt croissant pour les études diverses en foresterie est à l’origine de la nouvelle maîtrise en gestion durable des écosystèmes forestiers qu’offre depuis septembre dernier l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il s’agit du premier programme de foresterie au Canada fondé sur l’apprentissage par problèmes et la vidéoconférence. Il peut accueillir jusqu’à 15 étudiants issus de diverses disciplines scientifiques également répartis entre trois universités de différentes régions du Québec.

« Notre objectif consiste à former des étudiants qui comprennent la forêt et ses liens avec la population, l’économie et l’environnement », explique Christian Messier, professeur de biologie à l’UQAM, créateur et directeur du programme. L’autre visée du programme est d’exposer les étudiants « à différents milieux forestiers et différents partenaires, comme les gouvernements, les entreprises et les organismes non gouvernementaux ».

Selon M. Messier, titulaire d’une chaire de recherche industrielle en foresterie urbaine et en aménagement forestier, le programme répond aux préoccupations de la population au sujet de l’avenir des forêts québécoises. Il ajoute que c’est le peu scientifique documentaire-choc L’Erreur boréale, paru en 1999, qui a exposé les pratiques de gaspillage des entreprises québécoises de produits forestiers, sensibilisant et suscitant la colère. « Cela a eu l’effet d’une bombe, affirme M. Messier. Ce fut le Clayoquot Sound du Québec. »

Le film a mené à une commission parlementaire, puis à l’adoption d’une nouvelle loi sur les forêts, entrée en vigueur le 1er avril 2013, qui prévoit une reprise par le gouvernement du Québec de toutes les concessions détenues par les entreprises forestières de la province. Selon M. Messier, « c’est un changement important qui témoigne d’une nouvelle vision holistique des forêts par la population qui ne les voit plus comme une simple source de bois ».

Cette conception a également poussé la faculté de foresterie et d’environnement forestier de l’Université Lakehead, en 2010, à adopter le nom de « faculté de gestion des ressources naturelles » et à restructurer ses deux programmes de baccalauréat spécialisé.

Selon le doyen de la Faculté de foresterie de l’Université Laval, Robert Beauregard, la tendance vers les programmes non traditionnels de gestion des ressources naturelles et de conservation de la vie sauvage « s’étend à toute l’Amérique du Nord et est là pour de bon ». Il prévoit que l’effectif de sa Faculté atteindra de nouveau 120 étudiants d’ici quelques années, soit quatre fois le nombre actuel et tout près des cohortes records des années 1970.

Les avancées scientifiques en matière de techniques de traitement mènent également à la création de nouveaux produits du bois. « Il y a 30 ans, le concept de bois d’ingénierie était synonyme de pâtes et papiers, affirme M. Innes. Aujourd’hui, tout un éventail de produits sont fabriqués à partir de matériaux comme le bois stratifié croisé ou le bois plaqué, auparavant considérés comme des déchets. » Certains de ces matériaux sont plus résistants que le bois ordinaire, sont plus écologiques et permettent d’accroître la portée des matériaux de construction. Certains de ces matériaux ont été utilisés par exemple pour construire le toit tout en bois de l’anneau olympique de Richmond, en Colombie-Britannique.

Au Québec, la société de produits forestiers Domtar a innové en s’associant aux laboratoires de recherche à but non lucratif de FPInnovations afin de créer des produits de haute technologie à partir de nanocellulose cristalline, extraite des fibres du bois. D’une résistance exceptionnelle semblable à celle du Kevlar, ce nouveau matériau présente un large éventail d’applications possibles, dont les bioplastiques, les matériaux composites à haute résistance, les films protecteurs, les polymères et même les cosmétiques.

« Les dernières années ont été difficiles pour l’industrie de produits forestiers, mais aucune transformation ne peut se faire sans douleur. L’industrie fait toujours partie de la solution, ajoute M. Beauregard. Nous disons à nos étudiants qu’en effet, de nombreuses usines ont fermé, mais beaucoup sont encore ouvertes. Au Canada, 60 000 postes en foresterie devront être pourvus d’ici 10 ans, l’âge médian des 120 000 travailleurs de l’industrie étant de 50 ans. »

Pour leur part, les professeurs en foresterie à l’Université de Toronto espèrent que ce regain d’intérêt pour leur discipline empêchera la fusion de leur faculté vénérable, mais précaire, avec la faculté des arts et des sciences. « Nous nous voyons comme une faculté d’environnement. En fait, nous avons même proposé d’adopter ce nom au début des années 1990 », précise Sandy Smith, professeure et ancienne doyenne de la faculté.

Depuis lors, cependant, la faculté de foresterie peine à préserver son identité professionnelle. Elle compte une centaine d’étudiants aux cycles supérieurs, dont beaucoup mènent des recherches novatrices sur les fibres de bois et la nanotechnologie, mais son programme de premier cycle en conservation a été aboli il y a 15 ans. En 2009, parmi 65 000 élèves du secondaire interrogés en Ontario, seulement six ont dit vouloir choisir la foresterie comme programme d’études. À la suite du sondage, on a procédé à la fusion de la faculté.

« Ce n’est pas étonnant, puisque les habitants du sud de l’Ontario ne voient que les villes et l’agriculture, pas les forêts, affirme Mme Smith. Mais la foresterie urbaine, un concept créé à l’Université de Toronto, est maintenant très importante. Nous espérons donc trouver un moyen de survivre et de continuer à former des chercheurs de premier plan. »

Rédigé par
Mark Cardwell
Journaliste chevronné et auteur, Mark Cardwell est établi dans la région de Québec.
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